« Algérie, mon amour » : Il n’y a pas de révolution politique sans révolution sociale et culturelle
Le film documentaire « Algérie mon amour » de Mustapha Kessous diffusé sur France 5 le mardi 26 mai a suscité une très grande polémique en Algérie. Les commentaires sur les réseaux sociaux que la presse a relayés étaient très hostiles. On a accusé le film d’avoir dénaturé le mouvement populaire algérien, de ne pas avoir représenté l’Algérie et son réalisateur d’être au service de la France.
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Les messages des réseaux sociaux sont très souvent instantanés. Ces nouveaux moyens de communication ont libéré la parole, ce qui est une révolution dans l’histoire de l’humanité. Sauf que la médaille a son revers. L’être humain a perdu l’habitude de prendre le temps de réfléchir et même d’argumenter. À peine voit-on une chose ou lit-on un titre d’un article qu’on court à son clavier. Les intellectuels et les personnalités politiques trouvent eux aussi du plaisir à participer à ce jeu de la rapidité dans la réaction. La maxime « tourne la langue cent fois dans la bouche avant de parler » est très loin derrière nous. L’humanité de demain perdra assurément beaucoup de sa capacité de réflexion et de discernement.
Chaque mot prononcé était intéressant à écouter et à analyser
Pour ma part, le film a réveillé en moi le souvenir de la révolution du 22 février qui nous a fait tant vibrer et m’a fait en même temps découvrir une jeunesse algérienne que j’ai écoutée parler de ses problèmes, de ses espoirs, de ses rêves et soulever des questions concernant notre société. Chaque mot prononcé était intéressant à écouter et à analyser.
Le film aborde la question de l’Algérie sous deux aspects principaux : le premier concerne le problème du pouvoir et de l’exercice de la fonction politique depuis l’indépendance et les causes qui ont poussé le peuple à sortir le 22 février 2019 dans toutes les rues des villes et villages algériens. Le second concerne la société et les aspirations du peuple pour la liberté et le changement. Deux aspects qui sont indissociables dans la lutte pour la réalisation de la nouvelle Algérie.
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Je ne crois pas que les réactions négatives concernent le premier aspect. Le désir de mettre fin au régime en place, la mascarade du cinquième mandat, le pouvoir qui est dans les mains de l’armée, les élections du 12 décembre sont des sujets qui ont alimenté le mouvement de protestation algérien depuis plus d’une année. Même si le documentaire n’a pas pu montrer les 12 mois de révolution, n’a pas abordé toutes les questions, n’a pas donné la parole à tout le monde, il n’a pas dénaturé le mouvement populaire. Tout simplement, il ne pouvait pas aborder toutes les questions et il a fait un choix, le sien, celui de parler aussi de la société. C’est le second aspect du film qui fâche. La raison en est qu’il soulève des questions très sensibles. Les jeunes qui racontent le manque de liberté dans leur société, qui dénoncent le code de la famille, qui soulèvent le problème de la place des femmes dans la société et surtout celui de la sexualité. Le tollé des réactions montre que le réalisateur a bien choisi son sujet, il a su toucher au fond des problèmes enfouis dans toute la société.
L’Algérie ne peut pas sortir de sa crise sans regarder ses problèmes en face
Ces jeunes vivent en Algérie et ils ont exprimé ce qu’ils pensaient de leur société et des problèmes tels qu’ils les vivaient et pensaient. Les Algériens doivent les écouter avec beaucoup d’intérêt et penser à d’autres documentaires pour écouter d’autres voix. L’Algérie ne peut pas sortir de la crise dans laquelle elle se débat depuis l’indépendance, ni soigner ses maux, sans regarder ses problèmes en face, sans les analyser, les discuter et chercher à les expliquer. C’est la première étape pour une réflexion sérieuse sur les solutions à envisager.
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Les raisons qui ont poussé beaucoup à prétendre que le film ne les représentait pas sont les scènes des jeunes qui buvaient et qui dansaient. Devons-nous refuser de parler de meurtre parce que nous n’avons jamais tué, ni de la mer parce que nous ne l’avons jamais vue ? D’autant plus que tout le monde sait qu’en Algérie il y a des femmes et des hommes qui boivent et qui dansent. La manière de danser a peut-être changé, mais les Algériens ont toujours dansé. On peut ne pas aimer le rythme corporel des jeunes dans le documentaire, mais on ne peut pas prétendre que cela ne représente pas la société algérienne, c’est totalement faux. Ces jeunes sont des Algériens vivant en Algérie et danser en secouant la tête se pratique dans certaines régions de ce vaste pays.
La question de la sexualité en est une autre qui a fait réagir les Algériens. Pourtant elle est au fond de tous les problèmes de la société algérienne. Celui de la violence, du pouvoir, de la façon de construire les maisons, du manque de concentration dans le travail, des jeunes qui partent, des femmes qui ont du mal à sortir dans la rue, des divorces et la liste peut être longue. La frustration sexuelle n’est pas le seul problème, mais elle a sa part de responsabilité dans tous les problèmes. En Algérie, bien qu’il suffise de faire quelques pas dehors pour se rendre compte de l’ampleur du problème, aborder la sexualité comme un phénomène social et psychologique demeure tabou. Voilà pourquoi beaucoup se sont précipités à affirmer qu’ils ne sont pas concernés par le problème. Comme s’ils avaient, y compris sur une toile virtuelle, peur du jugement de l’autre et qu’ils avaient besoin de prouver leur innocence devant son regard.
Les Algériens pensent toujours que le combat des femmes n’est ni la préoccupation ni la priorité de l’Algérie
Le code de la famille est un autre sujet que le documentaire a abordé et qui, comme d’habitude, ne passe pas en Algérie. Cela nous rappelle les agressions dont ont toujours été victimes les femmes militantes pour l’égalité homme-femme et la dernière est celle du mois d’avril 2019. Certains ont prétendu que ce n’était pas le moment de dénoncer le code de la famille, car ce serait un obstacle pour la révolution algérienne en marche. C’est la même justification qui revient aujourd’hui : « On n’aime pas le film parce que le mouvement populaire se bat pour des questions plus importantes : la liberté politique, la libération des détenus, la démocratie ». Autrement dit, les Algériens pensent toujours que le combat des femmes, pour qu’elles soient justement traitées dans leur pays et pour que leur dignité soit respectée, n’est pas la préoccupation ni la priorité de l’Algérie. Pourtant la justice et la dignité n’est-ce pas ce que revendique les Algériens ? Le combat des femmes, la moitié du peuple, s’inscrit pleinement dans cette même lutte. Les hommes croient toujours qu’ils peuvent garantir leurs droits de citoyens et leur dignité humaine sans que les femmes n’aient leurs droits de citoyennes et que leur dignité humaine soit respectée et c’est là que réside la tragédie de l’Algérie.
Le poids des traditions pèse encore sur les Algériens
Le documentaire a montré la soif des Algériens pour la liberté, mais il ne s’est pas contenté de la liberté politique. Il a évoqué également celle de la société et de l’individu et là aussi nous avons une piste de compréhension importante. Le poids des traditions pèse encore sur les Algériens et dans leur culture la question de la liberté n’a jamais été sérieusement posée sur le plan philosophique, ni social, ni politique. Elle est encore dans leur conscience synonyme de désobéissance, de débauche et d’incroyance.
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C’est pour la réclamer qu’ils sont pourtant sortis le 22 février. Leur slogan était : « Libérez l’Algérie ». Les réactions négatives que le film a suscitées traduisent le comportement d’un peuple qui ne veut pas entendre parler de liberté en dehors de celle qui lui permet d’exercer le pouvoir. Or, la liberté politique dans son sens réel ne peut exister sans la liberté sociale et individuelle.
Finalement, l’Algérie n’a pas beaucoup changé depuis 1962. Ceux qui ont fait la guerre ne connaissaient pas pour la liberté un autre sens que celui de la libération du colonialisme. Voilà pourquoi, une fois débarrassé du colonialisme, aucune revendication de la liberté n’était acceptée ni par le peuple ni par l’État. Ne connaissant aucune autre liberté, ceux qui ont pris le pouvoir n’avaient rien à offrir au peuple que l’oppression et la dictature.
Toutes ces réactions dévoilent une réalité amère et inquiétante : pour les Algériens aucune autre revendication en dehors de celle qui consiste à changer de régime politique n’est admise. Ils veulent changer le pouvoir en place, mais pas la société. Or, un peuple qui ne peut pas faire sa révolution sociale et culturelle ne peut pas faire sa révolution politique. L’une ne va pas sans l’autre.
Razika Adnani est philosophe et spécialiste des questions liées à l’islam. Elle est membre du Conseil d’Orientation de la Fondation de l’Islam de France, du Conseil Scientifique du CEFR, membre du groupe d’analyse de JFC Conseilet Présidente Fondatrice des Journées Internationales de Philosophie d’Alger. Elle est auteure de plusieurs ouvrages parus chez UPblisher, l’aube… De 2014 à 2016, elle donne un ensemble de conférences sur le thème « Penser l’islam » à l’Université Populaire de Caen de Michel Onfray. De 2015 à 2017, elle contribue aux travaux du séminaire « Laïcité et Fondamentalismes » organisé par le Collège des Bernardins. En 2018 et en 2019, c’est à l’université Permanente de Nantes puis au Centre d’Étude du Fait religieux qu’elle donne deux cycles de conférences l’un sur « La pensée musulmane » et l’autre sur « La réforme de l’islam du XIXe siècle à nos jours ». Razika Adnani collabore à de nombreuses émissions et journaux (Marianne, Figaro, Le Monde, La Croix…).