Les tribus délitées, la geste de la pénétration coloniale
Dernière page repliée. Yeux brouillés de larmes. Mutisme. Un moment d’absence pour une remontée dans le temps qui apporte un surcroît de sens à Novembre 54.
Le propos du roman Débacle de Mohamed Sadoun occupe l’espace des territoires de l’ouest algérien, et particulièrement Sidi Bel Abbes et ses environs. Il débute au temps des premières décennies de la colonisation et s’achève au moment de son implantation totale que figure l’institution de l’état civil pour les populations autochtones ; soit la fin de la cohésion des tribus, de leur organisation sociale et matérielle. Place au spectacle de la déchéance de tout ce qui faisait leur honneur au moment où elles livraient bataille auprès des troupes de l’Emir Abdelkader, concluant des alliances avec différentes autorités religieuses dont la Tijania, pour faire face à l’avancée de l’envahisseur. À armes inégales et nombres disproportionnés, ne reste que la reddition et ses conséquences punitives. Expropriations et paupérisation qui inclinent à l’exode, à l’exil vers le Maroc voisin. Expérience peu fructueuse qui dicte le retour sur la terre ancestrale. Errances strictement pédestres à travers les terres arides et incultes. Hommes, femmes, enfants, nourrissons périssent, victimes de la déshydratation, du choléra.L’hécatombe est œuvre de la faim qui conduit à des comportements dénués d’humanité. Dans le malheur et l’impuissance, la survie tient à l’allégeance contrainte aux nouvelles autorités, aux pénibles travaux de service d’exploitation des champs qui furent jadis leur propriété, pendant que les maîtresses femmes se transforment en domestiques obéissantes,exposées au harcèlement,y compris sexuel, des maîtres-seigneurs jouissant du droit de vie ou de mort sur leur serfs.
C’est cette situation qui jette une fille de tribu, « fille de grande tente » comme on le dirait, dans les bras d’un émigré espagnol. En ménage, elle s’installe à Alger et fonde un foyer. Dans l’espoir d’une parfaite intégration, elle renonce à son patronyme et à sa langue. On croirait que l’amour est venu à son secours. Mais elle est rattrapée par le rappel des origines lorsque son jeune fils lui lance que des Arabes lui ont volé sa canne à pêche. Les cris qu’elle profère alors ne sont que l’expression de sa blessure refoulée. Le soir dans son lit,pour la première fois, elle est prise de convulsions. Ne serait-ce pas là l’aveu de l’inaliénabilité des origines ?
Au fil des pages se produit et se donne à voir la dislocation des tribus dont les membres, en quête de pitance, s’éparpillent à travers villes et villages, si ce n’est quête du père parti, dit-on, vers le Machrek, motif qui conduit à un périple dans les contrées inconnues des pays d’Orient et fini par la mort. Quête du frère dont la disparition demeure énigmatique, ou quête spirituelle confondue avec l’idéal à poursuivre, celui d’instaurer un islam réformiste comme ouverture sur la modernité et dont l’émule se trouve à Fès.
Le roman à forte tonalité historique – Histoire de tout le Maghreb puisqu’on assiste aussi au processus de mise sous protectorat du Maroc et de la Tunisie – se transforme ainsi, progressivement, en une suite de récits biographiques, par entrecroisement d’itinéraires individuels modelés in fine par les stratégies politiques et militaires de l’occupant. Un emboîtement générique qui semble parfaitement traduire la désagrégation de l’organisation ethnographique initiale avec tout ce qu’elle présuppose et induit. Dans la visée de l’occupant, la tribu, en ce qu’elle représente une force de cohésion et de résistance, devait disparaître.
À noter également la position du narrateur qui observe de la distance par rapport à sa relation. Il s’abstient de tout commentaire. Par objectivité et par décence, croyons-nous, envers le destin de chacun des personnages qui tous touchent l’abîme de la déchéance, le narrateur se construit une posture d’historien humaniste.
Débâcle de Mohamed Sadoun qui s’est nourri d’archives, roman d’une lisibilité aisée, ne devrait-il pas figurer parmi les lectures-supports des cours d’Histoire de l’Algérie dans les établissements scolaires ? Le roman a cette vertu de faire entrer dans la chair des faits pour pouvoir les revivre et mieux les comprendre.