De la déconfiture de l’arabisation à la mésaventure de l’anglicisation

 

La langue est un tout petit organe avec de grandes ambitions.

Esope

 

Cela fait quelques décennies que l’arabisation a été menée tambour battant. Faisant dès le départ, de la langue française, un lieu syndromique. Le lieu de tous les symptômes langagiers. Au sens clinique du terme. Après l’arabe c’est le tamazight qui fut consacré nouvelle langue nationale et officielle par la Constitution. Mais voilà qu’une nouvelle aventure linguistique aux accents vaguement anglo-saxons pointe tapageusement du nez. Invitant à tourner lestement le dos tant à l’arabe qu’au tamazight. Celui-ci étant cette langue polynomique qui a pour mission de fédérer l’ensemble des langues de souche ou de matrice amazighe. Si l’objectif linguistique de tamazight demeure quelque peu problématique, tant sur le plan académique que scientifique, puisque tout n’est pas encore réglé en ce qui concerne la graphie, la standardisation, la normativisation ; sa reconnaissance en tant que langue nationale et officielle est en revanche, une avancée importante. Une belle fenêtre sur un paysage linguistique luxuriant. Une brèche officielle, une voie constitutionnelle ouverte pour la réhabilitation de la plurilinguité et la multiculturalité de la société algérienne. Une possible consécration pour ses langues natives ou maternelles. Les langues de ses cultures, de ses sensibilités et de ses quotidiennetés. Bref une belle promesse.

Aujourd’hui seulement deux langues officielles, demain la réhabilitation et la considération pour toutes les langues natives que sont l’algérien, le taqbaylit, le tachawit, le tamzabit, le tachalhit, le targui ainsi que d’autres, qui sont au nombre d’une vingtaine mais qui sont moins connues comme le tasnousit, le taznanit, le tagargrent, le tachinwit, le korandji ou le tamaheq… Et qui font toutes partie du patrimoine linguistique algérien d’une grand densité.

Mais au lieu de songer aux modalités méthodologiques et pratiques de cette réhabilitation linguistique, de ce retour de considération et à la promotion de nos langues nationales maternelles portées par des millions de nos concitoyens, on ouvre une brèche vers l’inconnu. On déroule le tapis pour une langue anglaise censée se substituer à la langue française. Au nom d’une prétendue scientificité, d’une supposée efficacité, ouvrant la porte à une hypothétique modernité.

Alors que les soubassements de l’aventure de l’arabisation de l’enseignement supérieur n’ont pas encore livré tous leurs secrets. Alors que cette désastreuse opération n’a fait l’objet d’aucune synthèse critique sous forme de bilan méthodologique. Et au moment où les difficultés que rencontre la généralisation de l’enseignement de tamazight, puis l’alternative de l’enseignement dans cette langue, deviennent aussi incertaines que lointaines, qu’on choisit de hisser l’emblème de l’Union Jack. Comme un haut drapeau claquant dans le vide, selon le mot de Louis Althusser.

Et c’est précisément au moment où l’arabisation de l’université affiche son indéniable essoufflement, qu’on décide de lui tourner le dos au profit de l’anglais. Le choix de substituer cette langue à la langue arabe pour l’enseignement des disciplines universitaires, est le meilleur aveu d’échec de cette opération désignée euphémiquement comme généralisation de la langue arabe à l’université depuis cinq décennies. C’est également un aveu d’abandon manifeste d’une prise en charge scientifique et académique sérieuse de tamazight pour sa promotion nationale. Un double abandon en fait, au détriment des deux langues reconnues nationales et officielles.

Et c’est face à ces déboires sérieux que connaissent l’arabisation comme la tamazighization, méritant toute l’attention des pouvoirs publics, qu’on décide d’enfourcher une nouvelle monture pour une destination aussi hasardeuse que périlleuse. C’est face à ces langues battant de l’aile, que l’on décide obstinément de recourir à une autre langue ou plus précisément à une « contre langue ». C’est-à-dire une langue pour contrer ou contrecarrer une autre langue. Le remplacement du français par l’anglais. Au nom d’on ne sait quelle universalité. Au nom d’hypothétiques performances scientifiques et d’illusoires prouesses fantasmagoriques. Reconnaissant ainsi  la déroute officielle de l’arabisation, conjuguée à l’impuissance avouée de prendre en charge sérieusement et efficacement l’amazighisation. Lâchant la proie linguistique algérienne pour une ombre chinoise de l’anglicisation.

Ainsi, les ministères de l’Education Nationale et celui de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, sont décidés d’introduire l’enseignement de l’anglais au primaire et d’enseigner dans cette langue des modules à l’université à partir de la rentrée scolaire 2023-2024.

Les deux ministères ont lancé une vaste campagne de recrutement d’enseignants de langue anglaise. Pour être éligible au poste, le candidat doit être titulaire d’une licence de langue et littérature anglaises ou d’un diplôme en traduction de et vers la langue eanglaise. Maigre profil. Diplôme et non aptitude à enseigner des disciplines universitaires en langue anglaise. D’ailleurs ce profil existe-t-il sur le marché de l’emploi algérien ?

Il s’agit dans les deux cas d’enseignants de terminologie anglaise. Rien d’autre. Leur nombre a déjà dépassé les 5 000 en l’espace de quelques mois. Sans la moindre compétence pédagogique.

Ce qui n’est pas sans rappeler le sinistre épisode de l’importation massive de « moniteurs » du Moyen-Orient afin d’arabiser le système éducatif algérien. Un système éducatif farouchement démantelé par une cohorte d’apprentis enseignants, qui avaient pour seule qualification de s’exprimer en arabe. Avec cette décision d’angliciser tout azimut, est-on en train de réitérer ce sinistre épisode dans sa version anglaise sans tirer les conséquences de l’expérience précédente ?

Avec des apprentis enseignants de terminologie anglaise que peut-on bien recevoir comme contenu de savoir ? Quid alors des disciplines des sciences expérimentales, comme la médecine, la pharmacie, la biologie, l’architecture… enseignées en langue française depuis soixante ans ?

Cette nouvelle et brutale orientation de la politique linguistique, qui ignore le sens du mot progression, soulève incontestablement quelques interrogations.  Notamment sur le niveau de préparation du système éducatif algérien, école et université, à intégrer et réussir l’enseignement d’une nouvelle langue aussi étrangère que lointaine. Sans avoir réussi ou parvenu à intégrer des langues moins extérieures, moins étrangères et moins lointaines.

Cette décision d’introduire l’anglais dans le primaire comme à l’université, répond d’abord et fondamentalement au souci de substituer une langue à une autre. Comme ce fut le cas pour la volonté de substituabilité linguistique dénommée arabe-français. Une décision politique de substituabilité qui avait nécessité un long et douloureux processus de double apprentissage linguistique et pédagogique simultané. Un apprentissage de la langue et de contenus de savoir.

De la substituabilité linguistique

L’imposition de l’arabe dit classique comme Surnorme, avait pour fondement la réhabilitation du Paradigme linguistique perdu après le recouvrement de l’indépendance. Mais voilà que ce paradigme, mal retrouvé, venu du Moyen-Orient, est lui-même en train de se perdre, six décennies plus tard, en cédant la place à un autre paradigme qui vient cette fois-ci du Royaume-Uni.

Le premier paradigme linguistique, d’inspiration moyen-orientale, qui écarta d’emblée les langues natives algériennes et la langue française, au profit d’une langue extérieure, inconnue du grand nombre, se présente comme une mission de restauration linguistique, mais également culturelle et morale. Cette mission de restauration linguistique allait configurer le système éducatif algérien en mettant en place les prémisses de son démantèlement. Les enfants nés ou issus des différentes langues natives algériennes, ainsi que du français, sont dès leur scolarisation, tenus à un double apprentissage contraint de langue et de contenus scolaires.

Au lieu de promouvoir, dès l’indépendance, les langues natives algériennes que sont l’algérien et les différentes variétés de souche amazighe, tout en intégrant intelligemment la langue française qui était familière au système éducatif, on recourut d’emblée à une langue extérieure dont il fallait faire l’apprentissage scolaire puis sociétal. D’aucuns soutenaient même, à l’époque, qu’en arabisant les enfants scolarisés, on allait arabiser leur famille et par extension la société entière.

Aucune tentative de valorisation ou de promotion des langues algériennes vers un statut de langues académiques ou d’enseignement, comme ce fut le cas du maltais, du malagassi ou autres, ne fut entreprise.

En soixante ans, la société algérienne n’a exprimé aucune volonté ou désir de parler la langue arabe dite fousha, qui n’est parlée dans aucun pays au monde. Y compris dans les pays qui se disent plus arabes que tous les autres. Une langue sans ancrages sociétaux et aux constructions syntaxiques éloignées aussi bien de l’algérien que des langues de souche amazighe, en a paradoxalement accentué l’extériorité. Et nous connaissons l’importance du désir dans la pratique langagière au point ou Roland Barthes disait, dans le Plaisir du Textela langue est désir. Et la société algérienne a toujours su exprimer, passionnément, les siens.

C’est pour cela que la langue non désirée, va se trouver dans une situation de double extériorité par rapport au système éducatif et par rapport à la société. Dans le premier où l’on distingue jusqu’à présent « la langue de l’école » de « la langue de la maison » et extériorité par rapport à la société qui n’a fourni aucun effort pour l’intérioriser dans sa quotienneté. Se contentant de lui reconnaître son officialité se réduisant elle-même, à sa formalité. Alors qu’en sera-t-il du désir de langue de l’anglais ?

Du renversement du cognitif par l’expressif

L’échec de cette première tentative de ré-expressionalisation du système éducatif et partant, de la société entière, fut d’autant plus patent que le système éducatif se transforma progressivement de lieu d’apprentissage de contenus scolaires en lieu d’apprentissage de moyens de les exprimer. Ou encore de lieu d’apprentissage du savoir en lieu d’apprentissage d’une langue. Ce qui risque de se reproduire avec l’anglais. Cette situation de contrainte linguistique consacre ainsi un renversement du cognitif par l’expressif. Une contrainte linguistique qui condamne les langues maternelles ou natives à demeurer, jusqu’à présent, hors des classes, comme la langue française malgré sa présence et sa prégnance sociale.

L’enfant algérien est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue. Cet apprentissage linguistique a pour finalité l’accès à des contenus de connaissances, sous forme de messages pédagogiques, à l’école comme à l’université. Dans ce cas de figure, la ou les langues maternelles déjà acquises sont en situation de relégation, c’est-à-dire frappées d’inutilité ou de caducité.

Leur minorisation ou leur marginalisation volontairement institutionnelle ou institutionnellement volontaire, crée une situation de double contrainte. La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et par conséquent, le développement de son langage.

Ce qui n’est pas sans conséquence non seulement sur le développement du langage, mais sur l’ensemble de la structuration de l’appareil cognitif de l’apprenant. Nous retrouvons la forme du relativisme linguistique developée par Edward Sapir, selon laquelle les modes de pensée sont dépendants de certaines des caractéristiques du système langagier. Les problèmes multiples que posent cette simultanéité de l’apprentissage, apprentissage de langue(s) et apprentissage de contenus de savoir(s), pousse à se demander dans quelles conditions il s’effectue, dans quels types d’interactions linguistiques et culturelles, il s’accomplit et si réellement il s’accomplit ?

Les langues de l’intelligence sociétale sont ainsi confinées dans l’étouffante exigüité des notions péjoratives telles que darija, âamiya, châabiya, chalha ou ajnabia pour désigner la langue française. On utilise toujours le singulier pour désigner LA langue française (El lougha el ajnabia). Comme si l’anglais, l’espagnol ou l’allemand étaient des langues moins étrangères que le français.

Une langue qui fait partie du tissu plurilinguistique de la société algérienne. Et qu’on décide de remplacer à la hussarde, par la langue anglaise. Alors que la langue française continue d’occuper une place particulière dans la société algérienne : Sans être la langue officielle, elle véhicule l’officialité, sans être la langue officielle d’enseignement, elle demeure la langue de transmission privilégiée du savoir scientifique et sans être la langue d’identité, elle continue à façonner de différentes manières et par plusieurs canaux l’imaginaire culturel collectif algérien.

Les réseaux sociaux s’exprimant en langue algérienne, recourent à la graphie latine et intègrent fréquemment des mots en français. Comme beaucoup de panneaux publicitaires ou des graffitis qui tatouent nos murs. Ce qui reconduit cycliquement le rapport problématique entre langues et cultures dans la société algérienne. Mais c’est irrévocablement autour et dans les langues que se nouent et se dénudent toutes les sensibilités et toutes les émotivités pour exprimer diversement l’une ou l’autre dimension. Comme c’est manifestement le cas de cette décision de substitution linguistique qui dégouline d’émotion.

Les représentations ainsi que les conduites langagières dans la société algérienne, comme dans toute société, présupposent un fond culturel, au sens large du terme. Un fond culturel qui contient et régule les codes et les relations symboliques entre les communautés et les individus. Ces codes et ces relations symboliques se déployant dans les espaces où se déroulent les dynamiques sociétales, où s’identifient les membres de la communauté, où s’interprètent les signes, les indices, les symboles et les actes de paroles, constituant le substrat de l’expression de l’imaginaire linguistique et culturel partagé par l’ensemble des composantes de la société algérienne. Un imaginaire linguistique en actes qui ignore ce que discriminant linguistique veut dire.

Et c’est pour cela que tenter d’éluder la question de la place et de l’importance des langues en usage dans la société algérienne, dont la langue française est partie intégrante, révèle une sérieuse carence de conscience dans cette nouvelle orientation de la politique linguistique. Cette carence persistante autorise le recours constant aux affirmations idéologiques, aux manipulations politiques et bien évidemment, à de monstrueuses fantasmagories linguistiques. Ignorant de toute évidence que dans ce champ historico-culturel occulté, les langues algériennes et leurs rapports spécifiques avec la langue française occupent une place singulière, dynamique et évolutive. Car dans la réalité linguistique algérienne en mouvement, la place de la langue française réapparaît alternativement en se rechargeant de contenus, de significations ou de symboles, en fonction des conjonctures, des intérêts ou des enjeux. Une langue française algérienne qui est chaque fois le vis-à-vis privilégié et indiqué, de tout paradigme linguistique passé ou à venir. Après l’arabe, le paradigme anglais. En attendant le prochain qui viendra le démanteler à corps et à cris.

C’est pour cela qu’il est de l’ordre de l’urgence de reconsidérer sereinement le traitement qui a été réservé politiquement à la place et à l’importance des langues  algériennes, y compris le français, dans le processus de refondation linguistique. Toutes les langues, sans exception, ont leur place dans ce processus de refondation linguistique qui veut prendre, à présent, un accent approximativement anglo-saxon.

Il s’agit de procéder ensuite, à un bilan, sans la moindre complaisance, sur les ratages et les ravages du premier, le processus de substituabilité linguistique arabe-français, engendrant la contrainte du double apprentissage de langue et de savoir, au détriment de l’acquisition, c’est-à-dire l’intériorisation de contenus scolaires dans une langue qui reste elle-même à acquérir. Et qu’on veut réitérer avec une nouvelle langue et de nouvelles contraintes. Tant sur le plan éducatif que sociétal.

Comme dans le précédent, ce nouveau processus contraint de double apprentissage par l’anglais induit un renversement des rigueurs de la cognition par les besoins d’accommodation de l’expression. En d’autres termes, le souci de nommer prend le pas ou prime, sur l’exigence de comprendre. Un piège épistémologique bien mis en exergue par les travaux de l’épistémologie génétique.

Et afin d’éviter de s’y engouffrer profondément, il est impératif de percer le sens des enjeux réels, les raisons et les soubassements des motivations, avouées ou non, de cette nouvelle volonté entêtée de remplacer une langue par une autre. Faire la part du sensé et de l’insensé. Sans faire l’économie de l’incontournable effort intellectuel, consistant à tirer les principales leçons de la première tentative de substitution linguistique, tout en mesurant, avec raison, tous les aléas voire les périls de la seconde. Une nouvelle tentation de d’engloutir dans l’unicisme une société algérienne qui n’arrête pas de cultiver son pluralisme.

One thought on “De la déconfiture de l’arabisation à la mésaventure de l’anglicisation

  1. On ne peut mieux dire ! Sans étude approfondie, on ne peut entreprendre une telle démarche (anglicisation) sans prévoir et mesurer les conséquences tant linguistiques qu’idéologiques ! Veut-on que l’Algérien moyen, à défaut d’avoir adopté l’idéologie wahhabite ou bahthiste ,se tourne vers le pragmatisme américain ou le conformisme américain et lâcher le rationalisme français ? Car le véhicule linguistique n’est pas neutre !
    Le fait de mettre des écriteaux en arabe et anglais (à la place du français) au niveau de nos mairies, ministères, commissariats, plages, universités, …va t il façonner un Algérien « nouveau » plus apte à comprendre le monde actuel ? Sera t il plus intelligent, plus travailleur ?
    Même en admettant qu’il faille se libérer du neo- colonialisme culturel français, il s’agit de se fixer une feuille de route à long terme avec ses étapes : il faut d’abord former suffisamment de prof d’anglais surtout dans les écoles normales et les écoles normales supérieures,
    doubler les horaires d’anglais dans les écoles et lycées,
    élaborer les fiches pédagogiques et les livres support
    augmenter d’une manière substantielle les programmes TV en anglais
    prévoir des manifestations artistiques et culturelles d’obédience anglaise
    favoriser l’envoi de groupes de jeunes (à l’image de l’ancienne UNJA) pour de courts séjours dans les pays anglo-saxons
    favoriser également la réception de camps de jeunes anglo-saxons chez nous
    favoriser la diffusion des œuvres scientifiques, philosophiques, culturelles (romans, poésies, théâtres) musicales etc…
    C’est tout un travail à entreprendre avant de lancer le pays dans une aventure !
    Oui pour orienter nos jeunes vers l’anglais mais dans un cadre bien défini.

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