Quand l’Algérie accueillait la misère des paysans espagnols

La « harga » est un phénomène de société, qui touche toute la jeunesse algérienne, un fléau qu’on essaie timidement de combattre, qui tue des centaines de femmes et d’hommes, et aussi des enfants qui traversent la méditerranée au péril de leur vie dans des embarcations de fortune.
Et pourtant… Ça n’a pas toujours été le cas.
Il fut un temps pourtant où les migrations se faisaient dans le sens inverse: nord/sud, d’Alicante et sa région vers Oran et l’Oranie.
En effet, c’est avec la colonisation française que commença l’installation de colons sur les terres algériennes en 1830. Ce furent les militaires français qui dirigèrent bien évidemment la première phase de colonisation européenne en Algérie.
Et c’est à partir des Iles Baléares que commencèrent les premiers flux espagnols vers l’Algérie. Entre 1830 et 1840, de nombreux habitants des Baléares ou Mahons s’installent à Alger et aux alentours, et avec l’appui des français obtiennent des possessions agricoles dans les plaines de l’Algérois.
Dans l’oranie commencent à arriver des immigrants provenant d’autres régions d’Espagne. Ce fut une étape de colonisation libre et toujours sous la direction des militaires qui dura jusqu’en 1837. Il s’agit là d’un mouvement de colonisation limité d’abord à Oran. Entre 1837 et 1846 se développe une colonisation officielle civile qui déborde les limites des villes d’Alger ou d’Oran. Il se crée donc des petits bourgs autour des réduits militaires. C’est de cette époque que datent des colonies agricoles comme Misserghin, près d’Oran ou Mazagran, près de Mostaganem.
Il faut cependant signaler que l’abandon d’Oran en 1791 n’entraîna pas systématiquement la fin de la présence de l’élément espagnol sur ces terres. Les conflits agricoles et le manque de stabilité sociale que vivaient les campagnes andalouses et levantines firent que l’émigration vers le Maghreb devint une porte de sortie économique pour une population étranglée par la misère des campagnes.
Le prolétariat commence à croître en Espagne vers la moitié du XIXème siècle. La misère, le chômage poussent alors l’espagnol à s’expatrier vers cette France qui est en train de construire une colonie en Afrique du Nord. Christian Flores nous dit : « les politiques en fuite y voient une terre d’exil facile d’accès, les autres, à n’en point douter nourrissent intimement le rêve d’y faire fortune emboîtant ainsi le pas à leurs aînés, les « indianos » revenus riches des territoires américains ».
C’est dans son incontournable ouvrage « Los españoles en la Argelia francesa » que Juan Bautista Vilar explique que l’émigration espagnole vers l’Algérie se caractérisa en premier lieu par sa temporalité. Elle fut, pour reprendre le terme, de type hirondelle (golondrina). Le journalier partait après les semailles et retournait en Espagne pour les moissons. Cependant certains employés temporaires finissaient par s’installer en Algérie et y amenaient leur famille.
La communauté espagnole fut la plus nombreuse des colonies en terre algérienne dès les premières années de la conquête.
La presque totalité des immigrants espagnols étaient issus du Levant, des Baléares et plus spécialement des provinces d’Alicante, Murcie et Alméria ainsi que d’autres régions d’Andalousie.
Les travailleurs agricoles furent, tout au long de l’histoire de l’émigration espagnole vers l’Algérie, les protagonistes principaux de ce courant. Il semblerait que l’une des raisons principales de cet exode vers les terres maghrébines fut la longue sécheresse qui dévasta les champs du Levant et du Sud-est de la Péninsule dans les années 1840. Au début de la colonisation, leur travail consista en la préparation des terrains incultes afin de les mettre en condition d’être cultivés.
J.J. Jordi, dans « Les espagnols en oranie 1830-1914. Histoire d’une migration », nous rappelle que si entre 1830 et 1860, la migration espagnole vers l’oranie reste un phénomène individualisé qui ne représente qu’un faible pourcentage sur le total de la migration espagnole, dès 1860, elle devient un véritable phénomène de masse. Il ajoute que l’âge d’or de la migration espagnole vers l’Algérie se situe dans les années 1870-1890. Les chiffres avancés par cet auteur pour l’année 1891 sont 67.000 français  pour 102.453 espagnols, 2000 juifs, 4000 italiens et 1500 allemands en oranie.
Ce sont là des statistiques qui concordent plus ou moins avec ceux de José Fermín Bonmatí dans « Españoles en el Magreb, S.XIX y XX », qui parle de près de 95.000 espagnols vers 1877.
Jordi distingue trois phases migratoires dans l’histoire des migrations espagnoles vers l’Oranie :
1830-1856 : l’ère des aventuriers et des pionniers.
1857-1899 : les défricheurs.
1900-1920 : les naturalisés.
En ce qui concerne la législation, l’entrée et le statut des espagnols en territoire algérien étaient légiférés par la convention franco-espagnole du 7 janvier 1862 qui incluait un chapitre sur les questions algériennes, nous rapporte Juan Bautista Vilar.
L’un des éléments qui accentua ce phénomène et permit les déplacements entre les deux rives de la Méditerranée fut le ferry. En effet, vers la moitié du XIXème siècle, sont inaugurées de nombreuses lignes de ferry entre les côtes levantines et Oran. Marseille-Oran, avec escale à Barcelone, Valence, Alicante et Carthagène en 1857 ; Oran-Carthagène 6 fois par mois à partir de 1869, etc.
Ces compagnies qui proliféreront rapidement, permettront les déplacements constants et réguliers entre la France, l’Espagne et l’Algérie et sont, de nos jours la source la plus fiable (avec les données consulaires) lorsqu’il s’agit de recenser les entrées et sorties des ressortissants espagnols et de disposer donc de statistiques fiables et précises.
Ces mêmes statistiques nous montrent que les espagnols prédominent sur les autres européens résidant dans le département d’Oran et dépassent parfois le nombre des français : en 1839, par exemple, des 5000 européens vivant à Oran, 2300 étaient espagnols ; une dizaine d’années plus tard, au 31 mars 1850, on recense à Oran 16184 français pour 17167 espagnols.
Nous avons déjà signalé que si les français préféraient s’installer dans des centres urbains, choisissant les meilleures terres, l’espagnol, lui, devra accepter ce qui reste et mettra en valeur des terrains et des fermes dans des conditions souvent terribles. Les régions de Mostaganem ou du Bas-Chelif par exemple, se convertiront en de prospères centres agricoles grâce aux efforts des colons issus d’Alicante ou de Murcie.
Si à l’origine, la participation espagnole était circonscrite aux travaux agricoles, elle ne tardera pas à s’implanter dans les villes ou des artisans, des commerçants, manoeuvres et même des hommes d’affaires seront espagnols. Il faut également souligner l’élément marin qui sera une composante prédominante chez la population espagnole de l’oranie. Juan Baustita Vilar nous signale que déjà vers la moitié du XIXème siècle, un grand nombre d’espagnols travaillaient comme pêcheurs au niveau du port de Mers-el-Kébir.
Le village de Saint-Cloud par exemple, aujourd’hui Gdyel, à une vingtaine de kilomètres d’Oran sur la route de Mostaganem, est né à partir d’une auberge fondée en 1846 par un transporteur espagnol propriétaire d’une société de transport entre Oran et Arzew.
Le fait est que, de simples ouvriers agricoles, les espagnols devinrent rapidement propriétaires grâce à leur sérieux, leur sens de l’économie et surtout après avoir accédé à la nationalité française que leur donna la fameuse loi de Naturalisation de 1889.
C’est à partir de cette date que se crée le creuset algérien qui forge une  nouvelle population maghrébo-européenne fondée sur les différents apports méditerranéens des français, des espagnols et des italiens-maltais. Ce seront les « pieds-noirs » de la moitié du XXème siècle dont la verve et le parler seront peints par Musette et les différentes péripéties de son héros Cagayous en 1948. (Voir aussi l’ouvrage « Le Français d’Afrique du Nord: étude linguistique » d’André Lanly).
Oran offrira à cette époque l’aspect d’une ville espagnole de province comme nous le signale Juan Bautista Vilar : des rues et même des quartiers complètement espagnols. « Il n’est pas rare qu’à l’intérieur des terres le voyageur puisse traverser des contrées entières ou passer par des côtes où l’on n’entend parler que l’espagnol », remarquera le Consul espagnol d’Oran en 1868 dans une correspondance citée par Juan Bautista Vilar.
Ces espagnols conservèrent leurs coutumes, leurs recettes, leur mode de vie. Ils renforcèrent le sens de la collectivité hispanique, favorisée par le contact avec la terre d’origine. Ils développèrent également la prédominance linguistique des langues d’Espagne (espagnol, valencien, catalan) qui se parlaient dans les maisons, dans la rue et qui étaient ceux des loisirs.
Ce panachage linguistique donnera naissance au « sabir » ou « pataouête » qui n’est que la conséquence de la perte de la « pureté » linguistique des langues utilisées et qui sera constitué de termes et de locutions arabes, valenciens, castillans et français, avec même parfois des emprunts italiens, maltais ou turcs. (Pareil par ailleurs à la « lingua franca » du XVI et XVII ème siècles).
Nous ne cesserons jamais de le dire ; les espagnols ramenèrent en Algérie leurs traditions, leur religion, les mêmes loisirs dont ils jouissaient en Espagne : les jeux de hasard, les corridas (les arènes d’Oran sont encore conservées de nos jours), les danses, etc. tout cela véhiculé par l’espagnol, une langue qui a perduré jusqu’à aujourd’hui dans les conversations oranaises.

5 thoughts on “Quand l’Algérie accueillait la misère des paysans espagnols

  1. Fils de Pied-Noir, quelque peu en quête de mes origines, je me suis délecté de votre article factuel, synthétique et bien écrit.
    Chokrane lak ya Sidi

  2. Merci pour cet article qui m’aide à comprendre pourquoi mes ancêtres espagnols ont migré en Algérie ! L’ histoire est fascinante !

    1. Bonjour Anna
      Si vous etes interèssé par l »histoire d’ Algerie et spécialement par l’histoire d’ Alger concernant l’époque coloniale française ou si vous avez des questions concernant cette époque vous pouvez me contacté pour vous donner plus de renseignements sur ce sujet .

  3. Pour les Espagnols, aller en Algérie française, c’était aller à ELDORADO. L’Espagne, après la mort de Ferdinand VII, commença une guerre civile, la guerre carliste, qui, avec la sécheresse, poussa des milliers d’Espagnols à l’exil vers l’Amérique, la France et lAlgèrie Française . En Algérie, où ils travaillaient, ils gagnaient plus d’argent qu’en Espagne et commençaient à appeler leurs proches pour s’installer définitivement . Oran et sa région étaient les favoris et après l’octroi de la nationalité française, beaucoup d’entre eux ont commencé à être des hommes d’affaires et à gravir socialement. Les Espagnols, ainsi que la majorité des pieds noirs, avaient de très bonnes relations avec les arabes et les juifs. J’espère qu’un jour, dans l’Algérie d’aujourd’hui, sera connue la vérité sur ces bonnes relations entre musulmans, juifs et chrétiens que la guerre a détruites seulement pour voir comment les pieds noirs ont quitté pour toujours leur Algérie bien-aimée, une tragédie inoubliable.

  4. Un article bouleversant qui mérite d’être lu. C’est en m’installant à Nador (Maroc) que j’ai su pourquoi les bars oranais offraient les tapitas avec de la bière car c’est une tradition andalouse (espagnole)

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