« Ce qui oppose science et religion, c’est ce qui oppose le doute et la certitude » (Faouzia Charfi, physicienne)
Dans cette interview, Faouzia Charfi, physicienne tunisienne et auteure de plusieurs livres dont La science voilée (Ed. Odile Jacob), un livre traitant du rapport entre science et religion, revient sur la réfutation de l’évolution biologique par les religions et remonte la genèse de ce conflit. Regrettant la convocation de la religion pour lutter contre le coronavirus qui secoue le monde depuis des semaines, elle affirme que « la science doit être autonome et libérée de toutes les contraintes pour pouvoir avancer ». « Les théories scientifiques se distinguent des dogmes religieux par leur fragilité, leur capacité à évoluer », rappelle-t-elle.
Une crise sanitaire inédite secoue le monde entier. Une opinion, largement relayée par les médias dans beaucoup de pays musulmans, donne à penser que le coronavirus est une punition divine pour ‘humanité et préconise « le retour à la religion » comme moyen de combattre cette pandémie. Pourquoi selon vous la majorité des musulmans fait davantage confiance à la religion qu’à la science ?
Le monde entier est secoué par la pandémie du coronavirus et toute la communauté scientifique est mobilisée sur l’étude de ce virus, la recherche des traitements les plus adéquats, des vaccins. Et les fondamentalistes religieux de tout bord se retrouvent dans une alliance paradoxale contre le confinement, comme ils se retrouvent dans leur réfutation de l’évolution biologique. Ils ne sont pas majoritaires mais leur nocivité est considérable, s’attaquant aussi aux enfants en voulant formater leurs esprits dans leur vision de la religion, s’attaquant à la fragilité de certains dans cette période d’incertitude, où la maladie s’étend dangereusement. C’est cette fragilité qui peut amener certains à se détourner de ce que propose la science qui ne propose pas de certitude, à lui préférer le discours des prédicateurs. Hélas, l’histoire montre la force des idéologies, qu’elles soient d’ordre religieux ou politique. Comment y faire face ? Par la culture des libertés et par l’éducation, un long et difficile chemin.
Dans votre livre La science voilée, vous dites que l’astronomie a pris une place particulière dans l’histoire des sciences. Pourquoi ? Est-ce parce que, comme la religion, elle fait tourner le regard de l’Homme vers le ciel?
L’Homme s’est toujours intéressé aux phénomènes célestes entourés de tant de mystères et réglant sa vie quotidienne. Les astres l’éclairent, certains errent dans le ciel et suscitent sa curiosité. Le rythme des jours et des nuits, l’alternance des saisons le conduisent à maîtriser la mesure du temps. Les rites dans toutes les religions sont associés aux mouvements cycliques des astres et la position du Soleil dans le ciel qui règlent les prières des croyants musulmans. Nombreux sont les textes sacrés qui se réfèrent à la beauté de l’univers sans être pour autant une proposition d’explication des phénomènes de la nature. Pendant longtemps, l’astronomie satisfaisait les besoins d’ordre pratique, social ou religieux. Ainsi la détermination des calendriers, des heures et des problèmes liés au positionnement pour les longs voyages sur terre ou sur mer ont relevé du travail des astronomes. Un travail qui se plaçait aussi bien sur le plan théorique que sur le plan instrumental et qui ne répondait pas seulement à un besoin religieux. Les savants des terres d’islam avaient adopté le système de Ptolémée, plaçant la Terre au centre de l’univers, immobile, autour de laquelle tournaient de manière circulaire et uniforme, le Soleil et la Lune, et se mouvaient les cinq planètes visibles à l’œil nu. C’était la représentation du monde qui dominait depuis le milieu du 2e siècle de notre ère malgré les doutes et les analyses critiques qu’elle suscitait. On peut citer celle du savant du 10e -11e siècle, Ibn al Haytham, et évoquer les interrogations de son contemporain, al-Biruni, sur les mouvements possibles de la Terre. Pendant sept siècles, dans les terres d’islam, des savants se sont penchés sur l’étude des phénomènes naturels, mettant à profit leur grande culture et exerçant leur intelligence pour appréhender de nouveaux champs d’étude, laissant un précieux héritage scientifique pour l’humanité.
En Occident, la science a pris ses distances par rapport à la religion depuis les découvertes de Pierre Simon Laplace. Depuis, cette distance ne fait que s’accroitre et se confirmer. Dans nos pays, c’est la thèse contraire qui domine. Selon vous, y a-t-il contradiction entre science et religion ?
C’est dans le monde latin qu’est réalisée la première grande révolution scientifique, la première grande rupture, au milieu du 16e siècle. Copernic fait sauter le verrou du géocentrisme et libère l’astronomie de l’obstacle majeur d’une vision du monde centrée sur la Terre.
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La conception traditionnelle qui plaçait la Terre au centre du monde, est remise en cause. Copernic banalise la Terre, la réduit à un astre errant au même titre que les autres planètes, il banalise également la position de l’Homme, créature divine, dans l’Univers. Dans cette nouvelle conception de l’ordre de la nature, la compréhension de l’Univers s’émancipe du référent religieux. C’est pourquoi la hiérarchie catholique s’y est opposée. Dans cette émancipation de la science par rapport à l’explication du monde liée aux textes sacrés, rappelons le combat du copernicien Giordano Bruno, convaincu d’un univers riche d’une pluralité de mondes planétaires, brûlé vif à Rome en 1600. La suite de cette remise en cause de la représentation de l’univers, a lieu au cours du 17e siècle, avec Galilée qui complète cette révolution conceptuelle par une révolution de l’observation du ciel et Kepler qui détruit les orbites circulaires pour établir les lois des trajectoires elliptiques des astres du système solaire dont la Terre. La science continue son chemin, elle prend ses distances par rapport à la théologie et avec Laplace, l’hypothèse de Dieu n’est plus nécessaire pour la stabilité des systèmes cosmiques. Depuis, elle n’a pas quitté les lieux où elle s’est libérée du dogme. D’autres révolutions scientifiques ont changé le monde, celle des deux relativités restreinte et générale, celle de la physique quantique, et plus récemment la révolution numérique.
Quant au monde musulman, il n’a pas été fidèle à tous les savants qui s’y sont distingués. Il n’a pas poursuivi son aventure de la connaissance scientifique et, de plus, il a laissé de côté son héritage intellectuel, qu’il s’agisse de sa science et ce qu’elle a mis en œuvre comme rationalité pour réactiver et transformer la pensée antique, qu’il s’agisse aussi de sa philosophie.
La science doit être autonome et libérée de toutes les contraintes. C’est ainsi qu’elle peut avancer. Elle ne propose pas une Vérité, mais des vérités provisoires, successives. Pour reprendre l’expression du neurobiologiste Alain Prochiantz, le discours scientifique n’a rien à voir avec celui des « ayatollahs, rabbins, curés,… », et les théories scientifiques se distinguent des dogmes religieux par leur fragilité, leur capacité à évoluer. Ce qui oppose science et religion, c’est ce qui oppose le doute et la certitude, avec la précision que l’opposition ne concerne pas la foi, un chemin personnel vers la spiritualité.
Beaucoup de théologiens musulmans utilisent la science abusivement pour renforcer le rapport des croyants à la religion et utilisent la religion pour combattre la science. Dans votre livre, vous évoquez le cas Ibn Maarouf, qui était directeur de l’observatoire d’astronomie d’Istanbul. Il a vu dans une comète « un signe positif » et a annoncé, suite à cela, la victoire au sultan Mouad VI. Ce détournement de la science ne marque-t-il pas un tournant décisif dans la relation du monde dit « musulman » avec la science ?
Oui, le passage de la comète en 1577 dans le ciel boréal marque le moment du croisement de deux chemins inversés entre le monde musulman et le monde chrétien. L’observatoire d’Istanbul, équipé des instruments les plus perfectionnés de l’époque, est détruit par le sultan Mourad III, à cause de la prédiction erronée de son astronome mais aussi sous la pression des forces conservatrices. Le même niveau technique équipait l’observatoire danois du célèbre astronome Tycho Brahe qui franchit un pas dans la compréhension des comètes, jusque-là mystérieuses et inquiétantes, réduites à de simples objets célestes en orbite autour du Soleil. Les données de Tycho Brahe vont plus tard servir à Kepler pour les trajectoires elliptiques et à Newton qui leur donnera un sens avec la gravitation universelle. Le fossé se creuse entre les pays d’islam et les pays d’Europe où se déploie la science moderne avec sa méthodologie, sa cohérence et sa mathématisation.
La prise de conscience du retard accumulé dans les pays d’islam a lieu au 19e siècle, le siècle de la renaissance musulmane marqué par des réformes politiques et par le mouvement de réforme de l’islam, l’islah. Mais cet élan n’a pas suffi à libérer les sociétés musulmanes d’une conception étriquée par rapport au savoir. Depuis le début du 20e siècle, deux courants s’opposent, celui de la rationalité, de l’autonomie de la pensée, enrichi du patrimoine culturel universel, face à celui qui ne peut concevoir les systèmes politique et juridique en dehors des règles islamiques et le savoir en dehors de la vérité de la Révélation. Ce deuxième courant est à l’origine de ce que j’appelle le tourbillon des coïncidences proposées pour faire concorder à posteriori les découvertes scientifiques – le big bang, les trous noirs, l’antimatière… – avec le texte coranique. C’est un double dévoiement qui désacralise le Coran et sacralise la science, la « coranise ». Ce que certains proposent comme le « miracles scientifiques » du Texte ne sont que des bouts de science assimilés à des vérités éternelles.
Les sciences humaines est sociales sont négligées et leur enseignement est souvent soumis à des pressions et des contrôles permanents dans les pays musulmans. Parallèlement, on observe que la majorité des leaders islamistes (C’est le cas des cadres du FIS et de Rachad en Algérie) sont des scientifiques (Sciences dures), parfois de très haut niveau. Comment expliquez-vous cela ?
Effectivement, il est frappant de constater que la majorité des islamistes sont des « scientifiques », je dirais plutôt de formation scientifique. Car ils sont pour beaucoup ingénieurs, c’est-à-dire plus dans les applications de la science, dans la technologie que dans la recherche scientifique dont j’ai évoqué quelques aspects, cohérence, rigueur, autonomie de la pensée. Les ingénieurs sont plus utilisateurs des résultats de la science que créateurs, ce qui n’empêchent pas certains de se distinguer par leur travail et par leur grande culture ! Et l’on ne peut que regretter que les sciences humaines et la philosophie soient délaissées dans nos pays. Car, les sciences humaines, la philosophie et la littérature permettent d’avoir une vue globale des problèmes, dans le temps, à travers l’histoire des idées, et dans l’espace, à travers l’étude comparative des différentes civilisations. Ces disciplines favorisent une certaine ouverture d’esprit, c’est pourquoi certains courants les considèrent dangereuses. Mais l’enseignement des sciences devraient assurer la même ouverture d’esprit, à condition qu’elles soient bien enseignées et qu’on ne les ampute pas de leurs fondements au point de les réduire à la technique. Il gagnerait beaucoup s’il était complété par l’histoire des sciences, une discipline qui réunit l’humanité dans sa quête de connaissances.
Il faudra reconnaitre le travail qu’elle a fait pour moderniser l’université tunisienne … TOUTEFOIS, il ya des erreurs factuelles dans ses écrits ( et interviews)…1) le premier est ce marron journalistique d’une élite scientifique chez les islamistes qui vient sans doute du mauvais travail méthodologique de Gille Keppel dans la Mort de Dieu: la majorité des dirigeants du FILS mais aussi du Hamas de Nahnah ne sont les des ingénieurs mais plutôt des SHS et littérature…2) Il est étonnant , bien qu’elle fut femme du grand juriste et réformateur Charfi qu’elle n’ait pas cité l’Ingénieur Shahrour sans doute celui qui a propose la lecture la plus moderne la plus « osée » du Coran. 3) Il est étonnant qu’elle ait parlé de l’évolutionnisme, qui connait les même critique aussi chez d’autres monothéiste, mais ne cite pas un collègue physicien come elle mais algérien et fils des oulémas dont les ouvrages de Nidal Guessoum Les questions qui fâchent, Islam,big bang et Darwin…etc.
Seconde critique…Les arabe-musulmans situent souvent le 15 siècle comme le siècle de la décadence à cause de la chute de Grenade ( et donc des sciences , de la philosophie..) MAIS ce n ‘est pas le cas dans l’ensemble des peuples musulmans non-arabes..c’est une lecture arabe centrée…Car c’est bien en 1453 que les Turcs ont prit Constantinople et développé leurs empire jusqu’au 19 siècle!!!..La meêm évolution et détachement des musulmans asiatique ( Indonésie, Malaisie , Inde puis Perse en 1979.) par rapport aux arabes…..
Dernière critique: Sur le fond la philosophie d’IBN Rochd antérieur à Copernic était déjà clair sur la vérité. et l’autonomie de l’une ( scientifique) et de l’autre ( religieuse) .. relire les travaux du marocain Mohamed Abed El-Jabiri ou du Professeur philosophe marocain Ali Benmakhlouf !