Le monde en crise vu par Omar Aktouf: lire « La stratégie de l’autruche » aujourd’hui
La parution en 2002 du livre La stratégie de l’autruche. Post-mondialisation, management et rationalité économique d’Omar Aktouf a été « un événement majeur » comme l’écrit Federico Mayor Zaragoza, homme politique espagnol et ancien Président de l’UNESCO, dans sa préface au livre. Traduit dans plusieurs pays, il ne sera publié en Algérie qu’en 2013, à l’initiative des éditions Arak. Ce livre, d’une étourdissante lucidité, a vu la crise économique, sociale et écologique que vit le monde actuellement alors qu’elle ne faisait que pointer son nez. « La pensée ultralibérale a eu des effets dévastateurs sur la planète entière : en plus des crises à répétitions avec leurs lots de détresse humaine, son impact sur l’environnement continue d’être une menace pour la continuité de la vie sur la planète. Avant que ces phénomènes ne deviennent visibles pour le commun des mortels, Aktouf les a perçus, avec quelques rares autres penseurs, dès leurs premiers balbutiement », écrit l’économiste Abdelhak Lamiri dans sa préface à l’édition algérienne du livre dont la lecture, selon lui, « nous éviterait bien des déboires ».
En effet, La stratégie de l’autruche, une livre d’une brûlante actualité compte tenu des questions de survie de l’humanité soulevées par la pandémie du coronavirus, montre la face cachée du monde d’aujourd’hui que « la financiarisation » à outrance de l’économie est en train de détruire sournoisement. Dans ce livre, en se basant sur des analyses très rigoureuses et une relecture encyclopédique et radicale des idées qui fondent l’économie et la gestion, Omar Aktouf s’insurge contre l’utilisation des sciences et des technologies contre les intérêts de la majorité en les assujettissant aux logiques perverses et mortelles de la finance.
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De prime abord, il fait un constat d’échec de toutes les philosophies ayant dicté les choix économiques du monde qui, très souvent, sont présentés par leurs promoteurs comme des réussites absolues. Pour lui, l’échec de la révolution industrielle, de l’automatisation et de mondialisation est une évidence car tous leurs objectifs proclamés de l’ultralibéralisme, à savoir l’épanouissement social et le bonheur, ne sont pas atteints et que, au contraire, les injustices sociales croissent à vue d’œil et la « paupérisation absolue » se répand partout dans le monde, y compris dans les pays riches et développés. Cette situation alarmante a d’ailleurs fait l’objet d’un livre monumental du sociologue anglais Guy Standing : The Precariat. The new dangerous class (Le précariat. Les dangers d’une nouvelle classe). Ce livre, qualifié par Noam Chmosky de « très important », aborde la question de la précarité qui caractérise une bonne partie des emplois, notamment en Grande Bretagne, l’un des pays les plus puissants au monde, en alertant sur les périls que peut générer une situation à cheval entre « le salariat et le prolétariat ».
Ensuite, battant en brèche la notion d’ « homo oeconomicus » chère aux néolibéraux qui considèrent que le salut de l’humanité réside dans la poursuite de l’enrichissement personnel à l’infini et de la croissance, il démontre comment cette tendance à la croissance et l’enrichissement infinis est tout simplement impossible car, rappelle-t-il, les ressources qu’il y a sur Terre sont, elles, limitées. En s‘appuyant sur une analyse thermodynamique de l’économie, Omar Aktouf, contrairement à ce qui est prêché, estime qu’il « existe des limites au progrès matériel souhaité par l’homme et ces limites sont en premier lieu matériel-physique ». Il dénonce la logique néolibérale qui prône la croissance et l’enrichissement infinis non pas seulement pour les préjudices moraux ou économiques qu’ils peuvent impliquer à plus ou moins court et moyen termes, mais également pour le danger qu’ils portent en eux et qui menacent, à long terme, à la fois la survie du système capitaliste et du monde. « La croissance ne saurait être infinie du simple fait que les ressources, elles, ne le sont pas. Notre capacité d’extraire les ressources nécessaires à cette croissance et d’ailleurs déjà en train d’atteindre ses limites. Il n’est qu’à voir les atteintes de plus en plus irréversibles portées à l’environnement, l’état de délabrement de continents ou de sous-continents comme l’Afrique, l’Amérique Latine, l’Inde, le Nord-est de l’Europe, la Russie, l’augmentation incessante de la misère dans les pays riches… » écrit-il.
En effet, les déséquilibres
flagrants dans l’écosystème économique mondial, les catastrophes écologiques
qui pointent à l’horizon à cause des atteintes massives à l’environnement, la
paupérisation de pans entiers de l’humanité, y compris dans les pays riches et
développés, sont autant de facteurs qui peuvent générer des crises dont les
contrecoups seront, selon Omar Aktouf, d’une violence et d’une imprévisibilité
inédites. «Lorsque 3 milliards
d’individus – soit la moitié de la planète – « vivent » avec moins de 3
$ par jour, que 225 milliardaires possèdent l’équivalent de l’avoir de 2
milliards de personnes, que 51 sociétés figurent parmi les 100 premières
« économies » du monde, que l’économie mondiale est à 90 % spéculative,
que la masse financière (hors actions et obligations) circulant quotidiennement
représente 10 fois la valeur des réserves cumulées de toutes les banques
centrales du monde…
Est-on encore loin du non-sens absolu ? » s’interroge-t-il.
Conscient de ces grands risques que coure le monde en s’entêtant dans sa logique néolibérale, Omar Aktouf plaide pour « une citoyenneté des entreprises et des écoles de gestion ». Plus globalement, il plaide pour une révolution citoyenne mondiale qui « subsumerait et harmoniserait les intérêts contradictoires des uns et des autres en présences au sein des sociétés ». Pour ce faire, Omar Aktouf recommande d’aller vers « une citoyenneté interne se jouant à l’intérieur même de la firme et à l’intérieur des frontières nationales des pays » et vers une « citoyenneté externe qui, elle, est mondiale et transfrontalière ». Les analyses d’Omar Aktouf et ses recommandations, lues à l’aune de la crise sanitaire qui secoue le monde et qui impose une nouvelle approche fondée sur la solidarité et la complémentarité entre les Nations et les États, sont d’une grande actualité. À défaut d’être prises pour des évangiles, il ne serait pas inutile qu’elles soient discutés par les décideurs de tous bords mais aussi par les citoyens soucieux de l’avenir de leur planète.