La pandémie expliquée à ma fille
I
C’était un couple heureux, ayant la chance de vivre dans l’une des plus belles villes du monde. Certes, ils passaient peu de temps ensemble, mais dès que leur emploi du temps bien chargé le leur permettait, ils savaient faire de chaque instant un moment unique et passionnant. Chaque week-end, un large choix d’activités culturelles et artistiques s’offrait à eux pour se changer les idées. Ballets, expositions dans les musées, pièces de théâtre, musique classique ou encore concert à l’Opéra Bastille ; en réalité, ils avaient l’embarras du choix. Lire un livre, au calme, dans le Jardin des Plantes, aller à la salle de sport ou jouer au tennis étaient d’autres possibilités. Souvent, ils en profitaient également pour dîner dans l’un des meilleurs restaurants de la ville de Paris.
Mélissa García est médecin interniste, originaire du Mexique. Alors qu’elle effectuait sa troisième année de spécialité, elle rencontra Michel de Fleury, un jeune médecin infectiologue à la Pitié-Salpêtrière.
Dès leur première rencontre, Michel a tout de suite craqué pour Mélissa. Pour lui, c’était la femme parfaite, celle avec qui il voulait faire sa vie. En revanche, Mélissa préférait prendre son temps, y aller à son rythme, le temps de faire plus ample connaissance et découvrir les véritables intentions de Michel. Au fond, elle n’aimait pas son mode de vie. Il lui répétait sans cesse qu’il l’aimait, or, il n’avait jamais de temps à lui accorder.Il était tout le temps fourré à l’hôpital. En général, il rendait visite à ses patients le matin. L’après-midi, il s´enfermait dans son laboratoire avec son équipe de chercheurs. Parfois, il en oubliait même que Mélissa l’attendait et qu’ils avaient une soirée de prévue. Sans compter qu’il était très mauvais danseur, alors que sa compagne, elle, était une véritable passionnée de danse. Rien n’était plus important à ses yeux que la médecine et la danse. En discothèque, elle pouvait passer des heures à faire la folle sans jamais s’arrêter.
À mesure que les mois passaient, ils apprenaient à se connaître. Michel était un grand amateur de vin et il éprouvait un grand intérêt pour les restaurants étoilés. Pour sa part, Mélissa faisait très attention à son régime. Elle mangeait sainement pour rester belle et mince. Ils passaient le week-end ensemble, mais, la semaine, c’était chacun de son côté.
Au début, Mélissa se sentait seule. Elle se disait : « Il n’est pas fait pour moi. Au téléphone, il me dit tout le temps : Méli je t’aime, sauf qu’il n’a jamais le temps… » Elle ne savait pas qu’elle tomberait amoureuse à ce point, pas seulement de Michel, mais également de la France et surtout de la vie parisienne. Un an après, ils officialisèrent leur union et organisèrent deux fêtes de mariage inoubliables, l’une en France, l’autre au Mexique.
Mélissa est très attachée à sa famille, elle ne peut pas passer plus d’un an ou deux sans leur rendre visite. Mais, une fois à Mexico, au bout d’une semaine, elle étouffe. Elle en a assez de devoir prendre autant de précautions dans cette ville à la fois dangereuse et polluée, où le simple fait de respirer cause d’importants maux de gorge. Souvent, elle se dit : « J’adore Mexico, mais j’en ai plus que marre du machisme et de la violence qui règnent dans cette ville. Vive la France ! Là-bas, les hommes s’agenouillent devant leur femme en leur disant avec tendresse : oui oui mon amour ». Michel, pour sa part, s’y plaisait comme chez lui. Il adorait le Mexique, notamment sa gastronomie. Les plats n’en sont pas moins variés et savoureux, bien qu’extrêmement épicés.
Ils hésitèrent longtemps avant d’avoir des enfants. Auparavant, ils ont préféré voyager à travers le monde. Ils ont pas mal bourlingué, entre un séjour d’une semaine à Ushuaia en Argentine, des vacances en Tanzanie pour découvrir le parc Serengeti, comme tant d’autres périples à travers l’Himalaya ou le désert mythique du Maroc.
L’arrivée au monde d’Alice a rempli de joie leurs familles respectives des deux côtés de l’Atlantique. La grand-mère mexicaine rejoignait Paris pour chouchouter sa petite-fille et lui parler en espagnol, pendant que sa grand-mère française en profitait pour se reposer et apprendre une autre langue, même si elle n’était pas très douée dans ce domaine. Mélissa éclatait de rire en écoutant sa belle-mère faire de son mieux pour répéter quelques expressions mexicaines. Alice était heureuse, entourée d´affection.
II
L’actualité autour du Coronavirus alerta la communauté scientifique du monde entier. Alors que le virus ne sévissait qu’en Chine, Michel s’était déjà réuni à plusieurs reprises avec son équipe de chercheurs. En visioconférence, il échangea sur le sujet avec des collègues venant des quatre coins du monde, notamment de Chine, du Japon, de Corée du Sud, des États-Unis, d’Allemagne, d’Afrique ou encore du Mexique.
Après avoir obtenu son diplôme en infectiologie, il commença une autre spécialité : la virologie. Sa thèse fut publiée par une revue prestigieuse à Boston. Ses recherches furent saluées par toute la communauté scientifique. Il fut honoré par plusieurs récompenses, y compris de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).
En pleine période de grippe porcine, rebaptisée Virus H1N1/09 par l’OMS, Michel s’était rendu au Mexique. Il avait été impressionné par le professionnalisme de ses collègues de l’Université Nationale Autonome du Mexique (l’UNAM),où il avait fait un stage d’un semestre.
Lorsque le virus Ébola fit son apparition, il s´en alla en Afrique, notamment au Congo, en Guinée et au Sierra Léone. Après chaque voyage, il rédigeait un article scientifique. Il a donné des conférences très bien rémunérées dans les universités les plus prestigieuses du monde, comme il a su partager gratuitement ses connaissances avec les chercheurs des universités démunies d’Afrique.
Un soir, après dîner, il partit coucher sa fille. Il lui raconta une histoire. Puis, il embrassa le front de son petit ange avant de retourner dans le salon.
Mélissa dégustait lentement un verre de Téquila tout en feuilletant un magazine. Michel se servit un Armagnac, puis s’affala sur le canapé, avant d’entamer la conversation :
-Méli, c’est vraiment une sacrée merde, tu sais.
-De quoi tu parles mon amour ?
-Du Coronavirus.
-Ah oui, je sais bien. Et ce n’est que le début.
-On a adressé un rapport au Ministère de la Santé, mais comme d’habitude, ils mettent trois plombes à répondre.
-Espérons qu’ils ne vont pas simplement classer le dossier. Allez, parlons d’autre chose mon amour.
Ils échangèrent un regard amoureux avant de trinquer. Puis, ils se rapprochèrent pour s’enlacer, comme pour s’apporter mutuellement protection et affection. Enfin, ils s’embrassèrent avant d’aller se réfugier au lit…
À cette époque, à l’exception de la communauté scientifique, personne ne se souciait vraiment de cette épidémie. Certains croyaient que le Coronavirus ne touchait que les Chinois, d’autres se permettaient même d´en faire des blagues de mauvais goût et de stigmatiser les Asiatiques. Il est des gens stupides et bornés qui se plaisent dans leur ignorance, en pointant du doigt l´autre.
Personne n’avait imaginé que le virus se propagerait à une telle vitesse. En quelques semaines, il s’installa au Japon, en Corée du Sud et même en Europe, en frappant l’Italie de plein fouet. Peu de gens prêtaient attention aux alertes des spécialistes. Quelques leaders des grandes puissances mondiales se moquaient ouvertement de l’OMS, alors qu’elle compte dans ses rangs les meilleurs experts en matière de santé, virologie ou épidémiologie. Plusieurs amis de Michel lui firent part de leur détresse. Alors que cela ne faisait plus aucun doute qu’à présent, il convenait de parler de pandémie, ils avaient été contraints de repousser une telle annonce à cause des pressions diplomatiques. Le chef de la Maison Blanche, dont le manque de retenue était mondialement connu, avait même osé qualifier le Coronavirus de « virus chinois ». Quand on constata que le virus s’était répandu dans plus de cent pays, l’OMS n’eût d’autre recours que de déclarer officiellement que la flambée de Covid-19 était désormais une pandémie.
C’est alors que les chefs d’État du monde entier commencèrent à écouter les recommandations de l’OMS. Désormais, tous étaient devenus de fervents défenseurs de la Science.
III
Quand le Président Macron fit son allocution en prenant soin de répéter six fois « nous sommes en guerre », cela faisait déjà bien longtemps que Michel et ses collègues étaient sur le champ de bataille. Ils travaillaient jusqu’à dix-huit heures par jour et dormaient dans des logements temporaires à proximité de l’hôpital. Certains, pour trouver le sommeil, étaient obligés de prendre des somnifères. Mélissa, de son côté, accumulait les heures supplémentaires à l’hôpital Bichat-Claude Bernard.
Ayant à peine sept ans, Alice n’arrivait pas à comprendre pourquoi son père ne rentrait pas à la maison pour jouer avec elle et lui raconter une histoire avant d’aller se coucher. Lorsqu’ils échangeaient sur WhatsApp, la fillette demandait, d’un air insouciant :
-Papa, t’es dans quel pays ? Tu rentres quand ?
-Ne t’inquiète pas ma chérie, je suis à Paris.
-Bah, pourquoi tu rentres pas alors ? Maman,elle sait pas raconter les histoires.
-Je ne peux pas mon trésor.
-Pourquoi ?
-Il y a beaucoup de gens malades. Je te demande juste de me comprendre.
-Oui oui je sais tout ça, maman m’a expliqué qu’il y a un virus. Mais pourquoi vous ne le tuez pas ? Vous êtes médecins, non ?
-On essaye, ma chérie, pour le moment, on n’y arrive pas, mais on va finir par l’éliminer.
-Bah, dépêchez-vous ! Comme je t’ai dit, maman ne sait pas raconter des histoires. Je préfère quand c’est toi.
-On fait notre maximum. En attendant, écoute ta maman.
-Je lui fais la tête à maman. Elle rentre très tard du travail et quand elle arrive, elle ne me fait même pas de câlins. Je n’ai pas le droit de la toucher. Elle me dit que d’abord, elle doit se doucher.
-C’est comme ça ma chérie, si ta maman ne te fait pas de câlins, c’est parce qu’elle t’aime.
-Bah… moi j’aime pas ça. Tout ça à cause d’un virus. Je le déteste. Tu l’as vu toi papa ? Comment il est ? Il est de quelle couleur ? Je le déteste.
-Ta maman t’expliquera beaucoup mieux que moi.
-Elle me l’a montré dans une vidéo. Elle dit qu’il est très méchant.
-C’est vrai, maman a raison. Elle en sait beaucoup. Bon, je dois te laisser ma chérie.
-Je t’aime papa.
Mélissa, avec beaucoup de tendresse et de patience, expliqua maintes fois à sa fille comment il fallait faire pour bien se laver les mains. Il convenait de suivre certaines règles, comme éternuer dans son coude, et surtout, rester à bonne distance des autres. Mais, comme Alice cherchait avant tout à comprendre, elle se demandait encore pourquoi les adultes avaient si soudainement changé leurs habitudes.
Du jour au lendemain, Paris qui d’habitude ne dort jamais, était devenue une ville-fantôme, silencieuse, déserte, comme si elle avait été abandonnée par ses habitants. Les bars, restaurants, cafés, les hôtels et les salons de beauté, tout était fermé. Seuls quelques supermarchés et pharmacies restaient ouverts. À l’entrée des commerces, les gens devaient faire la queue tout en se tenant à bonne distance, ne pas trop s’approcher de la caissière et privilégier les paiements sans contact.
Les jeunes furent très impressionnés par la fermeture subite des crèches, écoles, collèges et universités. Le confinement était encore plus dur à surmonter pour des personnes débordant d’énergie, généralement habituées à la liberté et profiter pleinement de la vie.
Cependant, quelques établissements scolaires sont restés ouverts pouraccueillir les enfants du personnel médical. Ce fut une véritable épreuve pour Alice de se retrouver au beau milieu d’une école déserte, avec trois camarades de classe seulement.
-Pourquoi ils viennent pas les autres ? s’interrogeaient-ils, stupéfaits.
À l’exception des deux chats qui tentaient désespérément d’attraper un oiseau, il n’y avait personne dans l’école. Mais, où sont donc passés les bus du ramassage scolaire ? Où sont les parents d’élèves ? Les cris des enfants innocents ? Sylvie, institutrice, s’était déjà réunie avec la psychologue de l’école. Elle demanda aux enfants de bien vouloir s’asseoir, tout en respectant une certaine distance de sécurité, et se mirent à parler de la situation :
-Je suis très fière de vos parents, ils font un travail très important.
-Mon papa m’a dit qu’ils vont l’éliminer, assura Alice avec aplomb.
-Mon papa m’a dit qu’il n’existe pas de vaccin pour le moment, ajouta un petit garçon.
-Ma maman m’a raconté que ses amis travaillent dans un laboratoire pour inventer un médicament, précisa un troisième enfant.
-Ma maman pense que le plus important, c’est un vaccin, conclut une petite fille.
-C’est pour toutes ces raisons que je suis très fière de vos papas et de vos mamans. La France entière est très fière d’eux, car ils sont en train de sauver des vies.
-Ma maman m’a racontéque le Coronavirus n’a pas de frontières, du coup, les scientifiques travaillent pour sauver l’humanité.
-Exactement, c’est pour ça que nous sommes tous très fiers de vos parents, insista Sylvie. Et maintenant, toujours en gardant un bon mètre de distance, nous allons réaliser une série de jeux et d’exercices.Pas de souci, on y va petit à petit.
IV
À mesure que les semaines passaient, la conférence de presse quotidienne devenait de plus en plus ennuyante. On commençait toujours par un état des lieux précis, données chiffrées à l’appui : l´évolution de la pandémie, le nombre de nouveaux cas… Puis, on s’aventurait à estimer le nombre de victimes. Les défunts seraient enterrés dans des fosses communes, dans l’oubli absolu. Certains y voyaient une stratégie pour faire peur aux gens et justifier les mesures de plus en plus drastiques, le confinement total. C´est le meilleur moyen pour freiner efficacement la propagation du virus. Pour beaucoup, il fallait simplement admettre la dure réalité : l’ennemi mortel est invisible et il est partout.
Des sites Internet proposaient des statistiques en temps réel, en dressant un bilan complet pour chaque pays. On pouvait savoir qui était touché, connaître l’âge des victimes ainsi que leur sexe. Le Coronavirus ne discrimine personne, que l’on soit riche ou pauvre, citoyen d´une grande puissance militaire et économique ou bien d´un pays démuni qui manque de tout. Il se promène à travers le monde, sans passeport ni visa, traversant librement les frontières, se moquant ouvertement de ces onéreux murs de la honte construits pour diviser les peuples.
Devant ses élèves qu’elle chérit comme ses propres enfants, Sylvie reste forte et optimiste. Mais au fond d’elle-même, elle est morte de trouille. Elle se sent impuissante face à l’ampleur de la pandémie. Elle essaye de s’auto-discipliner, s’interdit de regarder son téléphone en présence des enfants. Rien n’y fait, dès qu’ils ont le dos tourné, elle jette un coup d’œil à son mobile. Aucune nouvelle réconfortante, pas le moindre message d’espoir, l’avancée de la maladie est dévastatrice.
Sylvie suivait à la lettre les recommandations prescrites par la psychologue de l’école. Elles échangeaient régulièrement sur Skype ou WhatsApp. Elle redoublait d’imagination pour occuper les élèves et les maintenir éloignés de l’actualité. Chaque jour, elle leur assignait de nouvelles tâches : lire une histoire, regarder des vidéos, dessiner… Les enfants ne s’ennuyaient pas. Mais, ils finissaient toujours par l´interroger au sujet du Coronavirus. Sylvie n’avait d’autre choix que d’essayer de les rassurer, alors qu’elle la première n’avait pas de réponse. Elle leur répétait à quel point l’hygiène était importante. Toutes les trente minutes, elle se lavait les mains avec eux. Ce petit rituel était vite devenu un jeu. Les élèves en profitaient pour faire des batailles d’eau.
Un soir, après une longue journée de travail, Sylvie a appelé la psychologue. En plus d’être une collègue, c’était une amie de longue date. Elle lui confia :
-Je n´en peux plus. Je ne suis pas prête. Je me sens complètement impuissante. Les enfants sont traumatisés. Je ne sais pas quoi faire de plus. Ils me posent sans cesse des questions sur le Coronavirus, j´avoue que je ne sais pas comment leur expliquer cette pandémie.
-Je vois, répondit la psychologue. Personne, absolument personne n’était préparée à ça, tu sais.
-Ils ne comprennent pas pourquoi leurs parents ne viennent plus les récupérer, pourquoi ils ne peuvent plus jouer comme avant ou rendre visite à leurs grands-parents. L’école sans vie les tracasse. Je perçois la tristesse dans leurs yeux, l´anxiété dans leurs questions, et même leurs dessins témoignent d´un profond traumatisme.
-Je suis fière de toi Sylvie, tu es l’une des meilleures profs que je connaisse. Ne t’inquiète pas, je suis sûre que tu te débrouilles très bien.
-Merci. Si tu savais à quel point c’est dur. Tu as regardé le dessin d’Alice ? Je te l’ai envoyé par WhatsApp.
-Lequel ? répondit la psychologue en dissimulant sa toux.
-C’est une espèce de boule rouge avec des griffes de fauve. J’ai demandé à Alice de présenter son dessin à ses camarades. D’une voix douce, elle a répondu : « C’est le Coronavirus. Ça, c’est ses pattes, et ça, ses griffes. Ma maman me l’a montré dans une vidéo, elle m’a dit qu’il est très méchant ». Quelques jours plus tard, elle a dessiné des oiseaux sans vie. Elle nous a expliqué qu’ils sont morts asphyxiés par l’air contaminé. Enfin, l’autre jour, elle a dessiné la Terre assiégée par le Coronavirus.
Sylvie observa sa silhouette dans le miroir. Après un long silence, elle supplia son amie :
-Tu ne pourrais pas venir m’aider toi ? Pour parler aux enfants.
-Je ne peux pas, précisa la psychologue. Je suis désolée. Mais comme j’ai été réquisitionnée par l’hôpital, je suis entrée en contact avec des patients infectés. Il y a quelques jours, je ne me sentais pas très bien. J’ai fait le test et il s’avère qu’il est positif.
-Non ! C’est pas possible. Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Et moi qui t’embête avec mes problèmes…
-C’est mon devoir de m’occuper des gens tant que je le peux. Àprésent, je suis en quarantaine et je ne dois voir personne.
-J’aimerais tellement t’aider, regretta Sylvie. Ce Coronavirus nous empêche d’être aux côtés de nos proches même quand ils sont en convalescence. J’aimerais tellement pouvoir te prendre dans mes bras. En tout cas, je te souhaite un prompt rétablissement.
-Merci Sylvie. Comme toujours, tu es formidable. Je t’appelle demain. J’aimerais beaucoup entendre les enfants et regarder leurs dessins. On va voir ce qu’on peut faire pour apaiser ces petits anges…
V
Même si la pandémie continue, il est temps de faire une pause pour révéler l´origine de ce récit. L´auteur doit avouer qu´il n´est qu´un simple secrétaire. Cette histoire est inspirée du journal d´une institutrice française.Nous nous étions rencontrés alors qu’elle faisait un stage à l’IFAC, l’Institut Français d’Amérique Centrale. Nous avons sympathisé. La professeure a tenu à conserver l´anonymat, à la fois pour protéger les soignants, mais également les enfants dont les noms ont été modifiés pour l’occasion. En revanche, les faits restent, quant à eux, fidèles à la réalité.
La conversation qui a eu lieu un soir entre Mélissa Garcia, Michel de Fleury et Sylvie N, permet à elle seule de tout comprendre dans les moindres détails.
Cela eut lieu après un incident à l’école, le jour où les rares élèves ont été récupérés après cinq heures, à des moments bien distincts. Alice, pour sa part, dut attendre jusqu’à neuf heures avant que sa mère ne vînt la chercher. Quand Mélissa apparut à bord d’une ambulance, Alice perdit tous ses moyens. Elle s’effondra, avant de s’adresser à sa mère :
-Pourquoi tu arrives si tard ? Et pourquoi t’es dans une ambulance ? Je veux savoir la vérité, qu’est-il arrivé à mon papa ? Vous me cachez quelque chose.
La fillette était inconsolable. Mélissa essayait de calmer sa fille, tout en restant à bonne distance. Et pour cause, elle était convaincue qu’elle ne pouvait la toucher avant d’avoir pris une douche. Sylvie en avait les larmes aux yeux. Elle aussi tentait désespérément de tranquilliser la petite fille. C’est alors qu’elle s’adressa à la mère :
-Docteure, je peux vous accompagner si vous le voulez.
-Je veux bien. Merci Sylvie.
L’ambulance traversa à toute vitesse les rues de Paris, une ville triste et muette. À peine arrivée chez elle, Mélissa s’enferma dans la salle de bain. Elle balança tous ses vêtements dans la machine à laver. Complètement nue, elle observa son corps dans le miroir. « Pourquoi ai-je choisi ce métier ? Je ne veux pas que ma fille finisse seule, je ne veux pas qu´elle soit malheureuse. Comment dois-je lui expliquer cette pandémie ? » s’interrogeait-elle, tout en essuyant les larmes qui ruisselaient sur son visage.
Après avoir regagné le salon, elle prit sa fille dans ses bras pour tout lui expliquer.
-Excuse-moi ma chérie, on était en train d’opérer un patient et les choses ont mal tourné. On avait besoin de moi au bloc opératoire, sans quoi le patient aurait pu mourir.
-Pourquoi t’es venue en ambulance ? Elle est où ta voiture ?
-Je suis épuisée et j’ai préféré ne pas conduire dans cet état, c’est trop dangereux. C’est la vérité ma chérie. Je ne t’ai jamais menti, je te demande pardon.
-C’est pas grave maman, je suis fière de toi. Moi aussi quand je serai grande, je veux être médecin pour sauver des vies… Hum… Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
Sur le point de partir, Sylvie se leva. Mélissa l´invita à dîner ensemble. Elles s’installèrent dans la cuisine pour grignoter un morceau sur le pouce. Une heure plus tard, Mélissa fit signe à Alice qu’il était l’heure d’aller au lit.
-D’accord, je vais me coucher, pas la peine de me raconter une histoire, je vais écouterl’histoire que papa m’a offerte. S’il appelle, tu me réveilles, d’accord ?
-Promis, ma chérie ! Je te le promets, répéta Mélissa à sa fille tout en l’accompagnant dans sa chambre.
De retour dans le salon, Mélissa regarda fixement Sylvie, qui venait de terminer la vaisselle, et lui dit :
-Je t´en remercie du fond du cœur. Je n’ai pas envie d´être toute seule ce soir. Tu veux un autre verre de vin ou un digestif ?
-Je préfère un peu de vin, répondit Sylvie, en haussant les épaules.
Mélissa déboucha une bouteille de Saint-Émilion grand cru. Elle servit deux verres avant de trinquer.
-Santé !
Puis, elle mit Les Quatre Saisons de Vivaldi, avant de la rejoindre sur le sofa.
-C’est dur. Les gens pensent que nous les médecins on est indestructibles. C’est pas vrai. Je suis fragile moi aussi. Face à cette crise sans précédent, je me sens impuissante.
-Oui, c’est très dur, répliqua Sylvie, en regardant dans le vide.
-Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive. Samedi dernier, elle voulait aller passer le week-end chez sa mamie. En temps normal, elle y va tous les week-ends. Sa grand-mère habite Bures-sur-Yvette, à vingt minutes d’ici. J’ai dû lui expliquer que ce n’est pas possible. Elle est âgée, c’est trop risqué. À la place, on l’a appelée sur Skype, elles se sont embrassées et consolées à distance. Un peu plus tard dans la journée, elle m’a dit : « Maman, mes copains ne viennent plus à l’école, je veux plus y aller. Sylvie elle est gentille, mais on est que quatre et je m’ennuie. J’ai une idée, j’en ai parlé à ma mamy mexicaine, elle m’a dit que le Mexique n’est pas trop touché, parce qu’il fait très chaud là-bas, et la chaleur tue le virus.Je veux aller à Mexico. Je resterai avec mamy jusqu’à ce qu’on trouve une solution. » J’ai dû lui expliquer que les avions ne circulent plus, et croire que le Coronavirus ne résiste pas à la chaleur, c’est une connerie. Elle a fondu en larmes. Elle a appelé sa grand-mère au Mexique et elles ont discuté pendant plus d’une heure. Ma mère a prié pour que la Vierge Guadalupe nous vienne en aide et nous protège.
Tête baissée, les deux femmes écoutaient en silence le Printemps de Vivaldi.
-Ça se passe comment au Mexique ? demanda Sylvie pour briser ce silence pesant.
-Très mal. Ils n’ont pas encore pris cette crise au sérieux. De toute façon, le confinement ne sera pas possible dans les bidonvilles. Quant aux recommandations d´hygiène et de se laver les mains, comment veux-tu que les gens les respectent alors que plus de 30% de la population n’a pas accès à l’eau ? Le Mexique est un pays magnifique, mais c’est une véritable catastrophe. Et puis tu sais, ça ne va pas s’arranger, il y a trop de corruption, le travail au noir et la pauvreté.
-C’est terrible, déplora Sylvie. Quand je faisais mon stage en Amérique Centrale, j’ai passé une semaine de vacances au Mexique. En effet, c’est un pays merveilleux, mais tu as tout dit… Et pas seulement le Mexique, même si je ne connais pas toute l’Amérique Latine ; les quelques pays où je suis allée, j’ai été très secouée par la misère et les inégalités immenses.
-L’Amérique Latine est la région où il y a le plus d’inégalités. C’est un véritable fossé qui sépare les riches des pauvres. J’ai vu des hôpitaux privés d’un standing indécent, pendant que les hôpitaux publics manquent de lits. Il y a trop de corruption et de fraude fiscale, là-bas, affirma Mélissa García, la tête dans ses pensées. Après un long silence, elle poursuivit : Michel, habitué à l’excellent système public en France, a été stupéfait de voir l´hostilité contre les services publics en Amérique Latine. L’autre jour, on discutait avec Michel et on s’accordait tous deux à dire que cette pandémie est comme une sorte d’ouragan qui emporte tout sur son passage. Elle marquera à jamais l’Humanité. Seuls les pays développés, dotés de structures publiques solides, parviendront plus ou moins à faire face à cette crise inédite. Le monde ne sera plus comme avant. Il y aura clairement un avant et un après pandémie. Il faudra repenser certaines choses à l’échelle planétaire, se recentrer sur l’essentiel, réfléchir au vrai sens de l’existence.
-C’est vrai, soupira Sylvie. J’ai le sentiment que notre modèle est à bout de souffle. C’est la fin d’un cycle, l’heure est venue d’entrer dans une nouvelle ère. Nous traversons une période cruciale et sans précédent dans l’histoire de l’Humanité.
-On verra bien, rétorqua Mélissa. Et les autres élèves, comment ils vont ?
-Ça dépend beaucoup de l’âge. Les plus jeunes ont du mal à comprendre, c’est très compliqué de leur expliquer ce chambardement.
-Ils dessinent quoi en classe ? demanda Mélissa, curieuse.
-Un peu de tout. Mais de manière générale, leurs croquis expriment une certaine peur, de l’angoisse et de l’incompréhension surtout.
-Au final, les profs et les médecins, on a pas mal de points communs. Toi aussi tu as dû abandonner ton fils ce soir.
-Je l’ai appelé pour le prévenir. Il m’a dit : « Il faut que tu t’occupes d’Alice. » Il est plus grand, il a quatorze ans, c’est plus facile de lui expliquer les choses.Il est heureux avec son père, qui travaille depuis la maison.
Pensive, Sylvie savoura une gorgée de vin, humidifia le contour de ses lèvres avant de poursuivre :
-T’as pas tort. Je suis tout à fait d’accord avec toi. En fin de compte, on a beaucoup de choses en commun. J’ai toujours pensé que l’Éducation et la Santé devraient être les priorités de n’importe quel pays, que les systèmes de santé et l’éducation devraient rester publics à tout prix et ouverts à tous, et protégés de la tyrannie de la Finance et des lois absurdes du marché. Car, si les citoyens sont en bonne santé et bien éduqués, le développement humain, le progrès social, la conscience écologique, et tout le reste peut se faire en travaillant de manière responsable et honnête. Je dois préciser que je ne suis pas communiste, et que je ne me situe pas dans cette dichotomie droite-gauche. Mais j’ai toujours estimé que l’éducation et la santé ne sont pas une marchandise… ça semble évident. Bref, ce n’est jamais que mon avis. Tout le reste peut être privé. Mais quelques régulations s’imposent pour privilégier l’intérêt commun. Enfin, je rêve, on m´a toujours dit que je suis rêveuse…
-Ça vaut la peine de rêver, souligna Mélissa. Sans rêves, notre vie serait… Eh…
VI
Le mobile de Mélissa se mit à vibrer. Elle décrocha. C’était Michel. Son visage apparut à l’écran.
-Ça va Méli ? demanda Michel.
-Bien et toi ? répondit Mélissa, sans grande conviction.
-Et Alice ?
-Bof, elle dort là.
Mélissa raconta à son mari ce qu´il s’était passé. Michel, après avoir écouté attentivement, dit avec fermeté :
-Il faut qu’on trouve une solution. C’est peut-être mieux qu’Alice reste à la maison. On n’a qu’à lui trouver une nourrice pour s’en occuper.
-Justement, Sylvie, sa prof, est à côté de moi. Je te la passe.
-Bonsoir docteur Michel, lui dit Sylvie.
-Bonsoir Sylvie, demain, j’appellerai la directrice de l’école pour en parler, je pense qu’il vaut mieux que les enfants restent chez eux. Ils seront moins traumatisés. Tu ne connaîtrais pas une nourrice par hasard ? Je suis prêt à la payer le double.
-J’adore Alice. Je veux bien m’en occuper à condition que ce soit gratuit. Voyez cela comme une petite contribution de ma part. De toute façon, mon salaire est assuré par l’Éducation nationale. Allez, disons un euro symbolique. Ça me fera un souvenir !
-Merci beaucoup Sylvie, s’exclamèrent les parents à l’unisson.
-Quand cette crise sera finie, promit Mélissa le sourire aux lèvres, on t’invitera à venir au Mexique avec nous, toi et ta famille. Mes parents ont une grande maison, il y a de la place pour tout le monde.
Sylvie haussa les épaules. Puis, elle mit une tape amicale dans le dos de Mélissa. À l’écran, Michel observait sa maison, de loin. Mélissa s’inclina pour monter un peu le son.
-Je sais que tu apprécies Vivaldi, dit Mélissa en se tournant vers son mari. Soudain, une pensée lui vint à l’esprit : en fait Michel, la réunion avec le président Macron, c’était hier ou aujourd’hui ?
-Aujourd’hui, répondit Michel.
-Comment ça s’est passé ?
-Euh… Bien je crois. Emmanuel Macron et les membres du gouvernement ont été très aimables, je dois bien l’admettre. Par contre, plusieurs membres du Comité Scientifique ont décliné l´invitation. Ils sont encore en colère pour des histoires de réduction budgétaires. Tu le savais bien, non ?
-Ça, ça fait des décennies que ça dure… précisa Mélissa. Avec tous ces mouvements sociaux, la fronde des Gilets Jaunes, et le refus du dialogue ne fait qu´envenimer les choses.
-Eh bien figure-toi qu’à présent ils sont prêts à écouter le Comité Scientifique, à prendre en compte notre avis. Ils ont promis d´allouer des sommes mirobolantes pour la Santé. On parle de milliards d’euros. Je me rappelle plus le montant exact, mais je jetterais un coup d’œil à l’enregistrement pour vérifier. La majorité d’entre nous, au Comité, se dit, mieux vaut tard que jamais. Et puis, en pleine crise, ce n’est pas vraiment le moment de polémiquer. Mais d’un autre côté, il fallait quand même leur dire la vérité : si on avait eu ne serait-ce que la moitié de ce qu’ils nous ont promis dix ou quinze ans en arrière, on n’en serait pas là aujourd’hui. Les hôpitaux seraient mieux équipés, les laboratoires plus innovants, on serait mieux armés pour faire face à cette crise.
Visiblement épuisé, le Docteur de Fleury se mordit la lèvre inférieure, comme pour mettre de l’ordre dans ses idées. Puis, il ajouta après un court silence :
-Et tout ça en complément des milliards promis par l’Union Européenne. Un de mes collègues a interrogé le Président au sujet de l’avenir de l’UE. On a complètement abandonné l’Italie, le pays est livré à lui-même. Ils n’ont pas levé le petit doigt pour aider l’Espagne. Chaque pays improvise, cherche des solutions de son côté… Ce n’est pas comme ça qu’on va avancer et venir à bout de la pandémie. Les premiers à être venus au secours des Italiens, eh bien ce sont les Chinois. Que fait l’UE ? Où est donc passée la solidarité qui est censée unir nos peuples ?
-Bonne question… souligna Mélissa. Qu’en pense le Président ?
-Eh bien, il a dit ce qu’il avait à dire et nous, on lui a dit ce qu’il fallait faire. Je n’ai pas trop le droit d´en parler, répondit Michel (En l’absence de Sylvie, il aurait sans doute tout raconté à son épouse). Il ajouta : le Président a raison, nous sommes bien en guerre. Nous sommes une puissance nucléaire, mais on n’a même pas assez de masques pour tout le personnel de santé. Et dans les hôpitaux, il n’y a pas assez de lits de réanimation. Il va falloir choisir entre les patients, certains vont y passer… Et ça, eh…ça nous pose un grave problème éthique et philosophique.
-Mon Dieu docteur ! s’exclama Sylvie. Je n’y connais rien en médecine. Mais faire un choix entre les malades, c´est terrible d´arriver là. Le monde est devenu fou. On a assez de bombes atomiques pour détruire la planète, mais on n’est pas capable d’affronter un ennemi invisible. Cette pandémie, ça me rappelle la philosophie de l’Absurde de Camus, surtout, son chef-d’œuvre : La Peste.
-Ah oui ! Un roman monumental, répliqua Michel. En fait, Sylvie ! dit-il, tout en bougeant l’index. Je viens d’avoir une idée. En plus de garder Alice, j’aimerais te demander une autre faveur. N´ayant pas le temps d’écrire, je t’enverrai des SMS de temps à autre. Tu crois que tu pourrais tenir une sorte de journal de bord ? Naturellement, tu serais libre d’y ajouter tes observations, ces petites choses de la vie, ce qui vaut la peine d’être raconté.
-Bonne idée ! s’exclama Sylvie, le sourire aux lèvres. Je ne suis pas auteure mais on trouvera bien quelqu’un qui saura donner la bonne forme et du style à notre récit.
-Super ! Moi aussi je veux être de la partie, dit Mélissa. Cela me parait géniale. Oui, il faudra qu’on trouve quelqu’un pour nous aider, car Michel et moi, on a une approche trop carrée, un style très académique. Or, pour mettre tout cela en perspective, il faut de la passion, pour raconter ce que l’on traverse, on a besoin d´une approche littéraire.
Leur discussion touchait à sa fin. Michel prit congé et ils se saluèrent. Mélissa accompagna Sylvie dans la chambre d’amis, s’excusa pour le désordre et la pria de faire comme chez elle.
VII
Le lendemain matin, quand Sylvie se réveilla, Mélissa était déjà partie au travail. Elle avait laissé un mot sur la table : « Bonjour Sylvie, fais comme chez toi. » Sylvie prépara du thé et alluma la télé, en prenant soin de baisser le son pour ne pas déranger Alice endormie.
Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Sylvie fut littéralement anéantie en voyant des dizaines de camions militaires remplis de cadavres, se dirigeant vers une immense fosse commune, à l’extérieur de la ville. Juifs, chrétiens et musulmans, il y avait des victimes de toute confession, il y avait aussi des athées, des agnostiques, communistes, socialistes ou encore néo-libéraux ; des Français, des Européens et des métèques de toutes les couleurs, des hommes et des femmes, des riches et des pauvres, des gens de tout âge. Tous devraient se reposer dans la même tombe obscure, profonde et impersonnelle. Tous seraient enterrés sans avoir pu faire les adieux à leurs proches. À mesure que le convoi funèbre avançait, on entendait résonner la Symphonie du Nouveau Monde. Le commentateur murmura, la gorge serrée : « Un jour sans doute, on érigera un immense monument à la mémoire des victimes de cette pandémie inédite dans l´histoire de l´Humanité. »
Sylvie était abattue. Elle changea immédiatement de chaîne. Un économiste essayait maintenant d’analyser l’impact que le Coronavirus aurait sur l’économie mondiale :
« Nous traversons sans doute la pire crise depuis la grande récession de 1929. L’économie est dans un gouffre abyssal. Des milliers d’entreprises ont complétement cessé leur activité, les aéroports du monde entier sont paralysés, des millions de personnes ont perdu leur travail. L’économie a été chamboulée par la pandémie. La mise en place de mesures drastiques, le repli sur soi, la crainte des ménages sont autant de facteurs qui ont déjà des répercussions graves sur l’activité commerciale. Les consommateurs sont cloîtrés chez eux, ils ne dépensent plus rien. Cette crise sera à n’en pas douter un véritable défi pour notre Espèce… Comment allons-nous sortir la tête de l’eau ? Même s’il est encore trop tôt pour s’avancer, je pense qu’aujourd’hui, l’économie mondiale peut repartir plus vite qu’en 1929, car les réseaux supranationaux existent. Des plans de sauvetage ambitieux doivent être instaurés à l’échelle mondiale. Les États doivent réagir au plus vite. Je suis convaincu que la relance viendra des pays asiatiques et notamment la Chine, le Japon, la Corée du Sud ou encore le Singapour… »
Sylvie pianotait sur son portable. Dans le même temps, elle zappait d’une chaîne d’actus à l’autre. Elle choisit d’écouter l’interview accordée par un éminent membre de l’OMS à une chaîne d’infos en continu. Il débattait de manière enflammée avec un journaliste qui n’arrêtait pas de l´interrompre. Excédé, l’expert de l’OMS finit par lui dire : « Excusez-moi, mais, quel genre de journaliste êtes-vous vraiment ? D’abord, je vous prie de bien vouloir me laisser parler. Arrêtez avec cette agititis médiatique ! Je sais que vous et vos collègues, vous aimez défrayer la chronique. Mais je ne suis ni un charlatan ni un prophète du futur. Je suis un scientifique dont la seule mission est de dire la vérité. Je vais être franc, je ne peux pas vous apporter de réponses précises à ce jour, je ne sais pas du tout quand cette tragédie prendra fin. Par contre, ce que je sais, sur la base des études comparées de différentes pandémies à travers le temps, c’est que jamais un virus ne s´est répandu sur toute la planète à une vitesse aussi rapide.Par exemple, en 1918, la grippe espagnole avait affecté plus de 500 millions de personnes, soit un tiers de la population mondiale à l´époque, 50 millions d’individus en sont morts. Plus récemment au 21ème siècle, nous avons successivement été touchés par le SRAS en 2003 (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère), le Virus H1N1/09, ou encore Ébola. Au fil du temps, nous avons acquis de l’expérience pour faire face à ce genre de… »
Le journaliste l’interrompit une nouvelle fois, en insinuant que l’OMS avait beaucoup tardé avant de réagir face à cette pandémie. L’expert, tout en gardant son sang-froid, reprit le fil de son explication :« Encore une fois, j´en suis consterné. Nous avons lancé la sonnette d´alarme à temps, il y a maintenant trois mois de cela. Dès le mois de janvier et à plusieurs reprises, nous avons publié différents communiqués dans ce sens. Personne ne nous a pris au sérieux. Nous avons subi des pressions diplomatiques de tout acabit. Or, comme nous étions conscients que l’heure est grave, nous n’avons pas reculé. Nous sommes restés calmes et nous avons répondu aux différents organismes concernés avec beaucoup de diplomatie et de sobriété. Ce n’est pas le moment de se replier sur soi-même, il faut tous œuvrer dans le même intérêt. Nous avons dit que des mesures préventives non pharmaceutiques étaient beaucoup plus efficaces en temps de pandémie. Le confinement et l’interdiction stricte de toutes les formes de rassemblements ont déjà fait leurs preuves. Dès que les premiers cas de Coronavirus ont été détectés hors de Chine, nous avons invité l’ensemble des nations à prendre des mesures drastiques. Il a été démontré que les pays réactifs comme la Corée du Sud, Taïwan ou encore Singapour sont parvenus à juguler la progression du virus en suivant un programme strict de mise en quarantaine. Le confinement est pour l’heure le meilleur moyen d’empêcher la propagation du Covid-19. Plus que jamais, nous invitons les autres pays à suivre l´exemple de ces petites nations, et arrêter de mentir ouvertement. »
Le journaliste annonça la fin de l’émission. Puis il ajouta : « Monsieur, de la part de l’OMS, avez-vous un message d’espoir à nous faire passer ? ». L’expert répliqua : « À ce jour, plus de quatre traitements offrent des résultats encourageants. Mais il est encore trop tôt pour parler de remède, on en est au niveau expérimental. Des centaines de laboratoires mènent des expériences, ils travaillent nuit et jour pour qu’à court ou moyen-terme, un vaccin soit découvert. Tout au long de l’Histoire, il y a toujours eu des pandémies. Nous devons apprendre à vivre avec. Grâce à la recherche scientifique et la coopération internationale, nous parviendrons à vaincre le Covid-19. Nous sommes déjà venus à bout d’Ébola ou du virus H1N1/09. L’humanité triomphera, ça ne fait aucun doute… »
Le journaliste regarda sa montre et lui demanda de bien vouloir se dépêcher. L’expert de l’OMS acquiesça d’un signe de tête, avant de conclure : « Nous devrons en tirer les enseignements. Dès que tout ceci sera fini, il faudra au plus vite s’attaquer à un autre ennemi mortel, que l´on appelle entre amis : le Covid-Politikos. Il n’y a rien de plus dangereux que certains voyous en costume de chefs d´État. Ceux qui minimisent la gravité de la pandémie et qui se moquent aussi bien des experts de l’OMS, que de leurs propres professionnels de la santé, mettant en danger leurs peuples, devraient être jugés pour crimes de lèse-humanité. Le temps des vieilles querelles et des divisions idéologiques est révolu. Nous ne pouvons plus tolérer que 80% de la richesse soit entre les mains de 1% de la population mondiale. Nous ne pouvons plus continuer comme ça, nous inquiéter du sort des plus démunis seulement en pleine période électorale. Ce mode de gouvernance a montré ses limites. Au sortir de cette crise, plus rien ne sera comme avant. Une nouvelle ère est sur le point de voir le jour. Il faut un nouveau Contrat Social entre les nations. La démocratie doit évoluer. On doit promouvoir la culture des droits humains, on doit humaniser le modèle économique et sauver notre Planète. Le changement est inéluctable. Nous devons apprendre à distinguer l´essentiel du superflu. Il faut repenser notre système de valeurs. Nous devons chercher l’intérêt des nations, tout en pensant au devenir de l´Humanité. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de l’imagination et de l´humilité au pouvoir… »
Sylvie entendit du bruit dans la chambre d’Alice. Elle éteignit la télévision, respira profondément, tout en essayant de garder le sourire. Il fallait impérativement trouver les mots justes pour apaiser la petite et lui expliquer au mieux la situation.
Mélissa et Michel sont toujours sur le champ de bataille. Sylvie traite Alice comme s’il s’agissait de sa propre fille. Chaque jour, elle observe la suite des événements et note dans son journal l´essentiel. Le monde est devenu une vaste prison à ciel ouvert. Par résignation, des millions de gens ont accepté de renoncer à leur liberté, pendant que certains, eux, y sont contraints par les agents de l´ordre. La loi du confinement sévit dans le monde entier. La pandémie continue…
-Nacer Wabeau est romancier et essayiste. Professeur des universités, polyglotte, il écrit principalement en espagnol. Il a reçu l’Ordre des Palmes Académiques.
-Le texte original en espagnol a été publié au Mexique, dans le journal Etcétera, le 12 avril 2020.