L’hymne au supplice
Tripalium. C’est le nom d’un instrument de torture. Mais c’est aussi l’origine du mot travail. Le travail sort des entrailles de la torture. Et il n’a jamais perdu la mémoire de ses provenances. Bien au contraire. Le supplice a grandi en s’affinant. Et en enfantant d’autres supplices. Comme les dépressions professionnelles. Les fameux burn-out. Ou encore le suicide au travail. De plus en plus fréquent. De plus en plus banal. Sans compter les accidents, les mutilations et les humiliations. Alors on ne sait pas si nous célébrons la torture ou le travail. Si nous célébrons la torture dans le travail ou la torture du travail. Mais cela n’a aucune espèce d’importance. Pour toutes celles et ceux qui ont consacré le plus clair de leur vie à leur travail. Tous ces damnés du labeur. Ces satanés bosseurs. Qui portent l’Algérie comme une amulette. Sur le torse bombé de leur cœur fringant. Toutes celles et ceux qui n’ont ni terrains détournés à construire, ni affaires obscures à conduire, ni relations douteuses à entretenir. Ils ne sont d’aucun parti crasseux. Ils n’appartiennent à aucun clan poisseux. Ils ne font partie d’aucun cercle. Encore moins d’un quelconque carré. C’est pour cela que l’horizon a toujours habité leur patience. Et l’humilité squatté leur conscience. Ils ont toujours porté leur persévérance comme une bannière. Un peu comme leur destinée. Marquant une vie passée à désirer. À espérer. À souhaiter. À rêver. Et à aimer. À chérir invariablement leur pays. Contre vents et marées. Même quand il les renie. Ils ne cessent jamais de croire en lui. De continuer à croire résolument en leurs amis. À respecter scrupuleusement leur famille. Et à conduire posément leurs enfants à la fontaine des valeurs de la vie. Ces enfants élevés dans une sobre générosité. Car ils gagnent juste de quoi les nourrir. Parfois moins. Car ces salariés de la survie ont constamment un pied en enfer. Et la mémoire immergée dans une ardoise copieusement barbouillée. Ces cahiers de crédit, encrassés, écornés et raturés. Et qu’ils signent à la fin de chaque mois chez l’épicier du quartier. Pour laisser toutes les plumes de leur solde rachitique. Beaucoup sont déjà retraités. Ou sur le point de l’être. D’autres sont impitoyablement déclassés. Compressés. Chassés par la machine broyeuse. Après avoir été exploités jusqu’à la dernière vertèbre. Puis jetés dans la trappe obscure de l’oubli. Ils sont cadres ou ouvriers. Dockers, enseignants, postiers, comédiens, médecins, artistes, pompiers, journalistes, agriculteurs, musiciens, infirmiers ou éboueurs. Tous ceux qui font l’Algérie. Tous les jours. Jour après jour. Sans fard ni fanfare. Tous ceux qui s’acquittent loyalement de leurs tâches. Convenablement. Humblement. Tout simplement. Tous ces travailleurs de mon pays qu’on ne voit jamais sur une estrade. Ni dans le défilé clinquant des parvenus. Tous ceux qui ont l’Algérie aux tripes. Bien au chaud. Et pour toujours. Tous ces travailleurs anonymes. Confinés ou pas. Avec ou sans salaire. Tous ces abonnés de la besogne, ces coutumiers de la sueur, méritent d’être célébrés. Fêtés et honorés. Toutes ces filles et ces garçons d’une Algérie qui trime, méritent d’être aimés. Loin de l’univers glauque de l’engeance oiseuse. La galaxie qui ignore superbement la peuplade travailleuse.