« La généralisation de tamazight relève plus de la démagogie que du bon sens » (Ibtissem Chachou, sociolinguiste)
Tout en plaidant pour la reconnaissance des langues premières des Algériens (Les différentes variétés du tamazight et l’arabe algérien), leur intégration effective dans le système éducatif et leur promotion, Ibtissem Chachou, sociolinguiste et enseignante à l’université de Mostaganem, estime que la généralisation de tamazight « s’apparente en tous points à la politique d’arabisation imposée par la contrainte à l’ensemble des Algériens », et que « reproduire le processus relève plus de la démagogie que du bon sens ». De plus, insiste-telle, il faut les chercheurs se libèrent « des antagonismes fabriqués en politique » qui « n’ont pas de raison d’être en milieu scientifique ».
Trois langues principalement occupent le paysage linguistique algérien : la daridja, tamazight et le français, l’arabe officiel n’étant la langue d’usage que dans les prêches religieux et les communications officielles de l’État. Or, seule tamazight a acquis un statut de langue officielle récemment mais qui reste, compte tenu des moyens mis pour sa promotion, formel. Comment analysez-vous cette situation ?
En réalité, le contexte sociolinguistique est beaucoup plus complexe qu’aucune schématisation ne peut en esquisser les configurations dans les pratiques, notamment à l’ère du numérique. Depuis plus d’un an, nous assistons dans le sillage du hirak au déploiement d’une productivité langagière importante sur les réseaux sociaux où toutes les langues ont été mises à contribution. Et dans les discours et dans les pratiques des locuteurs algériens, les langues sont apparues comme des ressources complémentaires pour exprimer et porter leurs revendications. L’antagonisme crée et entretenu entre les langues n’est qu’une manœuvre pour en venir à bout de la mobilisation citoyenne. Pour revenir à votre question concernant tamazight, c’est justement le choix d’un tamazight scolaire comme langue officielle qui pose problème. Il s’agit d’une langue créée en laboratoire pour satisfaire au fantasme de la langue unifiée qui permettrait l’intercompréhension entre les locuteurs berbérophones pratiquant différentes variétés de berbère. Or, les procédés linguistiques qui ont été employés, à outrance il faut le signaler, afin de fabriquer cette langue, comme la néologie, ont fini par la dénaturer et en faire une langue artificielle et étrangère à l’environnement familial et socioculturel du berbérophone. Il faut dire aussi que la revendication liée à l’officialisation de tamazight s’inscrit dans une histoire de lutte politique pour la reconnaissance des droits linguistiques et identitaires des minorités berbérophones en Algérie, et c’est ce caractère politique qui a orienté la revendication linguistique et même la recherche où il importait de prouver l’unité structurale du berbère au détriment de travaux sur les pratiques et les représentations des locuteurs. Cette politisation de la question, qui s’explique par le contexte de répression et d’exclusion des berbérophones depuis la crise berbériste de 1949, a fait que des considérations idéologiques ont primé sur la réflexion scientifique. Dès lors, les objectifs de la reconnaissance et de la promotion de tamazight n’ont plus été clairs. Reconnaitre une langue revient à se réapproprier le droit de l’utiliser dans les domaines formels et informels. Or, le tamazight officiel est une langue étrangère pour les berbérophones, ces derniers l’apprennent sur les bancs de l’école ou des universités. La promotion se heurte au choix premier de la variété ; si promotion et généralisation doivent se faire, ce sont celles de chaque variété dans les régions où elles sont pratiquées.
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Justement, le tamazight enseigné dans les écoles algériennes est, selon plusieurs linguistes, très distant des variantes régionales qui ont des locuteurs naturels. Cette situation crée une désaffection des apprenants qui fuient les cours de tamazight, y compris en Kabylie où la demande sociale est massive. Pourquoi le rapport au « tamazight officiel » pose problème ?
J’ai parlé justement dans un de mes articles du paradoxe de langue berbère comme du paradoxe de Thésée. Les langues berbères existent sous formes de variétés depuis des millénaires et vouloir reconstituer le prototype relève du mythe de Babel, celui de cette Cité biblique où l’humanité parlait la langue adamique avant qu’elle ne subisse la malédiction divine qui les contraignit à se disperser et à parler des langues différentes. Les berbéristes devaient opposer aux dirigeants pro-arabistes et conservateurs l’argument de l’historicité du berbère et l’antériorité millénaire de sa pratique au Maghreb. D’ailleurs, la légitimité historique sert de sous-bassement aux récits identitaires qui sont les mêmes dans toutes les cultures, c’est un moyen de légitimation et de quête d’une unité supposée car impossible à démontrer scientifiquement. Dans votre question, vous soulevez ce paradoxe selon lequel il y a une forte demande en même temps qu’une désaffection, cette contradiction provient, entre autres, du fait, que victimes d’une longue minoration et stigmatisation de leurs langues et cultures, les berbérophones, notamment en Kabylie, ont exprimé une demande importante comme l’atteste le nombre d’étudiants inscrits dans les départements de langues et cultures amazighes ; l’argument affectif et identitaire motive cet intérêt, le retour à l’enseignement des variétés à l’Université satisfait au désir de réappropriation et de valorisation de la langue première. Mais, à l’école, au lieu que l’apprenant renforce sa connaissance et sa pratique de sa langue première et découvre à travers elle une littérature centenaire, par exemple, il se heurte à une langue étrangère à consonnance berbère qui ne lui ouvre aucune perspective d’évolution psycho-cognitive et affective. L’argument utilitaire fait défaut, l’esprit scientifique impose la lucidité. Aujourd’hui, nos langues sont certes à sauvegarder et à développer pour nous permettre de continuer d’exister à travers ce que nous avons construit jusqu’à présent, mais les enjeux du monde actuel nous imposent de nous ouvrir aux langues dans lesquelles la connaissance scientifique se produit. Il est plus rentable de standardiser les langues berbères (kabyle, chaoui, targui, mozabite, chenoui) par régions et de les introduire à l’école dès la première année de scolarisation de l’enfant. La langue pratiquée correspondrait ainsi à son appellation pour éviter la confusion qu’induit la dénomination polynomique du tamazight officiel. Il importe également de redéfinir les objectifs liés à l’apprentissage des langues berbères en tenant compte d’arguments utilitaires.
L’ancienne ministre de l’Éducation, Nouria Benghebrit, a travaillé pour la généralisation de tamazight à toutes les régions d’Algérie. Imposer tamazight pour des locuteurs dont elle n’est pas la langue maternelle, est-ce une politique linguistique à défendre ?
Il me semble que non. La généralisation d’un tamazight scolaire reviendrait à imposer une deuxième langue étrangère aux apprenants arabophones qui font leur scolarisation dans une langue étrangère qu’est l’arabe scolaire. Quels sont les objectifs assignés à l’enseignement de cette langue qui n’est pas pratiquée ni sur le territoire national ni ailleurs ? Quelle en sera l’utilité ? La langue est d’abord un instrument de communication. À quelle communication servirait tamazight scolaire quand nous savons que les langues véhiculaires –d’intercompréhension – en Algérie, entre arabophones et berbérophones, sont l’arabe algérien et le français ou une alternance entre les deux ? Cette politique s’apparente en tous points à la politique d’arabisation imposée par la contrainte à l’ensemble des Algériens, reproduire le processus relève plus de la démagogie que du bon sens. Il serait par contre intéressant d’ouvrir des départements de langues berbères au niveau des universités sises dans les grandes villes arabophones comme Oran ou Constantine pour permettre à ceux qui le souhaitent d’apprendre la langue berbère de leur choix.
Vous le dites. Quand on sait que l’arabisation a eu des conséquences désastreuses sur l’école et l’université algériennes, peut-on craindre à ce que l’amazighisation, si elle venait à se faire, ait les mêmes effets néfastes ?
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C’est exactement ça, le monde dit arabe enregistre un retard épistémique important comme le souligne Dourari Abderrezak dans ses travaux et la production scientifique se fait dans d’autres langues et l’heure n’est plus, comme à l’ère des cités andalouses, à la traduction. Le progrès scientifique est formulé dans les langues des pays où il est produit. Nos étudiants issus d’un système scolaire arabisé réalisent, une fois à l’Université, leurs lacunes en matière de maitrise des langues de la science. Aujourd’hui en Algérie, ce sont le français et l’anglais. J’ai eu comme étudiants à l’université de Mostaganem des docteurs en chimie qui se sont inscrits en licence de français pour pouvoir écrire des articles scientifiques en bon français, pour ne citer que cet exemple. Un enseignement optionnel peut être envisageable pour ceux qui le souhaitent, des mesures incitatives gagnent à être proposées afin d’instaurer une démocratie sociolinguistique au niveau des institutions et des mentalités.
Abdou Elimam, dans plusieurs de ses interventions publiques et, notamment dans son dernier livre (Après tamazight, la daridja), plaide pour l’officialisation de la daridja qui, en plus d’être selon lui une langue à part entière tirant son substrat du punique, est la langue maternelle de plusieurs millions d’Algériens. Partagez-vous l’opinion de Monsieur Elimam ?
Oui je partage son opinion. Je parlerai quant à moi d’arabe algérien plutôt que de daridja ou de maghribi. La parenté directe de l’arabe algérien avec le punique n’est pas attestée. Nous savons que le punique était déjà une variété du phénicien pratiqué à Carthage et qu’après la chute de la cité, les linguistes ont parlé de néo-punique qui était fortement mêlé aux langues berbères de l’époque. Cette description s’est faite à travers des écrits, ce qui laisse penser que le punique est resté la langue d’une élite urbaine tout comme le sera le latin plus tard. D’ailleurs, la liste présentée par Abdou Elimam dans son ouvrage La daridja, langue trois fois millénaires » comporte un lexique qui est commun à toutes les langues sémitiques, ce qui rend difficile d’établir le continuum. L’arabisation linguistique du Maghreb s’explique par des facteurs culturels et sociologiques que développe Salem Chaker qui explique comment et pourquoi les Berbères sont passés à l’arabe après une longue période de coexistence, dans certaines régions aujourd’hui arabophones, de l’arabe importé par les tribus hilaliennes et le berbère zénète, notamment dans les régions de l’Ouest, de l’Est et du Sud. Il a continué à être travaillé par les apports des autres langues comme le turc, l’arabe scolaire et le français.
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Pour ce qui est de l’officialisation de l’arabe algérien, cela permettrait à l’apprenant arabophone de poursuivre son développement psycho-cognitif et affectif dans sa langue première. Quoi de plus normal ? L’enfant arabophone ou berbérophone est confronté dès les premiers jours de sa scolarisation à une langue qui lui est étrangère, l’institution fait tabula rasa sur tout ce qu’il a appris en milieu familial, sa langue première est dévalorisée au profit d’une langue jugée plus prestigieuse. Pour l’apprenant arabophone, la situation est encore plus préjudiciable que pour le petit berbérophone car on lui expliquera que la langue qu’il parle en dehors de l’école est la forme fautive de ce qui est pratiqué à l’école, que l’arabe « daridja » est un dialecte de l’arabe « classique », et c’est à partir delà que commencent les brimades, la stigmatisation de la « faute » de langue, la dévalorisation et la haine de soi que l’apprenant intériorisera tout au long de sa scolarité, d’où les sentiments d’insécurité et de culpabilité linguistiques qui en résultent et qui l’accompagneront à l’âge adulte.
Pour Monsieur Elimam comme pour Monsieur Dourari, deux linguistes connus et reconnus, l’enseignement doit se faire dans les langues maternelles des locuteurs : les différentes variantes du tamazight pour les amazighophones et en daridja pour « les daridjophones ». Or, des pressions idéologiques panamazighistes et arabistes empêchent la réconciliation de l’Algérie avec ses languesnaturelles. Comment sortir, selon vous, de ce cercle vicieux ?
Oui, pour ce faire, je pense que nous devons soustraire les langues aux luttes théoriques teintées d’idéologies. Nous devons, en tant que chercheurs, dépassionner notre rapport à l’objet de notre recherche pour l’analyser avec la lucidité qui s’impose et sans parti pris. Les antagonismes fabriqués en politique n’ont pas de raison d’être en milieu scientifique, les arguments idéologiques dont la profondeur historique débouchent sur des débats qui ne servent pas la réflexion sur l’avenir de nos langues, lesquelles sont menacées car en voie de dialectalisation, ce processus étant dû à l’évolution accélérée en non contrôlée d’une langue. La recherche doit se poursuivre en matière de planification linguistique afin d’éclairer les décisions politiques et tenter de les influencer à force d’arguments scientifiques. La reconnaissance et la promotion de l’algérianité passe impérativement par l’institution-nalisation des langues premières des locuteurs algériens que sont les langues berbères, réellement pratiquées, et l’arabe algérien du quotidien. Enfin, pour finir, je tiens à rappeler que les langues sont des outils d’expression qui capitalisent et transmettent notre rapport anthropologique au monde, c’est dans ce sens qu’ils sont investis d’affect comme d’ailleurs tous les autres référents identitaires, c’est pour cela qu’il faut se garder des surenchères politiciennes qui utilisent les langues pour créer des conflits identitaires. Nous devons, nous chercheurs, veiller à ne pas reproduire les querelles de chapelle dans nos analyses.
Les langues se délient, après Abdou Elimam, les scientifiques prennent leur responsabilité : les démagogues mis à nu.
Jusqu’en 1830,les enfants de ces contrees etaient-ils scolarises et dans quelles langues..? Tocqueville,dans ses commentaires,10 ans apres la prise de Constantine reconnaissait que la ville disposait avant son occupation de 130 ecoles primaires,de 3 lycees et d’une université ,quelle était la langue d’enseignement dans ces institutions..?Il avouait,qu’apres la destruction de ces structures par l’occupant,les habitants etaient devenus plus barbares qu’avant l’occupation de la ville.Nos chercheurs passent sous silence la diglossie de la langue arabe,caractere commun a plusieurs autres langues,pourquoi..?Pourquoi vouloir appliquer a notre societe,les speculations elaborees par des chercheurs etrangers propres a leur milieu socioculturel ..?Est-ce par mimetisme ne jurant que par ces etrangers a nos cultures…? ou est-ce par manque d’effort d’analyse de notre propre societe avec ses us et coutumes…
Je vois plus une guerre idéologique au détriment de l’intérêt suprême de tous les Algeriens..
Arabophoness, amazirophones et francophones.. Il y aura toujours les non dits des intérêts partisans…C’est comme les non dits de la propagande de guerre…