Le féminisme, les moudjahidates et l’unijambisme démocratique algérien

Il est indéniable que lorsqu’on aborde la question féministe, on emprunte une voie  aussi marginalisée qu’aléatoire de réputation. Le vocable à lui seule fait frémir les mal et bien-pensants. Il échappe de ce terme un parfum d’insurrection et de liberté que nos sociétés arabo-musulmanes, de plus en plus sectaires et réceptives aux dogmes de l’extrême,  rangent dans la case hérésie.

L’aspiration à la liberté, avec  ce qu’elle suppose de justice, de droits et d’égalités, est loin d’être intégrée, sinon comprise par une majorité de manifestants  battant régulièrement le bitume tout en scandant « démocratie », « Etat de droits », et j’en passe. D’ailleurs, il n’est pas sûr que certains aient intégrés que les libertés individuelles qu’ils semblent appeler de leurs pleins vœux concernent également les femmes et la sphère privée. Que pour que soit possible et viable un authentique Etat démocratique, il est inéluctable qu’il soit assorti d’égalité citoyenne femmes-hommes effective. Et c’est là qu’interviennent les féministes. Voilà un autre terme indigeste et pas que pour les conservateurs. Il indispose aussi beaucoup de nos démocrates autoproclamés.

Or qu’est le féminisme ? Et peut-on seulement atteindre un Etat démocratique sans abolir la citoyenneté de seconde zone infligée à la moitié de la société ?

Pour accéder au statut d’Etat de droit, il a fallu que certains pays, au prix de luttes acharnées,  se séparent de leurs colonies,  du racisme institutionnalisé, et des inégalités de genre et  d’ethnie.  Or, on ne sait toujours pas si l’Algérie est fin prête à renoncer à l’apartheid juridique et social dans lequel elle enferme les femmes.  L’obligation de tuteur, les restrictions liées à la libre et sauve circulation des femmes dans l’espace public,  la minoration par la loi, l’impunité de la violence à leur égard ne constituent-elles pas l’apanage  d’un racisme qui  prend prétexte de la foi religieuse pour ne pas dire son nom?  Et comment faire démocratie en ignorant l’un de ses piliers, à savoir, l’égalité citoyenne ?

Aucune société à travers le monde n’a reçue les mouvements d’émancipation des femmes en acquiesçant positivement. Trop de  pouvoir et de privilèges se jouent  pour qu’on déroule le tapis de l’égalité citoyenne sans résistance ni bagarres. De plus, l’asservissement des femmes a toujours été corrélé  à l’asservissement politique des hommes. Il constitue une manivelle de compensation qui divise les rangs populaires, et  participe à bloquer toutes velléités  démocratiques, excepté celles liées aux shows électoraux. A chacun son opprimé pour que se perpétue le despotisme.

Dans ces conditions,  comment comptent s’y prendre nos démocrates du « ce n’est pas le moment ! » pour édifier  un Etat de droits sans égalité citoyenne ? A quel moment, il sera le moment de poser sur ses deux pieds un Etat de droits  digne et égalitaire ? Et vers quels rivages courent ces unijambistes de la démocratie sans  risquer de se faire aisément rattraper par l’extrême droite religieuse et les potentats réactionnaires au pouvoir ?

On a vu lors du Hirak s’imposer un carré féministe. Un carré qui ne s’est pas établi sans heurts. Il a fallu du courage à ces femmes pour se faire une place, même minime,  au milieu d’une marrée d’hommes habituellement adeptes du « Soutri rouhek !». Injonction qui se veut un rappel à la condition inférieure de la femme algérienne. Elle  peut-être lancée de manière  péremptoire par n’importe quel individu en direction des femmes.

Le fait que les féministes réclamaient la même chose que les hommes, à savoir l’arrêt du cinquième mandat. Qu’elles exprimaient le même  ras le bol populaire ont sans doute  contribué à leur intégration au mouvement. L’image positive qui s’en est suivie, et ce à l’échelle mondiale ont concouru à les rendre partie prenante de la contestation.

Chaque vendredi, les féministes affichaient une large banderole à l’effigie des Moudjahidates.  Elles criaient le nom de Lala N’Soumer. Une autre figure féminine de la résistance algérienne. Cette référence visait, sans doute, à rappeler aux hommes algériens le sacrifice décisif des femmes pour la patrie. La présence des héroïnes de la guerre d’indépendance dans le Hirak telle que Djamila Bouhired, ou  Louisa Ighilahriz,  malgré le poids de l’âge, ont rafraîchi les mémoires ensevelis par la trahison des uns et l’aveuglement fanatique des autres. Par ailleurs, ces évocations et présences ont légitimé  l’implication des femmes mobilisées tous les vendredis et interdit toute violence à leur endroit.

Néanmoins, la convocation permanente de cette mémoire révolutionnaire  féminine par les féministes interroge de par sa constance. Les moudjahidates  ont indéniablement participé et de manière probante à l’issue heureuse de la guerre d’indépendance. Il y’a eu les grandes batailles et ses géantes, puis un chapelet de menus combats et implications d’autres moudjahidates ; ces dernières ont participé à sceller le sort d’une des colonisations de peuplement des plus rudes. Mais, que sont devenues  ces guerrières anonymes  une fois le pays libéré ? Que sont devenues les femmes non musulmanes qui ont investi la résistance algérienne ? Quelle place occupent-elles dans la mémoire révolutionnaire du pays ?

Les réponses à ces questions ne sont pas heureuses. Les premières ont été renvoyées à leurs fourneaux et conditions indignes. Les secondes ont été reléguées dans l’oubli.  Et pour les plus illustres, elles ont servi de VRP (voyageuses représentantes placières) à L’Etat naissant  algérien placé sous l’égide d’un panarabisme aussi autoritaire que négateur des divers particularismes du pays.

Le monde entier croyait que les femmes algériennes exhibées fièrement en héroïnes jouissaient d’une égalité à la hauteur de leur combat. Ça allait tellement de soi. Elles l’avaient méritée, leur égalité citoyenne. Il n’en fût rien ! A peine, deux ans après l’indépendance fuitait déjà le projet infâme du code de la famille.

Alors pourquoi persister dans une identification fusionnelle à l’issue mitigée ?  Venger une injustice commune en  continuant d’investir la mémoire des moudjahidates, c’est lester  la mémoire de ces justicières  du poids d’un autre combat.  Il ne faut pas oublier que ces femmes ont brisé leurs propres chaines, avant de participer à briser celles des hommes du pays. Elles ont défié leur environnement encore plus conservateur et liberticide pour les femmes que nous aujourd’hui. Les moudjahidates ont bravé des autorités coloniales meurtrières et se sont armées pour leurs idéaux. Le féminisme algérien n’a pas encore dégagé des figures aussi emblématiques et  éclatantes de détermination et de sacrifice pour que les plus jeunes s’en saisissent. C’est ce qui explique vraisemblablement son amarrage constant à l’histoire indépendantiste féminine du pays  malgré ce qui distingue les deux combats.

Porter des armes, en tant que femmes, contre un occupant ne signifie pas forcément une adhésion au féminisme. D’ailleurs, il existe aussi des moudjahidates  tout à fait acquises à la misogynie. Sorti des grandes figures majoritairement disparues, une bonne partie des moudjahidates de l’ombre souffraient de regards pas toujours reconnaissants de la société. Ballotées qu’elles étaient entre la pauvreté et une attitude patriarcale suspicieuse quant à leur engagement dans le maquis  jugé un peu trop …libre !

En outre, les femmes ont toujours été instrumentalisées comme  garantes de l’identité nationale. Un rôle-prison qui ressemble fort à celui de gardiennes de l’honneur familial décrété par la société patriarcale, et repris à dessein et à coup d’interprétations fallacieuses par l’extrême droite islamiste. S’émanciper de cette assignation en constante réviviscence est la mission à mener sur le terrain, or le terrain reste la grande faille du féminisme algérien. Répéter à tue-tête qu’il faille abroger le code de la famille  dans les cercles restreints des grandes villes ou dans la diaspora ne signifie plus grand-chose. La raison en est simple, le code de la famille n’est que jargon barbare pour les profanes et les plus impactées par son contenu, c’est-à-dire la majorité des femmes. Avant le face-à-face rugueux du tribunal, elles  ne savent même pas de quoi il en retourne. Tout ce qu’elles entendent est qu’une bande « d’occidentalisées » réclame plus de droits et de privilèges que les hommes, et qui plus est en contradiction avec le saint Coran. C’est faux mais ca marche !

Il est temps que les jeunes féministes forgent leurs propres armes et stratégies. Il n’est ni indispensable, ni même avisé de toujours chercher l’approbation des ainées. Ce combat de l’émancipation se fera avec les armes du présent et ses défis. Si la rupture avec le passé ne s’opère pas, le féminisme algérien risque de s’enfermer dans  le folklore et les clichés.

D’autres formes de féminisme émergent, il faut inventer le sien. Le féminisme soporifique qui énumère les malheurs ne fait plus recette. Il faut théoriser son action, et s’éloigner des discours nationalistes qui ont piégé certaines féministes  de l’après indépendance dans l’allégeance et le mutisme. Investir l’avant-garde intellectuelle et surtout donner envie d’être une femme libre. Le féminisme n’est pas une profession, mais un mode de vie et une attitude qui transpirent au quotidien l’engagement.

Prendre en charge les activités extra scolaires des enfants dès l’école primaire. Se porter volontaires pour  l’aide à l’apprentissage. Semer l’idée de la dignité dés le plus jeune âge. Former et informer les futures mères de leurs droits afin de les conscientiser quant à leur condition réelle.  Des publications  simples et vulgarisées peuvent contribuer à forger la mère soucieuse de l’égalité avec ses propres enfants, ainsi que  la  femme citoyenne.

Toute négociation n’est que le reflet des réalités sur le terrain. Et tant que le féminisme algérien ne se livrera pas à des actions qui l’identifient et le distinguent de manière propre, il restera dans la zone  de défiance que lui assigne la société patriarcale. Et tant que les démocrates algériens n’intégreront pas le préalable de l’égalité citoyenne pour la construction démocratique du pays, aucune évolution ne  sera possible.

Quand on pense que les femmes représentent la moitié du pays, et que certains prétendus démocrates continuent d’espérer le salut en s’alliant aux franges extrémistes du pays qui représentent au mieux le tiers, on comprend que le problème se situe dans une misogynie solidaire et bien ancrée qui ne débouchera que sur le redondant  cycle de la régression.

L’unijambisme, comme disait Vialatte, a vraiment trop d’adeptes. C’est au point qu’il y’en a certains qui le jouent alors qu’ils possèdent leurs deux jambes.

 

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