Un Hadj pas comme les autres
La boutique de Hadj-Ali ne payait pas de mine ; la couleur de ses murs décrépis oscillait entre gris fade et ocre délavé mais elle dégageait néanmoins mille et une senteurs qui enivraient cette partie de la rue Thiers où elle se nichait. Hadj-Ali était un petit bonhomme menu et frêle dont les lunettes à gros verres fumés envahissaient un visage rosi et pimpant ; il faisait vieux. Et si le titre honorifique de Hadj précédait son nom, c’était parce qu’il avait accompli le pèlerinage à la Mecque, un acte rare dans ces années 1950. C’était peut-être aussi la raison pour laquelle, de temps en temps, des passants marquaient une halte devant lui pour lui baiser l’épaule ou le sommet du front, en signe de respect et de considération.
Il n’y avait jamais foule ni cohue dans sa petite échoppe où il vendait des corans de tous les formats et de toutes les couleurs mais aussi de l’encens, de l’eau de Zamzam, cette eau miraculeuse et combien bénite par les musulmans, et aussi des chapelets, des bouts de tissu pour en faire des turbans ou des écharpes, et toute une multitude d’autres objets et bibelots religieux provenant pour la plupart d’entre eux des Lieux saints de l’Islam comme La Mecque, Médine, Djeddah et d’autres terres aussi pieuses et aussi lointaines.
J’avais à peine cinq ou six ans quand il nous donnait des bonbons, assis sur une chaise devant sa boutique, face à la boulangerie de Madame Azencot, drapé dans son burnous tout orné de fils scintillants, avec son fez rouge à pompon noir pendant à l’arrière de sa tête. Nous étions tout un groupe d’enfants du même âge à attendre le matin ou en début d’après-midi qu’il ouvre sa boutique pour marquer notre présence et nous faire offrir des bonbons. Très attentionné, il nous mettait sur ses genoux, nous serrait contre sa poitrine et nous embrassait affectueusement sur les joues.
Un jour, il me demanda de m’approcher de lui alors que je me trouvais seul à l’entrée de sa boutique, et lui derrière son comptoir. Une lumière blafarde éclairait à peine ; il me fit passer en dessous du comptoir très bas, puis par un passage étroit qui donnait dans un petit cagibi de son arrière-boutique. Il s’assit sur son lit et me garda debout devant lui pendant un long moment. Lorsque je mis le bonbon qu’il venait de m’offrir dans ma bouche et qu’il commençait à peine à fondre, je sentis sa main s’introduire sous mon short, me caressant les fesses. Trop petit, je ne savais pas ce que ça voulait dire, ni où il voulait en venir. J’ai seulement souvenir d’avoir eu peur. Très peur. Il faisait presque noir. Je n’ai pas pleuré. Je me suis juste pressé de reprendre le chemin du retour, me glissant à travers le passage discret, puis baissant la tête une nouvelle fois sous le comptoir pour franchir le seuil de sa boutique et retrouver avec soulagement la lumière du jour.
Je n’aimais pas son visage austère ni l’obscurité de son magasin. J’avais peur de lui sans savoir pourquoi. Peu de temps plus tard, la porte de sa boutique resta fermée longtemps, et personne ne le revit jamais. Sauf moi bien sûr, et très souvent même, car il m’arrive aujourd’hui encore, plus de soixante-cinq ans plus tard, de le croiser dans les coins les plus sombres et les plus reculés de ma mémoire où je le devine encore, assis sur sa chaise devant sa boutique, le burnous scintillant sur les épaules, les lunettes fumées sur le nez et le fez rouge à pompon noir pendouillant à l’arrière de sa tête. Il n’était pas, en effet, un Hadj comme les autres. [1]
[1] Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200