« Ce sont notre terre et notre spécificité qui font notre personnalité » (Houria Aichi, chanteuse et anthropologue)
Dans cette interview, Houria Aichi, anthropologue et chanteuse algérienne établie en Europe, parle de son travail de collectage des chants algériens de toutes les régions, notamment ceux des Aurès. Tout en jugeant « formidable » cette aventure artistique, elle explique l’importance de la sauvegarde du patrimoine immatériel algérien qui est à la fois l’expression de l’ancrage historique de nos cultures et de la capacité de celles-ci à dialoguer, à s’enrichir mutuellement et se féconder dans l’apaisement, et à s’arrimer au monde.
Le travail de collecte des chants aurèsiens que vous effectuez depuis des années semble être une gageure vu l’abondance et la diversité du corpus. Comment avez-vous réalisé ce travail ?
Le travail de collectage que j’ai effectué sur le répertoire aurésien était une nécessité. Pour pouvoir enregistrer un album et faire de la scène, il n’y avait pas tellement d’autres solutions, d’autant plus que je ne voulais chanter que les poésies qui faisaient sens pour mon imaginaire et mon émotion, et qui, par là même, m’inspiraient pour les interpréter.
L’interprétation pour une artiste du chant est l’expression de son âme. Je suis anthropologue de formation, et cette formation m’a donné des outils théoriques pour effectuer le travail de collectage.
J’ai donc utilisé à la fois le terrain ( multiples voyages en terre d’Aurès, enregistrements des femmes de mon entourage familial et amical, solidarité des Aurésiens qui me faisaient parvenir des enregistrements familiaux jusqu’à Paris ( je les en remercie encore aujourd’hui), travail de collectage au musée de l’Homme à Paris qui possède des enregistrements de la première moitié du siècle dernier…), lecture d’ouvrages (Germaine Tillon, Térèse Rivière, Fanny Colonna, Jean Servier… traitant de l’expression artistique en pays berbère.
J’ai également utilisé mes propres souvenirs, car je suis née et j’ai grandi dans cette terre, et certains des chants que j’interprète sur scène, je les ai chantés enfant, dans ma cour.
La chanson aurésienne continue jusqu’à nos jours de s’imposer dans les fêtes familiales et les festivals nationaux et internationaux. À quel point cette chanson est représentative de la société algérienne ?
L’Algérie est un pays riche en diversité culturelle, humaine, civilisationnelle. L’Aurès est fort de sa culture, de ses traditions, de son attachement à ses racines. Nous sommes attachés viscéralement à notre terre, à notre spécificité. C’est ce qui fait notre personnalité. Et cette force se retrouve, à mes yeux, dans la puissance de la tradition poétique chantée, et rattache l’Aurès à la longue chaîne des grandes régions d’Algérie.
Votre commencement s’amorce par la chanson chaouie. Comment vous avez vécu l’élargissement de votre corpus vers le chant kabyle, oranais, tergui, algérois, etc. ?
Le travail de collectage et d’interprétation du répertoire chaoui continue de tenir une part importante dans ma carrière d’artiste, et peut-être aussi dans mon approche anthropologique du répertoire que je chante. Avec l’album « Renayate », je souhaitais rendre hommage aux femmes algériennes chanteuses. C’était un métier difficile dans notre pays. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi les pionnières, mais aussi les plus jeunes. Par ailleurs, je considère que les répertoires dans leur grande diversité sont le bien immatériel de tous les Algériens.
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Je suis profondément ancrée dans ma terre aurèsienne, mais je me sens concernée et sensible au travail artistique à la fois de Remitti, de Chérifa, de Meriem Fekkaï, de Fadila D’ziria et de bien d’autres. Et puis, c’était une gageure de me frotter artistiquement au haouzi ou à l’oranais, dont je donne une version toute mienne : libre, aimante et admirative. Cela a été une formidable aventure artistique pour moi.
Vivre artiste et baignée dans le travail universitaire semble être assez singulier. Y a-t-il un rapport entre votre statut de sociologue et de chanteuse-interprète ?
Pour exercer mon métier, j’utilise un mouvement de « va et vient » entre ma formation universitaire et mon travail de chanteuse : mon travail universitaire se nourrit du chant du terroir et inversement: mon travail artistique se nourrit de mon travail universitaire. C’est une grande chance de pouvoir faire les deux. En tout cas, regarder la vie par plusieurs « fenêtres » peut-être plus riche, plus enthousiasmant. Cela est mon cas. Je crois que je n’aurai pas été une chanteuse heureuse si je n’avais pas pu exercer aussi mes fonctions intellectuelles dans ma pratique du chant.
Vous avez chanté la spiritualité, l’Islam maghrébin en général et algérien ou berbère en particulier. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Les chants mystiques magrébins en général et algériens en particulier sont une partie pleine et entière de notre patrimoine immatériel, et donc à la disposition des artistes. C’est dans ce sens là que j’ai abordé ce répertoire. Lors de mon travail de collectage, des amis chers m’ont confié des enregistrements familiaux faits lors d’évènements tristes ou heureux et pendant lesquels ils chantaient ce répertoire mystique, afin que je puisse les chanter dans le monde. C’est ce que j’ai fait. J’ai porté ces chants plein de dévotion jusqu’aux États-Unis, et dans de nombreux festivals d’Art Sacré dont celui de Fès.
La femme occupe une place importante dans vos chants ; vous avez rendu hommage à de nombreuses chanteuses algériennes. Comment le chant féminin peut-il participer à l’épanouissement d’une nation ?
Je ne considère pas les femmes comme une entité à part. Elles sont à mes yeux une des composantes fondamentales de la société, une énergie puissante du mouvement de l’histoire par le passé, et l’histoire qui se fait sous nos yeux pour la transformation de la société. Les chanteuses y prennent leur part, sous des formes différentes : soit par un engagement politique à travers leur art, soit par l’expression d’une volonté d’indépendance individuelle, et par bien d’autres manières.
Aujourd’hui, les jeunes générations se reconnaissent dans vos chants ou vos interprétations. Qui d’entre nous n’a pas écouté Ya salah Ya salah ! Êtes-vous satisfaite de votre travail ? Et avez-vous un mot à dire aux nouvelles générations ?
Je suis toujours très émue par l’affection, la tendresse et la reconnaissance que me témoignent les jeunes générations. Je ne comprends pas toujours pourquoi. Je ne suis que la « passeuse » d’un patrimoine commun, fruit de nombreuses générations qui nous ont précédées et dont ils sont les enfants. Est-ce à cause de ma persévérance, de mon acharnement au travail et de l’amour infini que je porte aux chants de nos ancêtres ?