« Les autorités se moquent royalement de l’histoire en tant que discipline scientifique » (Amer Mohand Amer, historien)

Dans cette interview, Amer Mohand Amer, historien et chercheur au CRASC d’Oran, nous parle de la difficulté d’être historien  en Algérie et des innombrables obstacles qui freinent la recherche en histoire. « L’histoire nationale, est otage de considérations politiques et idéologiques, non seulement des porteurs de mémoire institutionnels ou officiels, mais également de nouveaux entrants dans ce champ hyper-miné, que sont les familles, les territoires, les régions, etc., » estime-t-il.

En tant qu’historien, quel regard portez-vous sur l’écriture de l’histoire de l’Algérie ? Qu’est-ce qu’être historien en Algérie aujourd’hui ?

Très mal, dans le sens où son statut reste ambivalent. D’un côté, elle a un statut de discipline de « souveraineté », que la constitution reconnait et promeut. D’un autre côté, elle ne suscite plus, ou presque plus, l’intérêt des étudiants à l’université. Elle, l’histoire nationale, est otage de considérations politiques et idéologiques, non seulement des porteurs de mémoire institutionnels ou officiels, mais également de nouveaux entrants dans ce champ hyper-miné, que sont les familles, les territoires, les régions, etc.

Ainsi, au nom de telle ou telle filiation, on revendique un droit de propriété sur un pan ou parcelle de l’histoire nationale.

L’autre caractéristique de la situation de la recherche dans ce domaine, c’est la véritable OPA réalisés par des non-spécialistes sur l’écriture de l’histoire. Par le jeu des complicités et de la recherche du sensationnel, en particulier dans les nouveaux médias (les chaînes satellitaires), on en arrive à une situation ubuesque : les non-historiens se substituent à ceux qui travaillant dans la durée et selon les règles académiques.

La profusion des scandales et polémiques liées à l’histoire, notamment de la Guerre de libération nationale, est là pour en attester.

Autre chose et non des moindres, la scandaleuse main-basse faite sur une grande partie des fondations mémorielles sur les archives historiques, considérées comme une propriété privée que nationale. Ces pratiques ont été possibles par la « fermeture » des archives nationales et celles des wilayas aux chercheurs.

Oui, c’est difficile d’être historien en Algérie aujourd’hui. Les techniques de recherche, l’apprentissage des langues (latin, grec, par exemple), les formations spécialisées, ne sont plus considérés comme des priorités. Au final, on arrive à des travaux inaboutis ou à de simples compilations.

Probablement, les chercheurs en histoire n’ont pas le même intérêt pour les ères antique, médiévale et contemporaine. Quelle est la période qui suscite le plus de curiosité et quelle est celle qui  rebute les chercheurs ?

La période qui rebute depuis quelques temps est celle de l’histoire contemporaine, et cela pour des raisons objectives : La quasi-impossibilité d’accéder aux archives ici en Algérie ; pour aller à l’étranger dans les centres d’archives en France par exemple, où de considérables fonds sur l’Algérie sont conservés, c’est la croix et la bannière (finances, visas, etc.) ; la question de l’usage du français ou plutôt du monolinguisme. Il faut savoir qu’une très grande partie des archives relatives à la période coloniale sont consignées dans cette langue. Il y’a quelques décennies, un esprit génial – ou l’inverse – avait proposé de traduire les archives du français vers l’arabe… Heureusement qu’on ne l’avait pas suivi. Une archive n’est pas un texte mort, c’est un contexte, une histoire en elle-même.

À l’université, j’avais essayé de dispenser des cours de français à la fin de mes cours, mais l’expérience fut un échec cuisant. Mes étudiants m’ont clairement dit : « Nous sommes finalement des victimes de ce système. On nous a empêchés de s’ouvrir sur les autres langues. Au final, nous utilisons une seule langue, et sommes conscients que nous passons devant l’essentiel ».

Cette situation pousse beaucoup d’étudiants à se rabattre sur la période ottomane ou celle d’avant. Ils peuvent ainsi travailler plus aisément sur les manuscrits rédigés en arabe. Il y’a de très bons historiens dans ce domaine.

Ajoutons à ce constat, la difficulté de recueillir les témoignages des acteurs du mouvement national et de la guerre. Contrairement au discours ambiant, et souvent teinté d’hostilité envers les chercheurs, les « anciens » ne parlent pas facilement. Combien les historiens (les plus motivés) ont rebroussé chemin après avoir fait des centaines de kilomètres ou plus, en raison des refus intempestifs de tel ou tel moudjahid ou militant.

Il est aussi clair que les recherches sur les périodes plus anciennes sont aussi problématiques. En sus du problème des langues, les moyens mis au service de ces recherches sont minimalistes. Une de mes hantises et frustrations est d’assister impuissant à un déni. À chaque fois que je passe près du port d’Alger, Honaine, Oran, Bejaia ou d’autres, je suis triste de voir qu’à ma connaissance il n’y a pas d’exploration, du moins visible, sur ces sites alors que l’histoire a grondé dans ces lieux. Dans le même sens, de précieux documents sur des évènements majeurs de notre histoire sur ces périodes se trouvent à l’étranger. À part les discours lénifiants et démagogiques, nos instituions officielles restent muettes quand il s’agit de les réclamer réellement ou, du moins, trouver des arrangements raisonnables avec les autres pays.

Il y a beaucoup de  « blancs » dans notre histoire, depuis l’antiquité à nos jours, ce qui veut dire qu’il y a un besoin énorme en recherche. Or, on constate que, en plus de la rareté des documents, notamment sur les périodes antique et médiévale, il y a un désintérêt quasi-total de la part des autorités pour la recherche en histoire. Pourquoi ?

Les autorités se moquent complètement et royalement de l’histoire en tant que discipline scientifique. Ce qui les intéresse depuis 1962, c’est son usage et instrumentalisation afin de légitimer les régimes successifs qu’a connus le pays depuis l’indépendance. Toutefois, il convient bien de préciser qu’à l’indépendance, le roman national avait pour fonction d’affermir l’unité nationale.

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Le problème, c’est qu’il n’existe pas une réelle volonté d’encourager une recherche scientifique sur la longue durée. C’est une question de compétences mais de vision du pays. Les priorités sont ailleurs.

Les responsables de la recherche, « emmurés » dans une approche techniciste et développementiste de la science et de la connaissance, estiment que les sciences humaines et sociales (SHS) n’ont pas « d’utilité ». Ils se trompent, ce sont les idées qui font bouger le monde et le transforment.

Est-ce qu’il y a suffisamment d’historiens en Algérie ?

Je dis depuis toujours : « Nous avons besoin d’une armée d’historiens ». Nous ne connaissons presque rien sur le 1er novembre 1954 par exemple.

On est encore sur des sujets qui parlent de valeurs, principes et considérations morales. Nous devons investir histoire sociale, économiques, des mentalités, l’histoire locale, de la prosopographie, etc. Pour cela, il faut une formation de qualité, des moyens humains et matériels conséquents, une liberté académiques sans entraves, l’ouverture totale des archives, la levée de toutes les hypothèques sur la disciplines, l’affranchissement de l’histoire du ministère des moudjahidines et de toutes les autres institutions, la cessation de l’empiétement du politique sur le scientifique, l’encadrement des institutions mémorielles,…

Vous dites qu’il y a un déficit de recherche notamment sur les origines du 1er Novembre et, sans doute, sur bien d’autres questions. Pourquoi ce silence des historiens?

Pas des silences, mais des vocations à trouver. Les nouveaux travaux abordent ces questions. Je pense à ma thèse sur la crise du FLN de l’été, aux travaux de Ali Guenoun sur la « crise berbériste « de 1949 , et ceux d’autres chercheurs de la nouvelle génération, comme  Karima Direche, Malika Rahal, Linda Amiri, etc.

Sauf que les travaux les plus visibles sont ceux qui ont été soutenus en France, notamment. Nous avons beaucoup à faire dans ce domaine pour promouvoir la recherche qui se fait dans nos universités et centres de recherche.

Qu’en est-il de présence massive de la production historienne française sur l’Algérie?

Nous sommes dépendants du regard français depuis au moins la période du mouvement national où une contre-histoire à celle promue par le système colonial a été promue par des historiens et intellectuels algériens. Des travaux de grande facture ont été publiés par des Algériens après 1962. Aujourd’hui, on trouve de belles thèses faites par des Algériens. 

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