Algérie : parler du journalisme culturel aujourd'hui
Parler du journalisme culturel en Algérie, c’est se heurter à un état des lieux où le terme « quotidien généraliste » est plus présent que le terme culture. Depuis la colonisation française, plusieurs journaux algériens s’inscrivaient dans une perspective de lutte par l’information, c’est le cas de plusieurs journaux voués à la censure parce qu’ils défiaient l’ordre colonial qui voulait à tout prix s’accaparer seul de la machine médiatique. Ainsi, plusieurs journaux ont été censurés et mis à l’écart pour leurs positions politiques « suspectes ». Or, ceci ne nie pas le fait que le journalisme culturel a existé en Algérie et qu’il était probablement plus florissant pendant la période coloniale qu’après l’indépendance. « Alger Républicain avait, par exemple, une rubrique culturelle très fournie, Mohammed Dib écrivait sur le théâtre, Kateb Yacine, Khalfa. Il y avait même des journaux culturels comme Novembre, » souligne Ahmed Cheniki, universitaire et historien de l’art avant d’ajouter : « Certes, des revues culturelles généralistes comme Promesses (Amel, depuis 1969), Ettaqafa (depuis 1971), El Moudjahid Ettaqafi ou Joussour ou certaines publications aléatoires comme Ettab’yin ou el Kitab ou Arts et Culture ont vu le jour et ont consacré des pages à la littérature, mais il n’en demeure pas moins que le regard porté restait superficiel dans la mesure où les revues fonctionnaient comme des espaces hétéroclites sans grands objectifs ni démarche éditoriale claire. »
Après l’indépendance de l’Algérie, les acteurs de la scène culturelle et artistique algérienne commençaient à quitter le pays, déplorant le vide politique et culturel de l’Algérie à l’ère de Houari Boumiedene. Ces artistes et hommes de culture de la génération de la Révolution algérienne ont trouvé refuge en Europe où ils pouvaient librement exercer leurs activités culturelles, excepté Kateb Yacine et sa troupe et quelques rares figures peu connues qui ont choisi de lutter par le théâtre, instrument artistique incontournable dans l’instauration d’une conscience politique et culturelle.
C’est à la fin des années 70, début des années 80, que les pages consacrées à la culture se mettent à se multiplier : Algérie Actualité, Révolution Africaine, l’Algérien en Europe, etc. D’autres artistes ont attendu la décennie noire, période où le discours populiste des Islamistes-intégristes a œuvré d’arrache-pied pour déformer le patrimoine culturel algérien et le remplacer par un credo religieux intolérant. S’il reste quelques exceptions à l’image de Tahar Djaout, Rachid Boudjedra, Abdelkader Alloula, Ait Menguellet…, il faut préciser que le discours politique engagé prime sur la lutte par la culture, le théâtre et la littérature. Aujourd’hui, il est vrai que la scène culturelle algérienne reste relativement pauvre en production, que ce soit dans le théâtre, la littérature, ou le cinéma, seul la musique figurant comme segment assez prolifique, il est scandaleusement évident que le journalisme culturel, quasi absent, ne contribue pas à donner une visibilité au peu de choses qui se font, y compris quand la qualité est au rendez-vous. En d’autres termes, l’absence des rubriques culturelles dans les journaux algériens, pour ne pas citer l’idéal de tout un journal culturel, se traduit négativement sur le volet artistique où la promotion des productions artistiques se fait d’une manière assez timide. En effet, à regarder de prés la scène culturelle algérienne, il n’existe aucun auteur algérien qui doit sa notoriété aux médias de son pays. Même s’il existe quelques journaux et émissions radiophoniques qui essaient de faire tant bien que mal la promotion des artistes et écrivains algériens, ce sont toujours les médias étrangers qui mettent les lumières sur eux avant que la presse nationale ne s’en accapare pour les réchauffer, surtout dans le domaine de la littérature. « La matière littéraire ne fait jamais la « une » d’un quotidien ou d’un hebdomadaire, sauf si elle est marquée par le politique et si elle avait fait la « une » auparavant dans des média étrangers. Elle se trouve souvent presque dissimulée dans des pages « broyées » par la rubrique sportive. Les textes se caractérisent souvent par des jugements de valeur, des phrases toutes faites ou des formules tellement poétiques qu’on oublie l’essentiel : l’information. On a aussi affaire à des critiques-juges qui ne s’embarrassent pas de formules policières, type « livre bien écrit » ou « poème manquant de force », notamment dans des rubriques où on juge des textes adressés par des lecteurs et d’une multitude d’expressions adjectivales surinvestissant davantage le discours déjà empreint d’une subjectivité latente, » écrit Ahmed Cheniki.
Plusieurs journaux actuels comme El Watan, dont la rubrique hebdomadaire Arts et Lettres n’a rien publié depuis le 30 juin 2018, la revue LivresQue qui tient un contenu assez timide pour pouvoir la classer comme revue de critique littéraire journalistique, sont dans une logique de recul dans l’intérêt qu’ils portent à la culture. Les journaux arabophones sont également impliqués dans la question, mais leurs orientations idéologiques aggravent la situation par la mise en exergue du rôle des acteurs culturels algériens vivant aux pays du Golf tout en dénigrant d’autres vivant en Europe, notamment en France. Ces derniers sont généralement perçus comme des produits néocoloniaux venus souiller la pureté d’un nationalisme euphorique : l’exemple du chanteur Idir et de l’écrivain Mohammed Dib dont les hommages défilent de tous parts en est témoin. À ce constat, s’ajoute le complexe linguistique et la querelle archaïque arabophone VS francophone en ce qui concerne les œuvres littéraires algériennes dans les deux langues. Promouvoir une œuvre aux orientations idéologiques, prônant l’apport des pays du « Machrik » au profit d’une œuvre écrite en langue française ayant reçu quelconque reconnaissance en Algérie ou à l’étranger est un manque de professionnalisme et un non-respect de l’éthique et de la déontologie du métier du journaliste.
Finalement, en tenant compte des tous ces éléments, il est difficile d’affirmer que les médias algériens portent un intérêt à la culture, celle-ci étant globalement perçue tantôt comme un sous-produit politique, tantôt comme une fantaisie ne servant qu’à flatter l’égo des artistes et des écrivains. « Notre regard sur la presse montre que le travail d’avant 1988, malgré le peu de journaux existant à l’époque, était mieux construit. Les analyses et les comptes-rendus littéraires étaient plus fréquents. Chaque journal avait son « critique » attitré. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui où souvent les journaux reproduisent les schémas et les événements littéraires développés en France ou en Egypte. Ainsi, les livres d’Algériens édités à l’étranger sont mieux pris en charge que les ouvrages parus en Algérie. Yasmina Khadra, Boualem Sansal Kamel Daoud ou Ahlem Mosteghanemi ont même pu occuper la « Une » de quelques journaux parce qu’ils ont été édités à l’étranger et mieux couverts ailleurs, » estime Ahmed Cheniki qui considère que la rubrique littéraire est un noyau enrichissant le contenu journalistique et œuvrant pour une promotion de la culture.
Faut-il pour autant désespérer de voir la société algérienne, appuyée par l’ensembles des institutions médiatiques et d’accompagnement, se recentrer sur la culture et lui donner la place qu’elle mérite en Algérie ? Assurément non d’autant que les Algériens expriment un engouement spectaculaire pour les productions culturelles, toutes expression confondues, et n’attendent que la débureaucratisation du secteur et l’encouragement de l’initiative privée.