Frantz Fanon et l’Algérie : une pensée exilée
« Ce n’est pas une mauvaise chose de mourir pour son pays ». C’est en ces termes que Frantz Fanon (1925-1961) s’est adressé à la militante et autrice Elaine Mokhtefi dans sa chambre à l’hôpital public de Washington. Pourtant, quand il embarque à l’aéroport de Tunis vers les Etats-Unis pour se soigner d’une leucémie, Fanon avait encore l’espoir de guérir. Cet espoir ne l’a, en réalité, jamais quitté.
Dans son livre L’an V de la révolution algérienne , publié en 1959 aux Éditions François Maspero, il traçait déjà, tout plein d’espoir, le portrait d’une nation qui allait naître de la guerre « la plus hallucinante qu’un peuple ait menée pour briser l’oppression coloniale ». Frantz Fanon s’éteignit le 6 décembre 1961 à l’âge de 36 ans. Militant pour la cause nationale Algérienne, Frantz Fanon est l’un des intellectuels les plus importants du XXème siècle. Psychiatre praticien, il est le fossoyeur de la psychiatrie coloniale. Quand il arriva en 1953 dans le service de psychiatrie à l’Hôpital de Blida, il bouleversa l’ordre établi qui imposait une ségrégation raciale dans les pavillons de soin, bannit les sangles et les camisoles de force, imposés aux « indigènes musulmans », et établit un protocole de soin révolutionnaire, qui prend en compte les dimensions culturelle et mystique des patients Algériens.
Pour Frantz Fanon, la domination coloniale joue un rôle déterminent dans la forme que prend la maladie mentale, et pèse lourdement sur le processus de guérison. Ainsi, se libérer de la domination coloniale, c’est libérer l’esprit de la prison de la folie imposée. Avec l’émergence des études postcoloniales puis décoloniales dans les universités occidentales depuis une vingtaine d’année, la pensée de Frantz Fanon est revenue au premier plan. Il en est l’une des figures les plus importantes, si ce n’est la plus importante. Ces études stipulent que l’héritage colonial continue de structurer les sociétés occidentales contemporaines, à travers des mécanismes de domination, le plus souvent fondés sur la distinction par la race. La race, bien entendu, en tant que représentation sociale et non pas comme fondement biologique. Ce mouvement de pensée, même s’il a réussi à s’imposer dans les milieux universitaires, y compris en France, continue de subir une résistance farouche de certains cercles, souvent néoréactionnaires, attachés à leurs privilèges qu’ils redoutent de perdre.
Le livre Peau noir masque blanc , publié au Seuil en 1952, est aujourd’hui encore interdit dans plusieurs établissements pénitentiaires aux Etats-Unis. Dès l’indépendance de l’Algérie en 1962, le régime a œuvré pour « faire oublier » la pensée de Frantz Fanon pour ne se concentrer que sur une figure « folklorisée » d’un homme représenté comme « moudjahid », mais jamais comme « intellectuel ». Jusqu’en terminal, j’ai pensé que Frantz Fanon était une femme sur laquelle je ne connaissais rien, si ce n’est ce nom affichait sur un lycée de ma ville. Le système d’éducation Algérien, instrumentalisé, a toujours évité de présenter Frantz Fanon à ses concitoyens. Et pour cause, le régime Algérien a continué et continue toujours d’exercer le pouvoir avec les mêmes instruments hérités de la colonisation. Promouvoir la pensée de Frantz Fanon dans les écoles Algériennes reviendrait pour le régime à offrir, aux générations futures, les outils d’une décolonisation qui anéantirait la nomenklatura Algérienne. Par ailleurs, les rares travaux sur Frantz Fanon qui sortent des universités Algériennes, sclérosés par des réformes inutiles depuis des dizaines années, présentent une pensée simplifiée, déformée, voire pervertie. Pourtant conçue en Algérie, la pensée de Frantz Fanon était contrainte de s’exiler, comme des centaines de milliers de ses concitoyens Algériens, cadres, médecins, journalistes et intellectuels. C’est donc de l’extérieur que reviendra, demain, la pensée de Frantz Fanon en Algérie, pour structurer le combat d’un peuple pour son émancipation, comme elle a structuré, hier, le combat contre le colonisateur.