« Il faut inculquer à nos élèves le respect de l’altérité linguistique » (Leila Messaoudi, linguiste)
Leila Messaoudi est Professeure émérite en sciences du langage à l’Université Ibn Tofail de Kenitra (Maroc) et auteure de nombreux ouvrages. Elle collabore avec des chercheurs renommés, entre autres Th. Bulot, Ph. Blanchet, M. Rispail… Dans cet entretien, elle revient sur la trichotomie qui caractérise le paysage linguistique maghrébin et plaide pour le plurilinguisme, notamment dans le système éducatif. Entre temps, elle rappelle que les villes peuvent être des vecteurs de métissage-standardisation des différentes variétés linguistiques des pays de la région. « Dans les villes, la fonction véhiculaire de la langue prévaut sur celle identitaire et locale, » assure-t-elle.
Le plurilinguisme au Maroc est plusieurs fois millénaire tout comme en Algérie ou en Tunisie. Vous pouvez nous esquisser succinctement une configuration géolinguistique du pays ?
Au Maroc, le paysage linguistique est caractérisé par la coexistence de variétés linguistiques de différents statuts : a) Celles bénéficiant d’un statut de droitet mentionnées dans le texte de la Constitution (juillet 2011, article 5), il s’agit de la langue arabe qui y est qualifiée de « la langue officielle » et qui constitue le médium majeur de scolarisation dans le fondamental et dans le cycle secondaire et elle est la langue des institutions de l’État ; la langue amazighe (le berbère) qui s’y trouve dotée du statut d’« une langue officielle » et dont les modalités d’application sont encore à l’étude, elle est enseignée dans le primaire dans un certain nombre d’écoles du royaume avec l’objectif de sa généralisation dans toutes les écoles. b) Celles relevant du statut de fait qui sont : les variétés dialectales arabes dont une koiné est en émergence, « l’arabe marocain » ou « la darija » qui sert à la communication orale à l’échelle du pays, les 3 dialectes amazighes (Tachelhit, Tarifit et Tamazight) qui sont à vocation locale ; le français qui oscille entre le statut de langue étrangère et celui de langue seconde, notamment dans le système éducatif et le secteur socio-économique, assurant ainsi une fonction qui peut être selon les contextes soit « élitaire », soit « utilitaire » ou les deux à la fois ; l’espagnol qui est peu utilisé et dont des traces subsistent dans le nord et dans les provinces du sud du pays ; l’anglais n’a pas une grande présence dans le paysage linguistique mais commence à être utilisé dans les entreprises multinationales et dans certaines écoles privées. Entre le droit et le fait, plusieurs configurations existent dans lesquelles prévaut le mélange des langues ainsi que les formes hybrides, notamment à l’oral.
Dans votre article scientifique intitulé Urbanisation linguistique et dynamique langagière dans la ville de Rabat, vous schématisez une configuration trichotomique – dépassant la vision dichotomique traditionnelle – des parlers de Rabat : citadin/rural/ urbain. Pouvez-vous délimiter les confins de chacun des trois parlers et leurs différentes caractéristiques ?
En exploitant la possibilité lexicale offerte par la langue française qui use de deux termes : « citadin » et « urbain », j’ai introduit une distinction conceptuelle entre ces deux notions, dictée par l’observation linguistique du terrain. Elle est fondée sur la nature des données linguistiques collectées et sur les représentations des locuteurs mais aussi sur des approches de chercheurs d’autres disciplines des SHS, comme le géographe Mohamed Naciri et la sociologue Françoise Navez Bouchanine pour le Maroc ; le sociologue Rachid Sidi Boumedine pour l’Algérie ; la sociologue Isabelle Berry Chikhaoui et l’historien Mohamed El Aziz Ben Achour pour la Tunisie qui ont distingué ces deux termes en s’appuyant sur leurs observations sur l’architecture, sur l’histoire, la géographie et la mobilité des populations, sur la sociologie, etc. Cette distinction coïncidait avec le constat que je faisais en tant que chercheure native de la ville de Rabat, entre le parler de citadins d’origine andalouse et de nouveaux urbanisés, provenant des environs et usant de parlers ruraux, à caractère bédouin
J’ai donc vérifié que cette distinction entre citadin, rural et urbain existait bel et bien sur le plan linguistique et qu’en raison de l’urbanisation, on ne peut plus se contenter de la conceptualisation dichotomique mais qu’il fallait en concevoir une nouvelle, à portée trichotomique.
Ayant fait du terrain depuis les années 1980, à la fois en milieu rural et en milieu urbain, j’ai constaté qu’en plus des faits linguistiques différenciés selon tel ou tel lieu, les catégorisations et discours des locuteurs sont des indices importants pour identifier les parlers. J’ai illustré cela par un travail sur la ville de Rabat en me référant non seulement à la catégorisation des locuteurs (auto- et hétéro-) mais tout en étant attentive aux discours sur les langues, y compris les étiquetages et les stéréotypes qui montrent que l’ancien parler de Rabat à traits andalous est considéré « citadin »[mdini] aux yeux des locuteurs « rbatis », tandis que le parler rural des environs est vu comme campagnard [3rubi] et que le nouveau parler, né de contacts entre le parler citadin et celui rural des nouveaux arrivants qui ne sont pas qualifiés de « rbatis » mais de « mrabbtin » (rabatisés). Ces derniers, à leur tour stigmatisent les « rbatis » en les désignant par un diminutif à portée péjorative, celui de « rbiti », en se moquant du parler citadin qu’ils qualifient d’efféminé et que les hommes originaires des familles andalouses évitent d’utiliser à l’extérieur de chez eux. Ces appellations sont produites par les locuteurs eux-mêmes et sont à prendre en considération.
Ainsi, cette différenciation conceptuelle que j’ai opérée est purement endogène car émanant du terrain lui-même. De plus, elle est illustrée par de nombreux faits de langue dont on peut citer rapidement, la réalisation sourde de l’uvulaire occlusive [q] en parler citadin et sonore en parler urbain [qàl]/[gàl], la suppression de segments comme la syllabe finale de certains mots [Ŧabsi] « assiette » (au lieu de « Ŧabsil ») ou bien la consonne pharyngale dans le nom du nombre (suppression qui touche un segment à l’intérieur du mot ; par exemple, [xamstŦaš] « quinze» (en parler citadin) pour [xamstŦaʕš] (en parler urbain en provenance du parler rural). Il y a aussi d’autres phénomènes comme la non distinction du genre masculin et féminin pour la 2e personne du singulier ou bien, l’utilisation pour les substantifs et adjectifs du pluriel interne dans le parler citadin et externe pour l’urbain et le rural comme dans [Tbayeb] » (docteurs) et [Tebba] . En outre, des variations lexicales sont nombreuses ainsi que certaines expressions idiomatiques spécifiques à l’un ou l’autre parler.
En résumé, le parler urbain est le produit d’un mélange du citadin et du rural, avec une nette prédominance de ce dernier, du fait de la loi du nombre due à l’exode massif de populations rurales vers les grandes villes depuis 1960.
Une dernière remarque, cette trichotomie est observée non seulement au Maroc à Rabat, Salé, Fès, Tétouan, etc. mais aussi en Algérie à Tlemcen, à Mostaganem, etc. et en Tunisie à Tunis, à Sfax, etc. De jeunes chercheurs ont commencé à s’intéresser à ces distinctions comme Ibtissem Chachou et Reda Sebih (Algérie), Hasna Ghoul et Azzeddine Bouhlel (Tunisie) et Hachimi Atiqa et Khiri Mustapha (Maroc). L’intérêt de ces recherches de terrain est qu’elles permettent de constater que, dans les villes, la fonction véhiculaire de la langue prévaut sur celle identitaire et locale. C’est ce qui explique l’émergence du parler urbain, véritable koiné à caractère unificateur sur le plan linguistique. Cette koiné linguistique aboutira-e-elle à la construction d’une identité urbaine unifiée sur le plan culturel ? Peu probable au vu de la diversité culturelle caractérisant une même ville. Mais c’est une question qui reste à approfondir au vu des mutations que connaît l’urbanité au sein de la société marocaine et maghrébine, tout en conservant à l’esprit que le sentiment d’appartenance identitaire est souvent tributaire de modes d’être au monde, plus ou moins bien intégrés, plus ou moins bien appropriés, à travers des rituels, des savoirs locaux, des arts culinaires et vestimentaires, oscillant constamment entre tradition et modernité. Des études restent à faire !
Vous introduisez la notion de « technolecte » dans vos écrits, notamment l’article Le technolecte et les ressources linguistiques et votre projet de recherche que vous développez avec le CREM pour désigner les domaines spécialisés qui participent d’une communication à caractère fonctionnel. Et à la suite du travail impulsé par les trois linguistes Hadj Salah (Algérie), Lakhdar Ghazal (Maroc) et Ahmed Layed (Tunisie), vous conviez les chercheurs à repenser un arabe fonctionnel englobant les technolectes. J’aimerais bien que vous illustriez l’objet et l’objectif de ce projet de recherche.
Un rappel me paraît utile. En effet, j’ai introduit le terme de « technolecte » (que j’ai emprunté à Claude Hagège (1982)) et j’en ai fait usage dans mon doctorat d’État, soutenu en 1990 et intitulé « Des technolectes : présentation, identification, fonctionnement ; application linguistique à l’arabe standard ».
Depuis, les technolectes (ensembles langagiers spécialisés) sont devenus un créneau de recherches important aussi bien dans mon université (au sein du laboratoire Langage et société) qu’à l’échelle du Maghreb : nous avions créé en 2012 à Kénitra, avec Farid Benramdane et Hadj Miliani (Algérie), Salah Mejri et Raja Bouziri (Tunisie) le REMATE (REseau Maghrébin des Technolectes) qui rassemble plusieurs chercheurs maghrébins mais aussi européens et qui gagnerait à être réactivé.
En fait, l’une des idées maîtresses que je ne cesse de défendre est qu’il faut observer le fonctionnement des technolectes (ensembles langagiers spécialisés) quelle que soit la langue qui y est en usage.
Ce qui m’a conforté à m’engager dans cette voie, c’est la question fondamentale de l’appropriation des savoirs scientifiques et techniques dans des pays émergents comme ceux du Maghreb. Appropriation qui ne se fait pas uniquement sur le plan théorique et académique mais aussi et surtout sur le plan pratique, dans des secteurs nombreux de la vie sociale.
Les technolectes montrent le degré d’appropriation des sciences et techniques par les locuteurs.
À mon sens, on peut évaluer le développement économique et sociétal d’un pays aux technolectes qui y sont en usage et les langues qui en sont les supports.
Et là, je reviens à votre question tirée de mon article de 2002 que vous citez. Je pense qu’en plus des technolectes savants transmis dans les langues d’enseignement scientifique comme le français ou l’anglais et à une moindre mesure l’arabe standard, il me paraît nécessaire de ne pas « mépriser » les technolectes « ordinaires » utilisés à l’oral, chez les ouvriers, les artisans œuvrant dans différents métiers et divers secteurs (médical, agricole, industriel, artisanal, etc.) Un rapprochement entre les pays du grand Maghreb est possible, dans le secteur de la mécanique automobile par exemple, beaucoup de termes sont communs et l’on pourrait envisager l’établissement de guides pratiques, à l’adresse des jeunes et apprentis, en un arabe fonctionnel, compris par tous ceux qui sont alphabétisés ou qui sont passés par le cycle fondamental du cursus scolaire.
L’idée de l’arabe fonctionnel, appelé « arrasid al loughaoui » a été lancé par 3 linguistes : Lakhdar Ghazal (Maroc), Hadj Salah (Algérie) et Ahmed Layed (Tunisie). Un beau concept qui pourrait être mis en œuvre pour la formation professionnelle et les aspects pratiques, en préparant des ouvrages dédiés aux technolectes ordinaires issus des pratiques langagières des spécialistes in situ et aux technolectes savants en langue étrangère dans le cadre des littéracies. Un beau projet à l’échelle du Maghreb !
Le fil rouge qui relie les contributions de l’ouvrage que vous avez dirigé avec Marielle RISPAIL en hommage à A. Boukous (l’un des adaptes fervents de l’enseignement de la langue amazighe) est les représentations négatives qui n’encouragent pas l’alternance codique dans les pratiques didactiques. Comment peut-on favoriser l’alternance codique ou la pluralité linguistique en classe ?
Question très complexe. Pendant longtemps, les directives dans le domaine de l’éducation nationale étaient de ne point autoriser l’alternance codique, que ce soit en classe de langue ou dans l’enseignement des matières.
Toutefois, ce qui est constaté de plus en plus dans les filières scientifiques, c’est que l’alternance codique est employée à l’oral par les enseignants dont le cours se déroule en principe en français. En fait, ils ont recours à l’arabe ou à l’amazighe pour fournir des explications aux étudiants.
Non autorisée, cette alternance codique est tout de même présente à l’oral. Elle est donc une réponse par l’enseignant à un besoin de clarification, exprimé par l’apprenant.
Sans prétendre répondre complètement à votre question, je crois que l’important est surtout la posture vis-à-vis du plurilinguisme et des langues autres que celle(s) officielle(s) de l’enseignement : une posture de respect et de reconnaissance pour une mise en confiance de l’apprenant. Nos amazighophones ont énormément souffert des moqueries de leurs camarades en classe ou dans la cour de récréation. Je crois que l’un des grands principes à inculquer à nos élèves, dès le bas âge, est celui du respect de l’altérité linguistique, en favorisant le plurilinguisme et en évitant l’arrogance linguistique.
Dans votre article La fracture linguistique dans l’enseignement scientifique au Maroc : Quelle remédiation ?, vous ébauchez une feuille de route programmatique pour « remédier » à la fracture linguistique affectant l’apprentissage et vous plaidez également pour un bilinguisme intégré afin d’aider les apprenants à surmonter les difficultés linguistiques rencontrées. Quelles sont les pistes de solution que nous pouvons mettre en œuvre pour faire face à des situations-problèmes didactiques ?
Ce sont des réflexions d’une chercheure de terrain et nullement des solutions. Loin de moi cette prétention. Il s’agit ici du problème délicat de changement de langue d’enseignement dans les filières scientifiques, entre le secondaire et l’université. Je renvoie à des thèses comme celle de Mehdi Haidar sur les SVT ou celle de Imad Ghoummid sur la filière de l’économie qui constituent des études de cas intéressants, permettant de se former une idée précise des besoins des étudiants de ces filières. Et c’est surtout en 1e année que la question de la langue d’enseignement se pose avec acuité et qu’elle est souvent la source de l’abandon des études.
Mon idée est très simple : on ne peut intervenir sur un milieu qu’en le connaissant bien. Au Maroc, l’enseignant universitaire des matières scientifiques est généralement bilingue (arabe – français) ayant vécu lui-même cette transition entre le secondaire et le supérieur (qui date des années 1980). Il a pu surmonter cette fracture grâce à une souplesse permettant de réinvestir ses acquis en L1 vers L2, au moyen de l’alternance codique et de la traduction. Ce bilinguisme intégré privilégie la compréhension et l’assimilation des savoirs, en s’appuyant sur L1 pour la clarification et tout en visant une conceptualisation en L2.
Cela permet à l’enseignant qui connaît cette situation pour l’avoir vécue, d’aider ses étudiants à la dépasser, en prenant en compte ce qu’ils ont acquis dans le secondaire (en arabe) et en le transposant dans la langue d’enseignement universitaire (le français). L’enseignement bilingue est ainsi conçu « sous l’angle de la construction intégrée des savoirs linguistiques et disciplinaires », en passant par la clarification et la conceptualisation, deux concepts que j’ai empruntés à Gajo (2007)
Sans à priori aucun, l’alternance codique et le recours à L1 seront d’un recours évident, notamment à l’oral. À l’écrit, il en va tout autrement et il s’agira d’aborder les questions de littéracies universitaires, disciplinaires et transversales.
Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.