« La mauvaise lecture est une lecture rebelle » (Maxim Decout, essayiste)

Maxime Decout, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille et membre de l’Institut Universitaire de France, a accepté de répondre à notre entretien afin d’illustrer notre présentation de son fabuleux essai. Venant clore une sorte de triptyque, Qui a peur de l’imitation ( Editions de Minuit, 2017), Pouvoirs de l’imposture ( Editions de Minuit, 2018), Eloge du mauvais lecteur en déstabilisera plus d’un ! Comment est-il possible de faire l’apologie d’une mauvaise lecture lorsque l’on est soi-même professeur de Lettres et écrivain ?

C’est que l’enjeu de l’essai n’est pas celui-ci. Bien au-contraire, empruntant tour à tour au guide, à l’initiation et bien sûr, à l’Histoire littéraire, Maxime Decout nous accompagne dans une passionnante découverte : il n’y pas de mal à mal lire. Il n’y a pas de mauvaises lectures. Sans jamais sous-entendre qu’il y a de mauvais écrivain. Cela est beaucoup plus subtil. S’il n’y a jamais de mauvaise lecture, c’est qu’il y a toujours un lecteur libre et entièrement dévoué à son acte de faire : lire. L’action du Lire n’est pas passive (malgré les sauts de pages, lecture en diagonale, etc …). Lire est l’action suprême de la création de l’œuvre et en ce sens, Eloge du mauvais lecteur, se veut passionnante initiation à travers les œuvres et les siècles de tous ces mauvais lecteurs qui fondent notre imaginaire, notre univers et notre culture.

Plus d’un étudiant ou chercheur (même un lecteur lambda) s’est un jour demandé : ai-je bien compris ? Est-ce moi où il y a un problème dans ce chapitre ? Et infamie des infamies : Je n’aurais jamais fini ce récit, ainsi ! L’essai de Maxime Decout est déculpabilisant autant qu’il nous enseigne pourquoi nous sommes amenés à nous poser ce type de questions et comment ne plus le faire. La normativité de la lecture et l’impassible position suprême de l’auteur tué par Foucault, remis en cause par Barthes, repensé par Blanchot se retrouve dans l’écriture de l’auteur dans une position plus forte encore : il n’est plus que la subjectivation amoureuse et fétichiste d’un lecteur qui s’approprie un texte comme il s’offre à un corps. Corps-objet que l’œuvre que le lecteur ne peut mal posséder, et ainsi mal lire. Il ne peut que le désirer, le déchirer ou alors, le reconstruire.

Ainsi, de l’érudition sublime d’une histoire littéraire passionnante, l’on chevauche la chronologie inversée d’une bibliothèque universelle comme l’on se promène dans les rayons d’un bouquiniste qui nous appelle aux merveilles.

Mal lire ? soit. Mais lire. Surtout. Absolument. Lire pour rendre concrète l’impensable objectif de la création : insaisissable césure entre le don et la réception.

Je ne saurais, dès lors, et sans jeu de mots, que vous conseillez de mal lire cet essai pour enfin vous donner loisir d’être ce lecteur curieux que l’on ne cesse jamais de devenir, page à page tournée dans l’histoire d’un Art qui depuis toujours interpelle et implore de ne jamais être abandonné.

Votre essai Éloge du mauvais lecteur (Minuit, 2021) s’apparente, par l’enjeu paratextuel, à une farce, qui n’est pas sans rappeler Comment parler des livres que l’on n’a pas lu de Pierre Bayard. On peut y déceler provocation, humour et ironie. Cependant il s’agit bien d’un manuel pédagogique et d’un guide initiatique à la mauvaise lecture qui emprunte à l’histoire littéraire. Pourquoi avoir voulu, ainsi, rendre hommage à ces mauvais lecteurs qui font et fondent notre perception de lecture aujourd’hui ?

Éloge du mauvais lecteur s’adresse en effet directement à son lecteur, il se présente comme un livre dont vous êtes le héros et vous propose, par moments, de véritables travaux pratiques. Il a été pensé comme un manuel pour apprendre à mal lire. Mais mal lire avec art, talent et ruse. C’est qu’il m’a semblé que tout lecteur, face à un texte, se demande surtout comment bien le lire. L’autre question, comment mal le lire, n’est que trop rarement posée. Pourquoi ? Parce que, dans notre culture, bien lire est présenté comme une fin en soi, presque une obligation. Si bien que cette injonction pèse sur le lecteur qui, souvent inconsciemment, fait tout pour ne pas être un mauvais lecteur et en vient à refouler d’autres attitudes qui sont pourtant fécondes et parfois beaucoup plus naturelles. Or j’ai été frappé que les œuvres littéraires, elles, ne font pas systématiquement l’éloge de la bonne lecture et mettent au contraire en scène des mauvais lecteurs, des lecteurs amoureux, haineux, emportés, capricieux, désinhibés et extrêmement inventifs. C’est de la sorte que la littérature vous invite à pratiquer d’autres modalités de lecture parce qu’elle a bien compris que celles-ci sont éminemment créatrices et peuvent enrichir les œuvres.

Vous démontrez, de manière tout à la fois sublime et érudite, la distinction entre la mauvaise lecture comme pratique du lecteur réel et celle qui est racontée chez les personnages. Comment est-il possible de dépasser ses propres mauvaises lectures pour initier autrui ?

Vous touchez ici une question centrale qui est posée tout au long de l’essai : la littérature, en racontant les aventures de lecteurs déments, envoûtés, désinvoltes, cherche-t-elle à nous inoculer le virus de la mauvaise lecture ? Existerait-il un phénomène de contagion de la mauvaise lecture qui passerait du personnage à celui qui tient le livre ? Ce phénomène a été interrogé très tôt dans les textes littéraires. Don Quichotte, par exemple, est un lecteur qui lit de travers, en s’identifiant excessivement aux personnages des romans de chevalerie. On peut penser que Cervantès cherche ainsi à nous mettre en garde contre les dangers de la mauvaise lecture. Mais on constate aussi qu’indirectement le roman fait l’éloge de cette manière naïve de lire et nous donne envie de lire nous aussi comme Don Quichotte, de retrouver cette façon enfantine de fréquenter les livres. Beaucoup d’œuvres ont ensuite joué de ce mécanisme, comme certains textes de Nabokov, d’Éric Chevillard ou de Tanguy Viel. Or ces lecteurs lisent mal mais avec génie. Il a là une initiation à d’autres formes de mauvaise lecture que j’ai voulu accompagner en offrant à mon propre lecteur tout un ensemble de manières de mal lire dans lesquelles il pourra choisir celles qui lui plaisent le plus et à partir desquelles il pourra même inventer ses propres pratiques de mauvaise lecture.

Blanchotienne dans l’âme, j’ai été interpellée par votre usage de la citation « Ce qui menace le plus la lecture : la réalité du lecteur ». Plus loin dans l’essai, vous faites appel au fétichisme et à la relation amoureuse du lecteur face à l’ouvrage. Il y va sans appel à Barthes et son Plaisir du texte. Néanmoins, vous apportez, si je puis dire, quelque chose d’innovant : l’audace. Oser aller à l’encontre pour mieux rencontrer le texte, détériorer des repères. D’une certaine manière, s’agit-il pour vous de dire que le mauvais lecteur serait une mise en retrait d’une certaine normativité littéraire ?

C’est exactement cela. Il existe un imaginaire du bon lecteur qui a imposé un ensemble d’attentes et de normes du bien lire. Cet imaginaire, dont je retrace rapidement la formation dans la société et la littérature, est très puissant. Il agit sur nombre d’entre nous, qu’on en ait conscience ou non. C’est pour cette raison qu’il est si difficile de considérer la mauvaise lecture comme quelque chose de potentiellement bénéfique. Nous avons le plus souvent honte de lire de travers. Nous n’osons pas reconnaître que nous n’avons rien compris à un texte. Nous avons du mal à accepter de ne pas lire une œuvre conformément à ce qu’elle attend de nous. Le but de mon essai est donc de montrer que ces attitudes, trop souvent considérées comme des défauts, peuvent être le point de départ de lectures riches et innovantes. Certes toutes les lectures, y compris les mauvaises, ne se valent pas. Mais cela ne veut pas dire que ce qui est considéré comme déviant ou mauvais doit être systématiquement supprimé, ou refoulé, et ne peut pas servir d’impulsion à des lectures créatrices.

Dans ce manuel et guide littéraire, vous questionnez la problématique de la réception de l’œuvre, en proposant un rappel de ses plus grands théoriciens. Vous montrez comment la réception oscille entre échec, subjectivité et fantasme. Est-ce à dire que le lecteur demeure le maître du mystère et le gardien du chiffre ? A l’exemple de votre étude du roman policier.

L’idée est bien de montrer que la lecture demeure quelque chose d’éminemment subjectif. Elle ne peut pas entrer dans des cadres préexistants. Or, c’est avec la mauvaise lecture, c’est-à-dire une lecture qui refuse de se soumettre entièrement aux exigences du texte, qu’on le perçoit le mieux. La mauvaise lecture est une lecture rebelle qui n’accepte pas de faire taire la personnalité du lecteur, de museler ses envies et ses désirs. C’est bien pourquoi celui qui fait signifier une œuvre est, en dernière instance, le lecteur. Celui-ci est souverain dans son interprétation, tant qu’il prend conscience de ce que le sens qu’il élabore doit à l’œuvre et de ce qu’il doit à lui-même. Vous pouvez par exemple ne pas être d’accord avec la solution dévoilée dans un roman policier et décider de mener votre propre enquête pour démasquer un autre coupable. Il y a là un exemple très éloquent d’une lecture qui ne s’en tient pas au contenu manifeste du texte et qui va à l’encontre de ce que l’œuvre affirme. Dans ce cas de figure, on voit bien que le lecteur est aussi un créateur, ou du moins qu’il recrée le livre à partir de ce qu’il a lu.

Vous dites, je cite à la page 32 : « L’identification fait du mauvais lecteur un captif amoureux de son geôlier ». Le texte lu peut-il devenir un piège dû et mu par nos présupposés, nos préjugés et nos attentes ?

Je me penche en effet sur la manière dont certains textes piègent leurs lecteurs. Beaucoup d’œuvres tentent de nous tromper en nous empêchant de bien les lire. J’avais déjà abordé cette question dans un essai précédent paru aux Éditions de Minuit en 2018, Pouvoirs de l’imposture. J’y étudiais des textes comme La Méprise de Nabokov, Le Bavard de Des Forêts et Un cabinet d’amateur de Perec qui reposent sur une supercherie. Dans Éloge du mauvais lecteur, je prolonge ces réflexions autour d’autres œuvres qui nous bernent alors même que nous savons pertinemment qu’il s’agit de fictions. Avec elles, nous voyons jusqu’où peut aller le pouvoir de la fiction sur le lecteur, même le plus rationnel. On doit alors le constater : nul n’est à l’abri de mal lire. Mais il ne s’agit pas de le déplorer : il s’agit d’en prendre conscience et de s’en réjouir, parce que c’est de la sorte que nous pourrons rénover en profondeur nos manières de lire et la signification des œuvres.

Du lecteur Anonyme au lecteur Modèle, vous entrez par le jeu avec le Mauvais lecteur qui n’en demeure pas moins un lecteur averti, sensé, voire savant. « (…) le lecteur n’est plus uniquement un lecteur naïf : il est aussi herméneute, un raisonneur », p.45.  Comment est-il possible de déjouer le piège de l’interprétation par l’herméneutique ?

Mon analyse part du constat qu’il existe à l’origine, dans la littérature, deux grands types de mauvais lecteurs : le lecteur naïf, qui s’identifie sans modération (Don Quichotte, Emma Bovary), et le lecteur hyper-rationnel, qui analyse en détail les œuvres et en arrive parfois à ne plus pouvoir lire (Des Esseintes chez Huysmans, Bouvard et Pécuchet chez Flaubert). Or ces deux mauvais lecteurs ont fini par se rencontrer dans de nombreux textes. Ceux-ci racontent les déboires d’interprètes méthodiques qui, parce qu’ils échouent à faire signifier une œuvre, basculent irrémédiablement dans la folie. Le constat qu’on peut formuler est que l’analyse lucide et minutieuse d’une œuvre n’est jamais le garant d’une lecture objective. Lire à la loupe peut aussi être une excellente manière de mal lire en laissant libre cours à ses fantasmes.

Vous expliquez qu’ « [il] ne s’agit plus de recevoir [l’œuvre] et d’interagir avec elle : il s’agit de l’attaquer. Cette mauvaise lecture, délibérément interventionniste, a quelque chose du braconnage – ou même de la prédation »., p.137. Est-ce à dire qu’au-delà du crime premier qu’est l’envie et l’enjeu d’interprétation, il s’agit pour le lecteur d’entrer dans le conflit ultime de vouloir re-créer l’œuvre à sa mesure, à son horizon ?

Ce fantasme est commun à tous les lecteurs même si, le plus souvent, on ne se l’avoue qu’à moitié. Il n’est pourtant pas rare de se dire qu’on aurait changé ceci ou cela dans un texte, qu’on aurait souhaité que la fin soit différente, que tel personnage agisse autrement, etc… Ces attitudes peuvent prendre un tour extrême dans ce que j’appelle une lecture interventionniste, c’est-à-dire une lecture qui tente de modifier le texte lui-même. Dans Mac et son contretemps de Vila-Matas, le personnage principal réécrit l’œuvre d’un écrivain qui ne le satisfait pas. Dans Misery de Stephen King, une lectrice séquestre un romancier et le torture pour le forcer à réécrire son prochain livre parce qu’elle n’accepte pas la manière dont il se déroule. Certes je ne saurais vous conseiller de vous comporter de même, mais ces attitudes sont révélatrices de la manière dont nos fantasmes de lecteur peuvent agir sur nos conduites. On y voit comment notre amour des œuvres peut nous pousser à souhaiter qu’elles soient différentes de ce qu’elles sont, jusqu’à essayer de les transformer.

En définitive, et sans oblitérer la leçon finale de votre guide, il s’agit donc pour le mauvais lecteur de rappeler qu’il n’existe aucune bonne lecture. Et d’empêcher ainsi de la figer. N’est-ce pas pour vous, aussi, une façon de rendre compte de tout votre propre parcours de lecteur, d’embûches en crimes, de déroutes en déceptions, d’identifications en fétiches : de donner à lire votre passion sans équivoque pour la littérature et ses démons.

Il est clair que ce livre est un éloge de la littérature et de ses pouvoirs, tout comme il est un éloge de la vie intérieure du lecteur. Il a une origine personnelle, dans mon propre parcours de lecteur. Je suis devenu, avec le temps, une sorte de lecteur professionnel puisque j’enseigne la littérature et que j’écris mes lectures dans mes essais. Or je n’ai pas toujours lu de la sorte. Plus jeune, j’ai lu bien des livres sans rien y comprendre ou en pensant à tout autre chose. J’ai été frappé par ce contraste dont j’ai voulu rendre compte dans Éloge du mauvais lecteur. En écrivant ce livre, j’ai essayé de retrouver ces manières de lire que j’avais abandonnées, parce qu’elles avaient une puissance à laquelle la bonne lecture n’accède pas. J’invite mon lecteur à m’accompagner dans cette redécouverte d’autres façons de lire qu’il a peut-être déjà expérimentées et délaissées.

Lors d’un précèdent entretien plus privé, je vous avais fait part de la lecture avec ma classe de seconde d’extraits de votre ouvrage. Ainsi ce livre n’est pas à considérer comme une lecture pour chercheur érudit ou pour dévot littéraire. L’enjeu pédagogique est très important, le partage de la passion, surtout. Est-ce à dire qu’il est ainsi possible de penser qu’il n’est pas fou de croire en la pérennité et la postérité de la littérature à l’ère du numérique et d’autres enjeux venant l’annihiler ?

Je m’efforce, dans mes livres, de m’adresser à tous les lecteurs. J’essaye toujours de raconter une histoire dans laquelle les œuvres deviennent des personnages dont on suit les aventures. Mes essais publiés aux Éditions de Minuit (En toute mauvaise foi, Qui a peur de l’imitation ?, Pouvoirs de l’imposture, Éloge du mauvais lecteur) forment un ensemble traversé par des questions récurrentes, des obsessions peut-être, sur le mensonge, la mauvaise foi, la tromperie, et par des œuvres communes (Perec, Nabokov, Borges, Henry James…) : chaque livre participe d’un imaginaire littéraire qui m’est propre et dans lequel je fais pénétrer mon lecteur. C’est pourquoi, quand j’interprète une œuvre, je tente toujours de la faire vivre au lecteur, de lui montrer la manière dont, même s’il ne l’a pas lue ou ne s’en souvient pas, il pourrait la ressentir. Les formes que je choisis contribuent à ce projet. Dans Pouvoirs de l’imposture par exemple, le texte ressemble à un roman policier, l’un des genres sur lesquels j’enquête. Dans Éloge du mauvais lecteur, c’est un guide de la mauvaise lecture. Vous voyez donc que, oui, la littérature survit à l’ère numérique, et survit très bien. Elle survit même jusque dans les essais, ce qui, me semble-t-il, est le signe de sa vitalité et de son importance dans nos vies.

 

Lynda-Nawel TEBBANI, Docteure en Lettres, Chercheure en Lettres et Musique et Romancière.

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