Langues maternelles vs langues de substitution : Abdou Elimam plaide pour la démocratie linguistique

« La daridja », qui n’est reconnue ni institutionnellement ni constitutionnellement, alors qu’elle est la langue maternelle de plusieurs millions d’Algériens, peut-elle être considérée d’un point de vue linguistique comme langue à part entière ? Faut-il l’officialiser et la développer à coté de tamazight ou doit-on continuer à la considérer comme un dialecte de l’arabe, dénier sa dimension de langue native et privilégier la promotion du « tamazight standard » et de l’arabe  qui ne sont les langues maternelles d’aucun Algérien ?

Dans une interview accordée à Algérie Cultures autour de son livre récemment publié aux éditions Frantz Fanon, intitulé Après Tamazight, la daridja, le neurolinguiste Abdou Elimam a affirmé que « la darija est une langue à part entière, distincte de l’arabe » et qu’il est urgent de l’officialiser à coté de tamazight et de l’intégrer dans le système éducatif, notamment durant les 4 première années de scolarité. « La langue maternelle ou plutôt native c’est une structure neurologique qui s’imbrique dans l’organe du langage et qui va servir de tremplin à toutes les connaissances qu’elles soient linguistiques ou autres. Tenter de substituer une ‘langue’ autre que celle par laquelle il/elle advient en qualité de locuteur natif/ve, revient à inhiber son module d’ouverture de l’esprit et de linéarisation de la pensée (voire, raisonnement). C’est ce qui se passe avec la présentation de l’arabe classique (ou ‘scolaire’, pour reprendre l’expression de mon ami, A. Dourari) comme ‘ la’ langue de l’apprenant ; mais c’est aussi ce qui se passe avec un tamazight bien distant de la langue native du berbérophone scolarisé ! »  souligne-t-il.

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Tout en considérant que « la généralisation de tamazight (et non pas du kabyle ou du targui, etc.) vise un objectif politique destructeur de cohérences et de cohésions culturelles nationales » étant donné que la langue amazigh enseignée dans les écoles algérienne et très distante socialement et historiquement des parlers amazighs dans la société, il rappelle que si tamazight est langue maternelle pour les uns, elle ne l’est pas pour les autres et qu’il est improductif de l’imposer en non-amazighophones au détriment de leurs langues natives. Autrement dit, Abdou Elimam considère qu’il est tout aussi désastreux d’imposer l’arabe aux amazighophones au détriment de leur langue maternelle que d’imposer tamazight aux autres Algériens dont elle n’est pas la langue maternelle. « Pour raison garder, il conviendrait de nous engager sur des voies saines avec deux objectifs : réinterroger le rapport de tamazight aux langues natives ; d’une part ; et, d’autre part, appliquer le principe universel de démocratie linguistique. Ce dernier ouvre droit à l’utilisation de toutes les langues maternelles sans emprise impérialiste de quelque langue que ce soit. Il faut laisser à la vie le soin de trancher. Aux USA, par exemple, il n’y a pas d’académie pour défendre l’anglais : sa proéminence écrasante est un consensus de fait – même si de nombreuses langues sont inscrites dans les constitutions des États. Mais cela exige du temps, du travail, de l’émancipation civique et bien d’autres critères liés à la modernité, » affirme-t-il.

En effet, selon Abdou Elimam, le seul moyen de mettre fin aux conflits linguistiques récurrents qui secouent la société algérienne, c’est la consécration de la démocratie linguistique qui reconnait leurs droits à tous les citoyens de parler, d’étudier et de promouvoir leurs langues. Pour lui, ce qui est- urgent, c’est, d’une part, la nécessaire solidarité entre tamazight et la daridja, qui sont « les deux béquilles sur lesquelles repose la culture algérienne » et, d’autre part, l’octroi d’un statut officiel à la daridja dans le cadre d’une Algérie démocratique et plurielle. « Tenter de substituer une « langue » autre que celle par laquelle il/elle advient en qualité de locuteur natif/ve, revient à inhiber son module d’ouverture de l’esprit et de linéarisation de la pensée (voire, raisonnement). C’est ce qui se passe avec la présentation de l’arabe classique comme « la » langue de l’apprenant ; mais c’est aussi ce qui se passe avec un tamazight bien distant de la langue native du berbérophone scolarisé ! Ceci nous ramène à la question de l’officialisation. Si ces langues natives telles que le kabyle, le chaouï, le darija, etc. ne bénéficient pas d’une protection institutionnelle, elles risquent d’être écartées des systèmes éducatifs « nationaux » pour laisser se perpétuer des langues de substitution à la fois étrangères au corps social et dépourvues de locuteurs natifs. Tout le monde sait que l’arabe classique n’a jamais eu un seul locuteur natif depuis son émergence (au VII e.- VIII è. siècle). Il faut donc repenser le système d’éducation en termes de ‘bilinguisme positif’ : tamazight – arabe ; darija (maghribi) – arabe. Après trois ou quatre années d’enseignement en  langue native, l’accès à la langue d’État se révèle meilleur et plus productif. Tous les pays qui en ont fait l’expérience en témoignent. Même la Banque Mondiale, après l’UNESCO, en convient et encourage les Etats à abonder dans ce sens, » ajoute Abdou Elimam pour illustrer son propos.

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