« Le couscous est l’une des armoiries du blason identitaire amazigh » (Rachid Oulebsir, écrivain et chercheur en patrimoine)
Rachid Oulebsir dit dans cette interview tout ce qui fait l’épaisseur culturelle du couscous et des pratiques qui y sont liées, et nous rappelle toute sa dimension sociale et économique nécessaire à la reproduction de la société. « Plat convivial par excellence, il permet par son mode de consommation originel plus collectif qu’individuel de favoriser le retissage des espaces –temps de solidarité sociale et de recomposition des tissus sociaux endommagés par des querelles ou de renouvellement de dynamiques fertiles, » estime-t-il en rappelant que la mythologie berbère lui prête des vertus humanisantes d’une extraordinaire originalité.
Le couscous vient d’être classé patrimoine mondial immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Qu’est-ce que ce classement représente pour vous ?
Ce classement du couscous au patrimoine culturel immatériel de l’humanité représente un acte de sauvegarde d’une pratique culturelle multidimensionnelle qui caractérise historiquement la culture nord-africaine. C’est une réparation qui arrive à temps alors que la mondialisation économique et l’uniformisation culturelle effacent à grande vitesse la diversité et la richesse des peuples anciens. Cette reconnaissance présente un intérêt multiforme. Sur le plan symbolique, elle offre un identifiant commun, de plus, aux peuples nord-africains , à ce titre le couscous est l’une des armoiries du blason identitaire de l’amazighité ; sur le plan historique, ce classement exprime l’existence concrète de la civilisation amazighe, une ancienne civilisation avec ses contenus socio- économiques et ses contenants culturels , une culture qui a résisté aux rouleaux compresseurs colonialistes et aux mutations accélérées des modes de vie, dans les actes de production et dans leur expression par des rapports sociaux marchands. Cette reconnaissance réhabilite ainsi la profondeur historique commune des peuples d’Afrique du Nord, et ce qu’ils partagent encore de fondamental malgré les divisions instaurées par les États-Nations.
Ce classement est surtout, de mon point de vue, une reconnaissance du caractère matriarcal de la société nord-africaine, le couscous étant un savoir-faire féminin, l’une des expressions les plus raffinées du pouvoir réel de femme dans la société amazighe.
Le classement au patrimoine culturel immatériel est habituellement suivi de recommandations pratiques faites par l’UNESCO aux États ayant bénéficié de cette distinction, une feuille de route relative à la sauvegarde de ce patrimoine au profit de l’humanité. La reconnaissance ne se suffit pas à elle-même, nous attendons de voir ce que ferons les États de la région des recommandations de sauvegarde inhérentes au classement de ce précieux patrimoine notamment dans l’identification, la préservation et la transmission des cinq dimensions qui forment l’identité de ce patrimoine immatériel.
Le couscous, avant d’être un met que l’on sert à manger dans les foyers et les restaurants, est une pratique culturelle qui obéit à tout un rituel. Quand et dans quelles conditions fait-on le couscous ?
Seksu, ou le Couscous, est la locomotive de l’art culinaire d’Afrique du Nord. Son récent classement au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en est la reconnaissance. C’est à l’évidence le plat principal de la nourriture populaire nord-africaine depuis des millénaires. À ce titre, il a pris avec le temps toutes les dimensions de l’immatérialité ! On le retrouve dans la littérature orale nord-africaine, dans les contes, les légendes, les adages, les poésies, les dictons et proverbes, comme il est porté par les chants, le théâtre, les processions des carnavals. Il est également fortement présent dans les calendriers agraires comme jalons des principaux rituels, dans les pratiques culturelles festives, les cérémonies d’entrée et de sortie des saisons … Le couscous est surtout un outil concret d’évaluation sociale. Pour la femme nord africaine, savoir rouler le couscous est l’une des conditions pour fonder un foyer. Préparer le couscous est un acte culturel capital. Étre choisie par les femmes influentes du village pour s’occuper du couscous lors d’une fête de mariage est une véritable distinction villageoise fort recherchée par les femmes ! Dans les légendes traitant des ogres et des ogresses, on soutient que si ces monstres sont nourris au couscous, ils perdent leur sauvagerie et ne peuvent plus s’attaquer aux humains. Toute une mythologie est amarrée à la gastronomie nord-africaine, et le couscous semble en être l’outil principal d’une grille de lecture.
Le couscous relève d’un savoir-faire d’une grande finesse. Nous avons recensé plus de cinquante recettes de préparation du couscous, de la façon de le rouler à la cuisson, uniquement en Kabylie. La variété des ingrédients, la pluralité des modes de préparation, la multitude des modes de consommations font du couscous un monde gastronomique à part entière.
Le dossier de classement du couscous a été présenté à l’UNESCO par quatre pays maghrébins : l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et la Mauritanie. De quoi cette démarche commune est-elle le nom ?
Le couscous n’est pas seulement roulé, mais il vient de « rouler » pour l’unité des peuples de l’Afrique du nord avec leur profondeur historique amazighe et ce qu’ils ont de bien commun comme l’écriture Tifinagh, le premier roman de l’humanité d’Apulée, etc. Le couscous est hissé ainsi comme l’une des armoiries du blason identitaire amazigh de l’Afrique du Nord.
Cette reconnaissance est-elle l’expression d’une volonté politique commune aux quatre pays, ou est-ce l’expression de l’obéissance à un maître commun, l’ancien colonisateur ! J’ignore si cette démarche est le résultat d’une réflexion locale commune et d’une concertation en amont ou la suite d’un conseil « conditionnel » de l’UNESCO. Il faudra du temps pour connaitre les dessous de la démarche et savoir si les États de la région se sont concertés réellement sur l’objet de leur demande et la démarche à suivre , ou alors il y a eu des dossiers de demandes séparés auprès de l’UNESCO qui aurait suggéré d’unifier le dossier et d’accepter les retombées politiques et les diverses lectures qui en seraient faites. Il est clair que la présentation de dossiers séparés par les quatre pays n’avait aucune chance d’aboutir.
C’est en tout cas l’expression de l’existence d’une civilisation et d’une culture nord africaine à part entière, bien distincte de la civilisation orientale et de celle de l’Occident qui tend à gommer toute la diversité culturelle mondiale, notamment les savoir-faire exprimant l’économie non marchande.
Le couscous qu’on mange à Nouakchott, Marrakech, Bejaïa ou Sfax n’est pas toujours le même. Des différences existent dans la préparation. Peut-on parler pour autant de couscous tunisien, algérien, marocain et mauritanien ?
Il n’y a pas un couscous avec une recette bien précise, mais des couscous avec des modes de préparation et des modes de consommation d’une grande diversité. Les distinctions et les différences ne sont pas à rechercher dans les cuisines « officielles » des États qui ont présenté le dossier commun à l’UNESCO, ou dans les régions de chaque État, mais sur l’Afrique du Nord, entre la gastronomie du monde rural et celle du monde citadin. Les couscous de la ville et ceux de la campagne, expriment deux cultures et deux cosmogonies différentes, voire opposées. Les distinctions, les nuances et les différences sont à clarifier entre le monde paysan des « valeurs d’usage » où le couscous est réellement un identifiant culturel, une des expressions vivaces d’un mode de vie quotidien et le monde urbanisé ordonné par « des valeurs marchandes » où le couscous est un simple produit de consommation parmi d’autres avec sans doute quelques particularités exotiques ostensibles . La problématique n’est pas tant, à mon sens, de parler de couscous tunisien, marocain, algérien et mauritanien, mais de savoir dans quel pays le couscous est véritablement un patrimoine culturel avec ses cinq dimensions telles que définies par la convention de sauvegarde émises en 2003 par l’UNESCO.
Dans les principales occasions, les fêtes de mariages, les banquets, les obsèques, les fêtes de circoncision, Yennayer, les week-ends, etc., on sert le couscous. Pourquoi ? À quels règles ou objectifs obéit cette pratique ?
Le couscous reconnu dans les temps anciens comme médicament de la pharmacopée traditionnelle était commandé par les souverains du Moyen-Orient par chargements entiers. Notons que le couscous est indissociable de l’huile d’olive sur tout le pourtour de la méditerranée. Des études devraient être faites sur le rapport entre la longévité des montagnards de l’Atlas, des Aurès et de Kabylie et la consommation du couscous à l’huile d’olive, notamment le couscous de semoule d’orge complète. Le couscous est le vecteur culturel populaire des valeurs principales de solidarité, d’hospitalité, de fraternité et de pérennité du groupe social. Il a acquis ce statut avec le temps en tant que nourriture essentielle incontournable. Plat convivial par excellence, il permet par son mode de consommation originel plus collectif qu’individuel de favoriser le retissage des espaces –temps de solidarité sociale et de recomposition des tissus sociaux endommagés par des querelles ou de renouvellement de dynamiques fertiles. Symbole d’abondance, on y fait référence dans les croyances liées à la fécondité par la multitude de ses grains, et à la fertilité par son gonflement à la vapeur. Exprimant les principaux moments de la vie de groupe, il est compris comme ferment et catalyseur de l’évolution sociale. Combien de fois n’a-t-on pas entendu « C’est pour quand ton couscous ? » pour fixer la date d’un mariage, ou encore « On vient de sortir son couscous » pour dire qu’une personne est décédée ! Les représentations cosmogoniques d’avant les religions monothéistes font une place particulière au couscous comparé à la voute céleste avec ses constellations et ses profondeurs étoilées.