« Le sacré des uns n’est pas le sacré des autres » (Rachid Benzine, écrivain, islamologue)

Tout en affirmant que c’est « l’insécurité » dans leur vie de tous les jours qui pousse les musulmans à se cramponner à la religion perçue comme seule réalité stable et à rejeter les penseurs qui prônent un « islam libéral », Rachid Benzine rappelle qu’ « une religion, c’est une addition et une articulation complexe d’éléments multiples » : la culture, l’histoire, la philosophie, la psychologie, etc. Pour lui, au-delà du « message premier », la religion est « nécessairement une affaire d’hommes » et elle est inévitablement marquée par « l’humanité de ceux-ci », c’est pourquoi il plaide pour « l’entrée du lecteur dans l’intelligence du Coran ».

Vous êtes islamologue, vous défendez l’idée qu’à chaque nouvelle époque, le texte coranique doit être réinterprété. Qu’est-ce qui explique la non-adhésion de la grande majorité des musulmans aux nouvelles interprétations de Mohamed Shahrour par exemple, Mohamed Arkoun et bien d’autres ?

Le Coran, pour les croyants est une parole vivante, énoncée voici quatorze siècles et répétée, transmise souvent avec amour depuis. Cette parole est à chaque fois appropriée personnellement par ceux qui s’en nourrissent, comme elle est appropriée de manières diverses par les groupes qui s’en saisissent à des moments précis, dans des contextes toujours singuliers. Au vrai, il n’y a pas de lecture sans interprétation. Toute personne qui lit un texte, quel que soit le statut de celui-ci, le reçoit avec ce qu’elle est, avec sa culture, avec sa sensibilité, et elle interprète ce qu’elle lit. Il n’y a pas de lecture impersonnelle, neutre. Si l’on est croyant, on ne peut que croire que, à travers cette parole coranique, Dieu vous parle aujourd’hui, pas dans une culture de l’antiquité tardive dont faisait partie l’Arabie du VIIème siècle de l’ère commune, mais dans la société qui est la vôtre maintenant. Depuis quatorze siècles, les musulmans vont d’interprétations en interprétations. Certes, selon les époques, les grands commentaires coraniques savants sont plus ou moins nombreux, et les lois édictées en se réclamant du texte coranique sont plus ou moins réactualisées, mais c’est une illusion de croire que l’interprétation aurait cessé. On raconte, en effet, que depuis plusieurs siècles, « les portes de l’ijtihad » auraient été fermées. Mais ce qui s’est théoriquement arrêté, ce sont les interprétations canoniques, officielles, j’ai presque envie de dire politiques, à prétention absolue. Mais quand l’empire ottoman s’est développé, a pris possession de toute une partie du monde musulman, n’a-t-il pas tenté d’imposer sa vision et son organisation de l’islam selon l’interprétation qu’il en faisait ? À notre époque, les savants wahhabites saoudiens, aidés par la monarchie des Séoud et par l’argent du pétrole, ne parviennent-ils pas à imposer leur conception de l’islam qui n’est certainement pas « l’islam de toujours » ?

En ce qui concerne les deux grands intellectuels musulmans que vous évoquez, feu le Professeur Mohammed Arkoun, un fils de l’Algérie qui fut un de mes maîtres, et le penseur syrien Mohamed Shahrour, décédé en décembre 2019, nous ne sommes pas vraiment en présence de « nouvelles interprétations ». Mohammed Arkoun, qui distinguait « fait coranique » et « fait islamique » comme deux moments successifs du développement de l’islam, avait le souci de vérifier en quoi les sciences humaines contemporaines peuvent favoriser des compréhensions plus justes de l’histoire de l’islam et de l’histoire de la pensée religieuse musulmane. Quant à Mohamed Shahrour, il s’est efforcé de mettre en lumière tout ce qui, dans l’islam, relève de l’historique et du culturel. Il plaidait pour un retour exclusif au Coran, considérant que la Sunna et le Fiqh sont des produits politiques et culturels des premiers siècles de l’islam. Les masses musulmanes, souvent très insécurisées dans leur vie de tous les jours, se cramponnent à leur religion qui leur parait la seule réalité stable et sécurisante. Quand des intellectuels posent des questions, invitent à une approche distanciée ou critique de la religion, alors la peur enfle, et ces « nouveaux penseurs de l’islam » sont rejetés.

Vous avez écrit un ouvrage phare, Le Coran expliqué aux jeunes. Pensez-vous  réellement qu’on doit l’expliquer aux jeunes et ne pas l’ignorer complètement ? Quelles étaient vos motivations pour écrire un tel ouvrage ?

Mon livre Le Coran expliqué aux jeunes est destiné aux jeunes de 15 ans… à 105 ans! Edité pour la première fois en 2013, cet ouvrage s’efforce de partager une part au moins de ce que nous pouvons savoir du temps de la première énonciation coranique. Il parle du monde dans lequel a vécu le prophète Muhammad, l’imaginaire de l’époque et les représentations, de la culture des premiers auditeurs du Coran, de la façon dont la parole énoncée a fini par devenir un texte, devenir le « corpus clos » que nous connaissons. Il tente, également, de faire découvrir comment le Coran est construit, quels sont les genres littéraires qui sont utilisés et quels sont les thèmes principaux qui reviennent sans cesse. Autrement dit, mon livre a pour ambition de faire entrer le lecteur dans l’intelligence du Coran. J’ai presque envie de dire, pour parodier un célèbre  dicton: « Un honnête homme ou un croyant averti en vaut deux! ». Une approche informée, instruite d’une religion est certainement le meilleur rempart contre l’obscurantisme et le fanatisme.

On entend souvent l’expression « Ils sont en train de salir l’Islam », c’est-à-dire tuer en son nom, lui coller les mauvaises qualités. De ce point de vue, pensez-vous que l’islam est fondamentalement propre ?

Pour les musulmans, l’islam ne peut qu’être beau dès lors qu’il est conçu et regardé comme « la religion de Dieu », une religion créée, ordonnée par Dieu lui-même. Mais, depuis l’énonciation coranique sortie de la bouche du prophète Muhammad, cette religion s’est néanmoins construite dans des contextes historiques précis, avec des aléas de l’histoire (comme la fracture des débuts entre « chiites » et « sunnites » ), des apports humains extraordinaires ( comme l’œuvre du Perse al-Tabari au Xème siècle de l’ère commune ), des drames et des horreurs ( les guerres intestines au monde musulman, en particulier )… Car une religion, on l’oublie trop, c’est une addition et une articulation complexe d’éléments multiples. Il y a, bien entendu, le message premier, avec presque toujours le surgissement d’une parole devenue texte. Mais très vite il faut des gardiens de la pureté de ce texte. Une doctrine, des interprétations se voulant orthodoxes, en fidélité au message primordial se développent, doivent s’imposer. Des corps de savants naissent, ainsi que des corps de desservants du culte. Des lois religieuses sont élaborées. Des cultures sont fécondées, etc. C’est ainsi qu’une religion, devenue nécessairement affaire d’hommes, ne peut qu’être marquée par l’humanité de ceux-ci. Pour le meilleur… et pour le pire. Les grandes religions du monde – et l’islam en fait évidemment partie – ont toutes produit des choses merveilleuses… mais aussi des horreurs, notamment des violences religieuses meurtrières. Dans le déroulement de leur histoire, toutes les religions connaissent ainsi des « salissures », des dévoiements, des perversions. Toutes connaissent, en divers moments, des trahisons venues de leurs fidèles, et parfois de leurs dirigeants. Beaucoup de musulmans réalisent enfin que des forces diverses – Etats, courants de pensée, groupes terroristes… – instrumentalisent leur religion, en font un outil de domination, d’oppression, de terreur. C’est une prise de conscience nécessaire, qui doit conduire à une vraie mobilisation, en particulier contre tout ce qui est islam politique, islam idéologique, islam aliénant pour la liberté de l’homme et de la femme. La raison d’être de l’islam, c’est de permettre à chaque être humain de laisser grandir en lui sa dimension spirituelle.

Cette année, vous avez publié une œuvre qui a été très bien accueillie par les médias et la critique : Dans les yeux du ciel. Les réseaux sociaux témoignent de sa belle réception de la part des lecteurs. Le nom du personnage Nour est paru aussi dans un autre ouvrage, Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? Qui est Nour réellement ?

Comment, dans un monde plongé dans tant d’obscurités, ne pas chercher la lumière ? Si, dans deux de mes ouvrages, l’héroïne s’appelle Nour, ce n’est, en effet, pas innocent. Nour en arabe signifie la lumière lunaire en pleine obscurité. Cela dit, il s’agit de personnages différents. L’une prostituée emportée dans un mouvement de révolution populaire, l’autre jeune femme très instruite devenue épouse d’un combattant djihadiste, représentent deux grands témoins de notre temps, deux témoins féminins dont la destinée éclaire notre actualité, éclaire les réalités du monde présent. Leur prénom est significatif, comme est significatif le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Trop souvent – et c’est sans doute plus vrai encore dans le monde arabo-musulman –, les femmes sont considérées comme des acteurs secondaires de l’histoire. Or elles sont des actrices essentielles, qui vivent au plus profond de leur chair les évènements. N’oublions pas que ce sont elles qui enfantent les hommes, et donc enfantent le monde!

Dans le monde arabe, y compris le Maghreb, la laïcité et la sécularisation sont deux notions qui troublent certaines consciences. Pourquoi ? Peut-on dire que les gouvernements utilisent la religion comme « opium », comme dirait Marx ?

Il faut déjà faire la distinction entre sécularisation et laïcité, même si la laïcité telle qu’on la comprend en France est fille de la sécularisation. La sécularisation, c’est ce mouvement de séparation des domaines et des pouvoirs qui a commencé à surgir dans l’histoire de l’Occident avec la Renaissance et l’éveil de la tolérance, c’est-à-dire aux XVème et XVIème siècles. Penseurs, artistes, scientifiques, médecins… ont alors obtenu que la théologie et le pouvoir des clercs (alors l’Eglise Catholique) leur laissent la liberté de penser, de chercher, de créer, de découvrir sans leur imposer leurs dictats. C’est ce qu’on appelle la séparation des domaines : le domaine religieux et les domaines philosophique, littéraire, artistique, médical, scientifique, etc. La laïcité, c’est la neutralité, le non-engagement des institutions politiques et juridiques d’un pays par rapport aux doctrines et aux intérêts religieux. Comme le dit une loi française de 1905 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Dans le monde arabo-musulman, malheureusement, sécularisation et laïcité sont généralement associées à la promotion de l’athéisme. Les deux termes arabes employés depuis quelques années, « ‘ilmaniyya » (que l’on peut traduire par « scientisme ») et « ‘almaniyya » (traduisible par « qui est du monde » ), ne permettent guère de dissiper ce malentendu… qu’entretiennent, évidemment, les forces qui ne veulent pas ouvrir les portes de la liberté de penser, les portes de la liberté individuelle.

Les pays européens assistent aujourd’hui à une violente vague de terrorisme islamiste dont l’origine est probablement la controverse suscitée par Charlie Hebdo. Quelle lecture donnez-vous à ces événements ?

Il est certain que la republication, par l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo, de caricatures mettant en scène le prophète de l’islam de manière désobligeante, est de nature à mettre le feu dans un certain nombre de pays musulmans du monde, y compris dans des sociétés plus paisibles que d’autres. Nous sommes vraiment en présence de deux modes de pensée qui s’affrontent, mais aussi en présence de sensibilités opposées. D’un côté la société française majoritaire, qui est largement déchristianisée et qui revendique son émancipation par rapport à toute religion, proclame le droit de tout critiquer, de tout caricaturer, au nom de la liberté d’expression érigée en principe non négociable encadrée par le droit. De l’autre, les sociétés musulmanes qui n’ont pas la même histoire d’émancipation des individus, qui restent façonnée par la religion, et qui se sentent offensées. Se font un peu face à face deux absolus, deux sacrés, deux irrédentismes. Pour désamorcer le conflit, il importe que les deux camps se parlent, s’écoutent, comprennent comment l’autre fonctionne. Le sacré des uns n’est pas le sacré des autres. Tout excès de sacralisation peut mener à la violence. Pour que les passions s’apaisent, il faut que circule la parole et que chacun soit en capacité de prendre une certaine distance à l’égard même de ce qu’il pense ou croit. Pour la religion, je dirai que seule la critique sauve le religieux, de ce qui le menace : L’idolâtrie. Seul Dieu est absolu. Certains croyants peuvent sacraliser et idolâtrer les représentations qu’ils ont de Dieu ou du Prophète.

Selon vous, pourquoi l’islam arrive-t-il à mobiliser tant de gens malgré les violences qui se font en son nom aujourd’hui ?

Les musulmans ne sont pas guéris des siècles de marginalisation sur la scène d’un monde longtemps dominé par l’Occident. Ils n’ont pas oublié les humiliations du passé… et, moins encore, celles d’aujourd’hui. Ils se vivent comme assiégés, comme les perdants de l’histoire. L’Occident, paradoxalement, témoigne chaque jour un peu plus de sa peur du monde musulman, de sa peur de l’islam, mais les masses musulmanes, elles, se vivent comme les victimes permanentes de cet Occident encore dominateur. L’islam mobilise parce qu’il permet à ses fidèles de penser qu’ils ont Dieu de leur côté, et le triomphe ne peut qu’appartenir à Dieu. La foi musulmane permet aussi de croire que, si l’on n’a pas le bonheur en ce monde, on l’obtiendra dans le monde futur dès lors qu’on se sera comporté en bon et fidèle croyant.

 

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