« Les Juifs algériens ont résisté plus de 30 ans au décret Crémieux» (Hedia Bensahli, auteure de « L’Algérie juive »)

La sortie de L’Algérie juive – L’Autre moi que je connais si peu[1] de Hedia Bensahli vient bouleverser le paysage éditorial algérien et français en proposant au débat, d’une manière extrêmement rigoureuse, les tabous les plus têtus sur les Juifs d’Algérie. Publié en France (Éditions ALTAVA) et en Algérie (Éditions Frantz Fanon), ce livre très documenté soulève nombre de questions, ouvre des champs et apporte des éléments d’informations très précieux sur la trajectoire multimillénaire des Juifs en Algérie, leur apport à ce pays et l’ambiance dans laquelle ils ont vécu pendant des siècles. « Il est des livres dont le titre pointe telle une pépite d’or à moitié cachée dans la terre, attirant le regard comme pour dire : vois, il y a ici un point lumineux auquel tu ne t’attendais pas, viens creuser, tu trouveras peut-être un trésor. Le livre de Hedia Bensalhi que vous tenez entre vos mains est de cette famille-là, par la simple alliance des mots qui affirment à la fois une présence juive en Algérie, et une altérité à explorer, dans une démarche à la fois forte et singulière », écrit à juste titre Valérie Zenatti dans sa préface. Entretien.

 

L’Algérie juive – L’autre moi que je connais si peu est un livre à la fois courageux et provocateur. Courageux parce que vous y abordez un sujet considéré comme une menace pour la vision monolithique de la culture qu’ont les dirigeants en Algérie et parce que vous défendez, arguments à l’appui, la singularité de la trajectoire des juifs algériens. Plus d’un mois après la sortie de votre livre en France et en Algérie, quel bilan faites-vous de sa réception ?

Vous estimez mon essai « courageux et provocateur ». Personnellement, je ne le perçois pas ainsi. Écrire sur un tel sujet me semble naturel pour contribuer à écarter la seule menace : l’ignorance de sa propre histoire qui donne parfois lieu à des ressentiments (de tous les côtés), laissant la part belle à des poncifs, souvent nauséabonds et surtout à des « inquiétudes » injustifiées. Depuis que j’ai annoncé la publication de mon livre, je reçois de toutes parts, outre des félicitations, de l’enthousiasme et… quelques insultes de la part de ceux qui se sont arrêtés au titre (avant même sa lecture), des bribes de représentations de l’Histoire qui montrent bien que les « connaissances » sont souvent biaisées. Il y a donc ceux (Juifs et musulmans et autres) qui veulent s’informer, en savoir plus, parce qu’ils sentent que l’histoire n’est pas véritablement ou totalement dite, et ceux qui refusent de remettre en cause leur propres idées sur la question. Les représentations sont généralement construites sur l’expérience que l’on a d’un sujet ; or il s’avère que le vide concernant ce pan de l’histoire est abyssal. S’il existe des textes académiques sérieux, ils ne sont pas forcément à la portée de tous, ni d’ailleurs disponibles (en Algérie). Beaucoup de gens se rabattent sur le peu qui reste, comme de rares expériences personnelles, souvent racontées par leurs aînés, ou des sites, souvent propagandistes, qui inondent la toile, colportant des discours trompeurs, formatés idéologiquement par des pensées de plus en plus dominantes, et cela quel que soit l’endroit où l’on se trouve.

Concernant les dirigeants algériens que vous semblez incriminer, je rappelle à leur décharge, et pour être honnête, qu’aucune loi n’interdit l’écriture de cette histoire. Le livre n’est censuré ni en France, ni en Algérie.

Ce qui est frappant dans votre livre, c’est d’emblée le nombre et la diversité extraordinaire des sources que vous avez utilisez pour l’écrire. Pourquoi un éventail aussi large de références ? Vous vous êtes-vous sentie en terrain miné en écrivant ce livre ?

Le sujet est délicat, c’est vrai. Mais l’histoire ne s’invente pas. Je ne pouvais pas fabuler ; Je devais donc lire d’abord, écouter, et partager aussi par le biais de mon travail cette expérience livresque. Lors de la conception de cet essai, il y a eu deux temps : celui de la lecture et de la réflexion, puis celui de l’écriture que je souhaitais accessible au plus grand nombre. Je m’appropriais le sujet en imaginant les questions et surtout les contre-arguments des uns et des autres. L’équilibre devenait nécessaire dans un travail qui se voulait avant tout pacifique et pacifiant, sans sombrer dans la démagogie. Il y a aussi la multiplicité des domaines abordés : l’antiquité, la période musulmane, les phases de la colonisation, le syncrétisme… Chaque sujet nécessitait une recherche sérieuse, donc plusieurs lectures.

J’ai rencontré dans mes investigations un problème lié aux sources parce que pour un même événement, on pouvait trouver dans la masse documentaire tout et son contraire (j’exagère à peine). Pour m’imprégner le plus objectivement possible de l’esprit de chaque époque, il fallait multiplier les lectures pour déceler des arguments forts, et surtout pertinents et probants, émanant des différents auteurs. La multiplicité des sources montre aussi que les historiens sont nombreux à proposer un discours qui contrecarre la pensée dominante que parfois j’estime de connivence.

Au tout début du livre, vous interrogez la notion de dhimmi à travers laquelle est analysée la situation des Juifs dans le monde musulman et vous allez à contre-courant de l’opinion dominante, y compris chez certains historiens spécialistes du domaine juif comme Georges Bensoussan. En effet, Monsieur Bensoussan considère que les Juifs ont toujours vécu dans l’infériorité dans le monde musulman. Vous démontrez, en faisant un peu d’histoire et d’anthropologie, que la capitation a toujours existé dans toutes les cultures de la Méditerranée, qu’elle a été pratiquée même par les Chrétiens, et qu’elle concerne tout le monde, même les musulmans. À travers votre analyse, vous rendez caduque toute affirmation basée sur la notion de dhimitude dès lors elle est à la fois vague, commune à toutes les cultures de la Méditerranée et donc ne concernant pas exclusivement les Juifs mais tous les étrangers se trouvant sous un pouvoir donné. N’est-ce pas là une façon de lire l’histoire à posteriori ?

Dans mon texte, je distingue théoriquement la jizia (taxe) de la dhimma (statut). Par contre, et j’insiste, je ne prends pas à mon compte le terme « dhimmitude » qui est un concept à mon sens raciste vis-à-vis des musulmans, inventé en 1980 par la politiste égyptienne Bat Ye’or pour les essentialiser. La jizia correspond à peu de chose près à ce qu’on appelle en français la capitation ; c’est une taxe citée dans le Coran, donc qui existait déjà du temps du Prophète et infligée aux vaincus ; alors que la dhimma est un statut juridique conçu par les califes à peu-près deux siècles plus tard. Dans mon essai, c’est la capitation qui a été couramment pratiquée par tous les vainqueurs, aussi bien occidentaux que les autres, pendant des siècles, et je donne quelques exemples précis. C’est ainsi que les humains marquaient leur suprématie. Concernant Georges Bensoussan, et d’autres auteurs d’ailleurs, c’est le « toujours » qui me pose problème, il va de pair avec des expressions comme « le monde musulman » qui suppose à une image monolithique, rigide, même austère, se voulant unique et globale (et paradoxalement confortée par certains musulmans eux-mêmes(?)). Ce « monde musulman » correspond plus à une représentation qu’à une réalité : la vision du monde et la culture d’un Afghan n’est pas celle d’un Algérien, ni celle d’un Ouïghour. Des historiens nuancent maintenant ce statut en soulignant que les gens du Livre n’ont pas tous subi le même traitement et que la pratique de la dhimma dépendait de plusieurs facteurs liés aux hommes et à l’histoire de chaque région. Donc la surgénéraliser est une erreur parce que ce n’était pas une règle observée scrupuleusement par tous les souverains, ni dans tout les espaces musulmans s’étendant sur trois continents, ni encore à toutes les époques (treize siècles avant son abolition). Les Juifs et les Musulmans vivaient généralement en bonne intelligence et sereinement, malgré quelques pogroms. La maltraitance, qu’il faut reconnaître, n’a cependant jamais été systématique comme certains auteurs le prétendent. Même la jizia n’a pas toujours été exigée. Les historiens, pour rendre compte de cette relation des Juifs avec les musulmans, devraient préciser l’époque et le contexte historique précis, ceci pour nuancer leurs discours.

Aussi, si l’on entend la dhimma comme la désignation d’un statut inférieur d’une partie de la société ayant moins de droits, alors on peut en effet avancer qu’elle a aussi été pratiquée sous d’autres appellations par d’autres peuples, à des degrés peut-être différents, je dirai parfois pires si l’on fait référence à l’inquisition, ou au nazisme. Dans les temps anciens, et jusqu’au 20e siècle pour la France coloniale par exemple, l’imposition de taxes particulières et la relégation à un statut inférieur étaient un fait, cela s’appelait l’Indigénat dans les colonies. Il faut cependant retenir que tout cela fait partie de l’histoire heureusement révolue. Il existe maintenant les « Droits de l’Homme », même s’ils sont encore bafoués dans certaines régions du Monde.

Donc, dans mon texte, il n’est pas question de posteriori, ni d’a priori, je voulais ébranler et casser l’idée consistant à considérer les Musulmans comme ayant été les seules et uniques discriminateurs que le monde ait connus, et les juifs des parias qui auraient bien mérité les mauvais traitements. Ces deux représentations simplistes, elles-mêmes discriminatoires, sont devenues insupportables, parce que tendancieuses, menant à des réactions exacerbées, si ce n’est au racisme.

Vous parlez de la coexistence entre les Juifs et les Musulmans en Algérie et vous allez jusqu’à parler de syncrétisme judéo-musulman en vous appuyant sur des exemples concrets comme le culte de Saints communs aux deux communautés, la musique, la gastronomie, etc. Évidemment, les traces de ce syncrétisme n’ont pas disparu de la culture algérienne et sont toujours perceptibles selon vous. Pouvez-vous nous en donner quelques-unes ?

Le syncrétisme est un fait admis par plusieurs auteurs. Hadj Miliani[2] utilisera le terme arabe « turath », dont le sens dépasse la notion de patrimoine. Il le conçoit « tout à la fois comme biens issus de l’histoire culturelle passée et comme ‘‘racines’’, c’est-à-dire des formes médiatrices symbolisant les multiples ancrages d’une identité permanente (au sens du Même) ». Je pense que cette définition est la plus appropriée parce qu’elle souligne la longue construction identitaire dans une relation-fusion qui a engendré ce syncrétisme. Rien, ni personne n’obligeait les gens à vivre ensemble pendant des siècles. Ils l’ont fait parce qu’ils le voulaient bien. S’il y a eu parfois quelques exactions, elles n’ont pas visé la conversion forcée des Juifs, encore moins leur extermination. Plusieurs textes montrent bien que leurs lieux de culte étaient respectés, et qu’ils pouvaient travailler et vivre en toute quiétude comme le reste de la population, et avec elle. Le besoin de partager la même langue est un marqueur fondamental de ce syncrétisme. Dans mon texte, j’aborde la révération des sages : Issachar Ben-Ami, qui a fait une enquête de terrain, révèle par exemple qu’il existe 126 saints révérés communément par les Juifs et les Musulmans uniquement au Maroc ; d’autres exemples concernent l’Algérie, comme Sidi Yacoub à Blida, ou encore le Rabbin Ephraïm[3]Ankaoua à Tlemcen qui sont révérés par les deux communautés jusqu’en 1962. Il y a aussi l’exemple de la musique dite andalouse pratiquée sans distinction de religion. J’écris d’ailleurs que « les rapports entre les musiciens juifs et berbéro-arabe − avec leurs admirateurs − se caractérisent en général par un esprit communautaire, je dirai dans le sens corporatiste : les uns et les autres se sentent appartenir à une communauté d’artistes partageant la même expérience émotionnelle et pratiquant la musique comme un genre de vie ». Ces deux traditions étaient totalement partagées par les deux communautés, dans le Maghreb en tous cas et en Algérie et montrent bien que le vivre ensemble a été possible. D’autres marqueurs de syncrétisme sont présents, comme l’art culinaire partagé, quasi identique, et avec la même désignation dans les deux cultures (la tchektchouka par exemple), la tradition vestimentaire comme entre autres la ghelila ou la chechiya soltani de tlemcen… Il y a aussi la joaillerie puisque les orfèvres étaient essentiellement juifs (les musulmans évitaient ce genre d’activité), ou encore les rites dans la célébration des mariages, la cérémonie du henné, etc. Toutes ces pratiques étaient communes. Un des exemples édifiants montrant le brassage des cultures reste la langue (le judéo-arabe, le judéo-berbère). Pour que des langues naissent, il faut une très longue mixité sociale effective. Ces sujets ne sont que rarement étudiés, et c’est dommage de laisser ces béances créer des gouffres.

Dans un des chapitres de votre livre, vous retracez le parcours de Pierre Ghenassia, mort en chahid pour l’indépendance de l’Algérie, d’une façon extrêmement émouvante. La lettre qu’il a envoyée du maquis où il exprime son engagement pour la liberté et l’indépendance de son pays, l’Algérie, est probablement le concentré le plus bouleversant de ce qu’est l’algérianité dans sa richesse et sa pluralité. Que représente cette figure pour vous ? Pourquoi Pierre Ghenassia particulièrement ?

Évoquer l’engagement pour la patrie suppose de l’objectivité, mais aussi de l’émotion en ce qui me concerne. Si plusieurs Juifs se sont engagés lors de la Guerre d’Algérie pour l’indépendance, les inconnus sont aussi légion. La courte vie de Pierre Ghenassia, ce jeune garçon très peu connu, presque anonyme, est similaire à celle de mon oncle Hacène : même ville, même âge, même école, mêmes rêves, même amour pour la patrie et même engagement. Ils sont tous les deux morts sans sépulture dans le maquis pour permettre aux combattants plus aguerris de s’éloigner avec les armes. Donc penser à mon oncle, c’est penser indubitablement à tous ces jeunes qui ont offert le meilleur d’eux-mêmes à cette Algérie en laquelle ils croyaient. Étant moi-même native de Ténès, je pouvais enquêter sur celui que tous les anciens appellent encore avec tendresse Pierrot. J’avais donc la possibilité de comprendre, avec la particularité de cette petite ville, l’esprit de l’époque, le contexte, les circonstances, et surtout le cheminement du jeune Pierrot, les raisons sincères de son engagement qu’il trace d’ailleurs dans sa dernière lettre envoyée à ses parents. Son histoire est d’une noblesse absolue. Il me fallait la raconter. Je l’ai écrite aussi pour ouvrir un champ : Toutes les villes, tous les villages n’ont pas eu forcément la même histoire coloniale. Ces parcours, tous particuliers dans la grande Histoire qui les englobe, doivent être racontés parce qu’ils permettent de nuancer, mais aussi d’humaniser les engagements.

Beaucoup pensent que lorsque la France a promulgué le décret Crémieux, les Juifs algériens ont accueilli cette décision favorablement. S’il est vrai qu’une certaine catégorie a effectivement applaudi ce décret, vous évoquez dans votre livre une résistance farouche qui a duré plus de 20 ans contre l’application du décret Crémieux. Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur la genèse de cette résistance menée par le président du consistoire d’Oran El Kanoui ?

Il n’est pas simple de résumer cette histoire parce qu’elle est liée à plusieurs facteurs enchevêtrés que j’explique dans mon essai. Relater cet épisode méconnu a été difficile parce que peu en parlent et les discours sont parfois discordants, et même tendancieux. Nombreux sont ceux qui pensent que tous les juifs étaient assimilationnistes, ce qui est faux ! Seule une minorité nantie pensait que se rapprocher du colonisateur était une opportunité. Le reste de la population juive vivait simplement, et proche des musulmans. Pour El Kanoui, imposer la naturalisation (décret Crémieux) était d’une violence inouïe pour ses coreligionnaires qui n’admettaient pas de modifier leur culture locale ancestrale, leur mode de vie. Cet homme a aussi servi d’intermédiaire pour les musulmans. À Oran, il a donc fédéré autour de lui les Juifs mécontents dans sa lutte anti-consistoriale (il faut lire l’essai) qui durera une trentaine d’années. Il s’est battu, par les urnes contre ses adversaires qui l’accusaient d’entretenir l’obscurantisme des Juifs algériens, alors qu’ils étaient simplement désireux de rester fidèles à leur culture. La preuve la plus tangible du rejet de la citoyenneté remonte à quelques années avant le fameux décret Crémieux : sous Napoléon III, ils avaient eu la possibilité de demander la citoyenneté ; ils ne l’avaient pas fait pour les mêmes raisons ! Aussi, le contexte était aussi assez particulier et les Juifs se savaient haïs : nous sommes dans la période antijuive menée par de très nombreux Français d’Algérie qui n’admettaient pas que les Juifs soient affranchis du statut d’Indigène. La période est alors marquée par l’obsession « remplaciste ». Des discriminations et des massacres ont eu lieu et les musulmans ont aidé les Juifs ; là aussi, personne n’a jugé bon de s’intéresser à cette solidarité pourtant effective. Le terme antisémitisme[4] n’était pas encore utilisé, mais la haine des Juifs était bien présente. Donc cette naturalisation, (dans les faits et non telle que retenue par certains) n’était pas très approuvée par les uns et par les autres. La lecture de l’essai permet justement de situer les enjeux complexes de cette période très violente.

À l’indépendance, beaucoup de Juifs algériens sont partis chacun pour des raisons particulières probablement. Mais, selon vous, quelle est ou quelles sont les raisons principales du départ massif des juifs en 1962 ?

Le but de ce livre n’est pas de lisser les aspérités de cette histoire complexe qui a souvent été très douloureuse, mais de la nuancer. La conscience collective algérienne n’a gardé qu’une seule raison : « ils nous ont trahi ». Pourtant, il y a plusieurs raisons qui ont poussé les Juifs d’Algérie à quitter leur pays. Après plus d’un siècle de culture assimilationniste imposée aux Juifs, certains ont jugé bon de partir comme les Français d’Algérie (et certains algériens aussi), et cela malgré la volonté du FLN de reconnaître leur autochtonie. D’autres sont partis la mort dans l’âme, parce qu’ils espéraient vraiment continuer à vivre dans ce pays qui accueillerait en son sein tous ses enfants ; des familles entières, pourtant indépendantistes, sont partis. Les motivations des départs relèvent aussi de la propagande et de la peur générée par la guerre, la torture, particulièrement dans ses dernières années lorsque l’OAS a pratiqué sa politique de la terre brûlée ; il y a eu aussi les représailles des Algériens dans certaines régions. Et puis s’est infiltré cette idée que le pays, une fois indépendant, serait strictement musulman, ce qui pouvait suggérer une instabilité pour les Juifs et surtout peut-être un déclassement social. Le sionisme en tout cas n’a concerné qu’une infime minorité, à tel point qu’un procès public, très peu connu et cité par Yossef Charvit[5], a été tenu en 1963 à Jérusalem contre les Juifs algériens parce qu’ils ont refusé d’immigrer « en masse » vers l’État d’Israël. Quelques-uns sont revenus en Algérie après l’indépendance (les Pieds-rouges) pour aider le pays à se mettre debout ; d’autres, peu nombreux, refusant l’exil, sont restés malgré tout… On peut comprendre que la situation a été très complexe et ne peut souffrir, historiquement parlant, de raccourcis.

Aujourd’hui, malgré les siècles d’histoire partagés dans la proximité et souvent l’harmonie et l’enrichissement mutuel comme vous le décrivez dans votre livre, les Juifs et les Musulmans se tournent le dos et ont du mal à vivre ensemble. En dehors de quelques minorités évoluant à la marge, sans existence politique et intellectuelle, il n’y a presque plus de Juifs dans les pays musulmans, à commencer par l’Algérie. À qui incombe la responsabilité de cette évolution fâcheuse ? Comment l’expliquez-vous ? S’agit-il, comme le disent certains extrémistes des deux bords, d’un conflit de civilisation ?

« Se tourner le dos » provient à mon sens d’une volonté strictement politique qui a débuté en Algérie avec la naturalisation « à marche forcée » des Juifs dès le 19e siècle, et s’est prolongée grâce (ou à cause du) parcours programmé, par l’éducation coloniale essentiellement, pour conforter l’intérêt pour l’assimilation ; tout a été conçu pour que la fracture ait lieu, et cela malgré les résistances. Mais cette assimilation n’a pas été véritablement effective, d’abord parce que les deux communautés ne se haïssaient pas : se rappeler les aides des musulmans durant les périodes antijuive puis vichyste (sujet qui mérite des enquêtes et des recherches), et ceux qui se sont engagés pour que les musulmans bénéficient de l’égalité des droits. Aussi, il faut noter que les Juifs d’Algérie n’étaient généralement « français » qu’en public ; chez eux, entre eux, avec les « Arabes », ils n’étaient pas à proprement parler Français, ils étaient Juifs autochtones dans leur façon d’être. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’exil de 1962 a été vécu par eux comme un traumatisme, un arrachement qui avait plongé la plupart dans le mutisme, poussant leurs enfants à se dissoudre dans la société française pour éviter d’autres traumatismes possibles. Pour le reste du « monde musulman », il faut peut-être interroger la géostratégie, et pour cela les spécialistes existent.

Nous avons en tout cas le sentiment que les deux communautés ont maintenant du mal à s’accepter parce qu’on leur explique matin, midi et soir, dans un matraquage discursif, incessant, qu’ils sont un danger les uns pour les autres. Les enjeux politiques contemporains sont utilisés pour « justifier » ces fractures. Les propagandes ont tendance à faire admettre deux cases dans lesquelles chaque groupe doit absolument se positionner pour diaboliser l’autre et satisfaire in fine un dessein regrettable, si ce n’est macabre. Donc de toutes parts, cette fracture est souhaitée au détriment d’une relation apaisée. Le nécessaire débat sur la reforme de l’islam, pour son adaptation aux exigences des temps actuels afin de palier les quelques extrémismes et les violences qui en découlent, ne doit pas servir indéfiniment de prétexte pour l’essentialisation permanente des musulmans, malheureusement perçus comme des « terroristes » en puissance (pourtant majoritairement pacifiques). Il en est de même pour les Juifs diabolisés sans discernement et assignés systématiquement au rôle du malfaisant. Il faut être un peu plus rigoureux dans l’approche des questions aussi importantes qui ont un impact sur la pacification des relations ; on ne doit pas recycler indéfiniment les clichés éculés qui justement mettent les gens dos à dos.

 

[1] Hedia Bensahli, L’Algérie juive-L’autre moi que je connais si peu ; préface de Valérie Zenatti, Paris, Altava, 09/2023 ; Algérie, Frantz Fanon, 09/2023. (Prix : 22€ ; 2000 DA)

[2]Hadj Miliani, « Fabrication patrimoniale et imaginaires identitaires. Autour des chants et musiques en Algérie », Insaniyat / إنسانيات, 12 | 2000, 53-63.

[3] « Ephraïm » équivaut en arabe à « Brahem ».

[4] Le terme apparaît pour la première fois 1879 dans un pamphlet d’un journaliste allemand Wilhelm Marr « Ligue antisémite »  (Antisemiten-Liga).

[5]Yossef Charvit « Le ‘‘Procès public’’ des Juifs d’Algérie à Jérusalem (1963) », dans Pardès 2014/2 (N° 56) (consulté le 25 août 2022).

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