« L’islam a totalement voilé le christianisme en Algérie » (Abderrahman Moussaoui, anthropologue)

Ayant publié un ouvrage intitulé L’Église et les chrétiens dans l’Algérie indépendante : études et témoignages, l’anthropologue algérien Abderrahman Moussaoui revient dans cette interview sur le statut de l’Eglise et des chrétiens d’Algérie depuis Saint Augustin. « Ces chrétiens algériens avaient  choisi, dans l’adversité souvent, de prendre le parti de l’Algérie indépendante, au moment où le choix nécessitait un engagement total qui pouvait coûter, très cher », explique-t-il.

 

Vous venez de publier avec J-R Henry un ouvrage intitulé L’Église et les chrétiens dans l’Algérie indépendante : études et témoignages. Quand est-ce est véritablement née l’Eglise algérienne ? Est-elle vraiment née en Algérie avec le colonialisme français ? Comment ?

L’église algérienne a eu plusieurs vies si j’ose dire. Quand les troupes de Charles X ‎débarquent sur ‎les plages de la baie de Sidi Ferruch en 1830, l’Islam, devenue principale ‎religion du ‎pays, après dix siècles de présence, avait réussi à effacer le souvenir ‎de l’antique église ‎chrétienne. Dans la mémoire collective, le nom du berbère St Augustin, né à ‎Thagaste ‎‎(Souk Ahras) et mort à Hippone (Annaba) dans l’est algérien, s’était éteint. ‎On a totalement oublié que cette terre avait donné à Rome un évêque et deux ‎papes. ‎Pendant dix ans, Victor 1er, un ecclésiastique des Aurès, treizième successeur de ‎Saint-‎Pierre, occupa la charge épiscopale à Rome. Deux autres évêques d’origine probablement ‎algérienne ‎occuperont les fonctions papales : Miltiade (311-314) et Gelase 1er (492-496).  ‎

Cependant, au moment du débarquement, plus rien ne permet de soutenir que le ‎‎christianisme était demeuré une religion importante. L’islam avait totalement voilé‎‎ cette présence pluriséculaire.

Votre ouvrage met la lumière sur le rôle humaniste de l’Église durant l’occupation française en Algérie. Où commence et où s’arrête ce rôle  quand on sait que les missions catholiques cachaient aussi des desseins colonialistes ?

En effet, la colonisation va tenter de redonner droit de cité à l’Eglise. Dès le  débarquement, sur ‎‎le dôme de l’antique mosquée Ketchaoua, construite par les ottomans au début du 17ème ‎‎siècle et rebâtie par le dey Baba Hassan en 1794, sera plantée une croix signant le ‎‎changement de culte officiel ; et associant symboliquement l’Eglise à l’entreprise ‎‎coloniale.

Certes, l’histoire de l’Eglise en Algérie a été étroitement liée au projet colonial qu’elle avait glorifié et ‎béni par un Te Deum chanté dans la Casbah, à Rome et dans toutes les églises de France, ‎comme l’avait souhaité le roi Charles X.  La minorité de ses fidèles qui avait dénoncé l’injustice ‎d’un système en combattant le projet colonial, mettra du temps à se départir de ce péché ‎originel. L’héritage symboliquement lourd a rendu la tâche ardue pour ceux qui l’ont souhaité‎ hier et qui continuent aujourd’hui à vouloir déconnecter la destinée de l’Église de celle d’une ‎colonisation qui a duré 132 ans, asservissant plusieurs générations et décimant des centaines ‎de milliers d’Algériens. C’est pourquoi, le mérite de ces hommes et de ces femmes qui ont osé s’écarter du troupeau, demeure d’autant plus noble et d’autant plus immense. C’est contre leurs propres coreligionnaires et en bravant toutes les entraves qu’ils ont frayé leur chemin vers l’humain.

Plusieurs prêtres ont vécu et souffert avec les Algériens, avant et après l’indépendance. Comment définissez-vous leur algérianité ?

Elle est tout à fait naturelle, voire même plus méritoire à certains égards que celle dont on hérite sans en mesurer la valeur. Ces chrétiens Algériens avaient choisi, dans l’adversité souvent, de prendre le parti de l’Algérie indépendante, au moment où le choix nécessitait un engagement total qui pouvait coûter très cher. Cela pouvait même vous coûter la vie. Il n’est pas certain que tous ceux qui, aujourd’hui, distribuent les bons points de l’algérianité, auraient pris le risque que n’avaient pas hésité à prendre des Léon Duval, Alfred Berenguer ou encore ‎jean Scotto. En s’engageant activement aux côtés des Algériens. Ils ont amplement et ‎incontestablement mérité cette nationalité ‎

Après l’indépendance, où les dirigeants algériens ont injustifiablement opté pour l’instauration d’une mentalité arabo-islamique exclusive et brutale, niant plusieurs siècles de diversités culturelles sur le sol nord-africain. Quelle était la position des chrétiens et hommes de l’Eglise à ce moment-là ? Comment ont-ils réagi ?

Beaucoup ont été déçus, voire même révoltés, se sentant presqu’humiliés de devoir quémander ce qu’ils pensaient être un droit acquis eu égard à leur total engagement. L’abbé Berenguer, le curé de Montagnac, l’actuel Remchi,  qui était à tu et à toi avec les hauts  dirigeants de la Révolution, comme  le président Ahmed Ben Bella, refusa, dit-on, de faire la demande pour acquérir cette nationalité. Il estimait, lui qui avait voué toute sa vie à la cause de l’Algérie, que la nationalité algérienne lui revenait de droit et sans aucune autre justification,

Mais par amour de l’Algérie, la plupart répondent à l’exigence et  formuleront leur demande ; car, pour beaucoup, la question de la nationalité algérienne était une formalité secondaire. Leur engagement éthique et l’attachement à l’Algérie et aux Algériens étaient plus forts  que tout. Continuer à vivre avec les Algériens dans une proximité conviviale et respectueuse constitue l’essentiel à leurs yeux.

À côté de l’Église catholique, l’Église protestante est en train de s’implanter en Algérie depuis quelques lustres. Qu’en est-il en réalité et pourquoi, contrairement aux catholiques, les partisans de cette église sont particulièrement plus réprimés par les pouvoirs publics qui leurs ferment leur lieu de culte ?

Il ne faut pas confondre entre l’église protestante traditionnelle installée en Algérie depuis l’époque coloniale et celle représentée aujourd’hui par les évangéliques apparus dans les années 1980 et 1990. Alors que la communauté protestante était restée assez discrète et avait entretenu une certaine connivence avec  les catholiques, la communauté des nouveaux protestants évangéliques, essentiellement des nationaux convertis, plus entreprenante s’était mobilisée pour provoquer ou répondre aux demandes de conversion des Algériens. Ses membres sont désormais beaucoup plus nombreux au point qu’ils ont réussi à prendre le contrôle de de l’association EPA (Eglise protestante d’Algérie) et à occuper les lieux que prêtaient les catholiques à la communauté protestante traditionnelle. Les derniers fidèles de l’ancienne Eglise protestante d’Algérie, qui s’entendent plutôt bien avec les catholiques, se réunissent désormais dans la paroisse catholique d’Hydra

Durant les années 90, la montée des intolérances comme disait Rachid Mimouni, était incontrôlable. L’assassinat des moines de Tibhirine et l’attentat contre les pères Blancs de Tizi-Ouzou, était une menace à toute autre religion ou idéologie existant sur le sol algérien. Y-t-il d’autres cas d’assassinats que les médias ont loupés ?

Lors de ces années 1990, qualifiées à juste titre de  décennie meurtrière, il y a eu 19 religieuses et religieux assassinés en Algérie. Ces victimes, comme le rappelle les chrétiens eux-mêmes, sont tombées aux côtés de 114 imams et plus de 200 000 Algériens. C’est une folie qui ne les visait pas exclusivement, même s’ils ont payé le prix fort. Considérés comme des martyrs, ils ont été béatifiés le 8 décembre 2018. Mais bien avant cette décennie de violence, d’autres morts ont pu rester mystérieuses. Le père Gaston Jacquier, évêque auxiliaire d’Alger, qui vivait depuis plus de cinquante ans en Algérie,  est assassiné le 8 juillet 1976 à Alger en plein jour (à midi trente) et en plein centre-ville, près de l’église Saint-Charles (l’actuelle mosquée ar-rahma). Officiellement, c’est un malade mental qui est l’auteur de ce meurtre. Mais, au regard  du contexte de cette année 1976 (en plein débat sur la charte), il est permis de mettre en doute une telle thèse. L’Eglise avait dû subir un certain nombre de désagréments et d’attaques symboliques : expulsion des  Pères blancs de Mekla  et des sœurs libanaises de la maison de la colonne Voirol à Alger, devenue siège d’un commissariat, perquisition à la bibliothèque des Glycines (Alger) et saisie de  la publication de recherche sur la culture berbère, Le fichier périodique. C’est aussi en cette année que les écoles diocésaines sont nationalisées et que le vendredi devient symboliquement le jour du repos hebdomadaire

À son arrivée au pouvoir en 1999, Abdelaziz Bouteflika s’est engagé pour reconnaître la judéité et la chrétienté de l’Algérie. Face à la levée de boucliers de la part des islamo-conservateurs, il a reculé et n’en a plus parlées. Qu’est-ce que ce déni coûte à l’Algérie ?

Je ne me souviens pas qu’il s’était engagé à une quelconque reconnaissance ; mais en effet il avait multiplié des petits gestes symboliques envers les représentants de ces deux communautés.

Les autorités algériennes, sous la présidence de Bouteflika, avait multiplié les signes. En ‎‎2001, des manifestations scientifiques ‎et religieuses avaient célébré l’algérianité de saint Augustin.‎ À l’initiative du président Abdelaziz Bouteflika, s’est tenue pendant une semaine, un colloque international autour de Saint Augustin, revendiqué ‎comme un enfant du pays

Les trois basiliques majeures: Notre-Dame d’Afrique à Alger, Santa Cruz à Oran et Saint Augustin d’Annaba ont été restaurées, avec l’aide ‎de mécènes étrangers mais aussi algériens. ‎

Avec la communauté chrétienne, la posture de l’Algérie officielle est assez claire. L’Eglise en Algérie est une église algérienne qui accueille officiellement un nonce apostolique, le représentant diplomatique du Vatican. D’ailleurs, le Pape vient juste de nommer en ce début d’année le nouveau nonce apostolique pour l’Algérie. La béatification des 19 religieux à Santa Cruz, en décembre 2018, est un fait unique dans le monde arabe et musulman.

Quand vous évoquez le recul de Bouteflika devant la levée de boucliers, vous ‎‎faites sans doute allusion à l’invitation du chanteur Enrico Macias. Car, oui, ‎‎avec la communauté juive, les choses demeurent compliques à cause ‎‎notamment du conflit israélo-palestinien. Les Algériens demeurent ‎‎réfractaires à tout rapprochement avec  l’État d’Israël ; et la levée de boucliers dont vous parlez  ‎‎était un refus catégorique du chanteur qui, par ailleurs, ne cesse de clamer son ‎‎soutien à Israël. Même si la société peut faire quelquefois des confusions ‎‎entre judaïté et État d’Israël, dans les postures officielles le discernement peut ‎‎l’emporter. Rappelez-vous les funérailles de Roger Hanin pour lesquelles l’Algérie avait dépêché un avion spécial pour  son enterrement, avec tous les honneurs,  ‎‎en Algérie. Je ne pense pas donc qu’il y ait déni, mais beaucoup plus des amalgames ‎‎et des confusions alimentées par les réalités géopolitiques qui viennent ‎‎réveiller les représentations archaïques et les narcissismes belliqueux sur fond de ‎‎croyances‎

La constitution algérienne de 2021 conserve dans l’article 2 « l’Islam est la religion de l’État. »L’État ne peut avoir une religion au sens politique du terme, mais s’agit-il d’une négation totale des autres religions qui existent en Algérie ?

En tous cas, c’est le signe d’un repli et une régression dans la conception de la gestion des affaires publiques. Si les Algériens chrétiens ont toujours été très peu nombreux à occuper des charges publiques importantes, ils n’ont pas été totalement absents non plus. Dans les premières années de son indépendance, l’Algérie a eu un ministre des Finances chrétien ; et des  magistrats à la Cour Suprême également chrétiens.

Il faut cesser de faire passer  la symbolique avant la pertinence et l’efficience. On ne se rend pas compte du rôle diplomatique qu’ont pu jouer des hommes de l’église pour défendre les intérêts de leur pays, l’Algérie. Monseigneur Teissier qui vient de nous quitter m’avait raconté comment l’Algérie a pu jouer des rôles importants dans certains dossiers en mobilisant les hommes de l’église. Ainsi, sur instigation de Reda Malek, le cardinal Duval a pu être mobilisé dans la médiation entre l‘Iran et les USA, lors de l’épisode des 52 otages de l’ambassade américaine en Iran. Une autre fois, c’est Mhamed Yazid, qui fit appel aux chrétiens d’Algérie pour faciliter les choses avec le Liban et appuyer le combat palestinien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *