La nécessaire réhabilitation du métier d’historien

L’Algérie a connu, durant le siècle dernier, des événements d’une extrême importance ; naissances de mouvements politiques, massacres de masse, négociations, rencontres internationales, assassinats politiques, etc. Mais ces événements, aussi importants et féconds soient-ils, sont rarement revisités comme si leur avènement était un simple accident sur lequel il faut fermer les yeux. Pourquoi ? Ya-t-il des historiens en Algérie ? Que font-ils ? Pourquoi la recherche en histoire est-elle en panne en Algérie ?

Concrètement, il existe trois départements d’histoire en Algérie qui forment chaque année une bonne dizaine de diplômés censés être habités par le souci de comprendre ce qui s’est passé dans cette région du monde récemment ou dans les temps anciens. Il est vrai que si on devait répartir ce nombre sur les différentes tranches de l’histoire qu’il est nécessaire d’interroger,  on ne peut pas s’empêcher de constater un déficit criant en chercheurs. Ceux qui s’intéressent au mouvement national par exemple sont très peu nombreux. Mais on ne peut pas s’empêcher non plus de relever le silence des historiens professionnels qui ne produisent que très peu, et dont les travaux sont souvent, pour des raisons inexpliqués, quasiment invisibles. En effet, même si des historiens algériens comme Mohammed Harbi, Mouloud Gaid, Mahfoud Kaddache, Mohamed Tiguia, Hassan Remaoun, Amer Mohand Amer, Malika Rahal, Daho Djarbal, Mohammed El Korso, Abla Gheziel, Hosni Kitouni, etc., ont contribué et contribuent toujours à lever le voile sur un nombre important d’épisodes de notre trajectoire historique en interrogeant des témoins encore vivants et en travaillant sur des archives quand celles-ci sont disponibles et accessibles,  il n’en demeure pas moins que leur production reste modeste et que l’essentiel des livres d’histoire qui restituent la mémoire algérienne sont écrits par des étrangers, notamment des français, ou par des acteurs politiques.

Comment se fait-il en effet que l’événement qui a consacré la naissance de l’État algérien, le 1er novembre 1954, n’ait pas suscité la curiosité de nos historiens pour en restituer la genèse jusqu’à ce que Benyoucef Benkhada  intervienne ? Comment se fait t-il que le rôle des États-Unis dans la libération de l’Algérie, rôle de premier plan, n’ait été abordé que dans un seul livre écrit par des Américains, à savoir Les États-Unis et la guerre d’Algérie de Irwin M. Wall ?  Comment se fait-il que l’assassinat d’un des colonels les plus importants de la guerre de libération nationale n’ait jamais été abordé jusqu’à ce que Said Sadi, un psychiatre de formation et homme politique, déterre l’affaire ? Comment se fait-il que les accords OAS-FLN, antichambre de l’indépendance algérienne, n’aient jamais suscité un livre et qu’Abderrahmene Farès, l’acteur principal de cette séquence, soit le seul à en parler dans ses mémoires ? Comment se fait que des assassinats comme celui de Khider, Krim Belkacem, Abane, Khemisti, Medeghri, Ali Mecili, etc., n’aient poussé à écrire que leurs proches où leurs amis qui, au mieux, ont rendu un hommage posthume, au pire, ont manipulé la mémoire des victimes pour solder des comptes politiques avec leurs adversaires ? Comment se fait-il que le Clan d’Oujda, auquel sont attribués tous les maux de l’Algérie, n’ait jamais suscité une recherche si ce  n’est une thèse, soutenue en 2009 à Paris 8, de Bénédicte Roy sous la direction de Benjamin Stora, « Histoire du « groupe d’Oujda » entre représentations et réalités de 1956 à 1999 » ?

Il existe énormément de zones d’ombre dans l’histoire de l’Algérie, qu’elle soit antique, médiévale ou contemporaine. Mais, en plus de la rareté des archives,  leur difficile accessibilité, d’autres freins comme le manque de financement, la censure, la bureaucratie,  les injonctions politiques, etc., viennent se poser sur le chemin des chercheurs et rendre leur mission quasiment « impossible ». Malgré cette situation inextricable, il est très probable que des travaux intéressants se sont faits et se font encore dans les universités algériennes sous la direction des historiens que nous connaissons. Mais, même dans ces cas, ces travaux n’étant ni publiés, ni recensés dans les revues spécialisées, ni promus par les médias, restent méconnus du grand public et, de ce fait, ne participent nullement au remembrement de la mémoire nationale.

Faut-il pour autant accabler les chercheurs algériens qui essaient, dans des conditions extrêmement difficiles, de faire ce qu’ils jugent important et utile ? Assurément non. Même s’il existe des historiens dont l’unique souci est de célébrer ce qui fait immédiatement plaisir aux princes du moment, il y en a qui, contre vents et marées, essaient de sauver l’histoire de l’Algérie doublement : en écrivant autant que faire se peut et en formant une nouvelle génération d’historiens. Toutefois, du coté officiel, il est scandaleusement évident que la mise sous séquestre de la mémoire nationale est une option stratégique dont l’objectif est, d’une part, de laisser le terrain libre devant un révisionnisme qui ne se dissimule plus et, d’autre part, de paralyser la mémoire nationale qui se nourrit et se ressource des épopées qui l’ont marquée. Cette situation rend le métier d’historien extrêmement difficile, voire impossible, et, à la longue, suscite un désintérêt majeur pour la recherche en histoire. Ce faisant, les autorités en charge des affaires du pays veulent-elle tuer l’Algérie réelle dans la tête et le cœur des Algériens et y injecter une autre, fictive, fausse et faussaire ? Probablement oui. Dans tous les cas, seule une réhabilitation de la recherche en histoire et du métier d’historien en les libérant de toutes les contraintes évoquées, peut donner à l’Algérie une possibilité de se réconcilier sérieusement avec elle-même et d’exorciser les démons qui habitent ses coins sombres.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *