Ramures d’éden
Toutes les bibliothèques sont fermées. Depuis l’irruption de ce spectre de l’effroi. Ce spectre du désarroi. Elles sont hermétiquement bouclées. Les rares et maigres lectures qui rôdaient, de temps à autre, par là sont ainsi refoulées, congédiées, exilées. Par le spectre de la mort. Pour une durée et une destination indéterminées. Des espaces de légères et passagères lectures, irrévocablement verrouillés. Comme ils l’ont toujours été. Même du temps du spectre de la vie. Ou de ce qui y ressemblait. Vaguement. Ce qui ne changera strictement rien à la vie poussiéreuse de tous ces livres esseulés. Des livres qui sentent puissamment l’abandon et le moisi. Des livres de toutes les tailles, de toutes les époques et de tous les contenus. Des livres de tous les rêves, de toutes les peines, de toutes les promesses, de toutes les intentions et de toutes les prétentions. Ces condensés de pulsations vibratoires continueront à mener silencieusement leur vie solitaire. En ressassant langoureusement leurs rêves de papier mâché. Leurs rêves feuilletés. Tirés de temps à autre de leur torpeur moite par quelques souris délurées, qui se savent en territoire définitivement conquis. Depuis les lustres. Des souris solidement persuadées qu’elles se trouvent dans des bibliothèques où aucun rat n’a jamais mis les pieds. Alors elles nomadisent. Elles gambadent allègrement et sautillent facétieusement. De livres en revues et de dictionnaires en encyclopédies. De rayonnage en rayonnage. Et de cabrioles en grignotage. Pendant que les jours se défeuillent maussadement à l’ombre râblée du silence lui-même pris en otage. Des livres mis, depuis longtemps en cage. Par le mépris national de la chose lue. Par le triomphe ravageur du culte de l’ignorance. Des livres parfois recyclés en succédanés de vaisselle, trônant imperturbablement sur le crâne d’un bahut bancal. Un bahut à la face blême et irrémédiablement ébahie. Des livres qui ne comptent qu’accessoirement dans un système éducatif abêti. Un système vouant inexorablement le sens critique et l’imagination poétique aux geôles lugubres du repli. Et c’est pour cela que toutes ces bibliothèques peuvent rester fermées durant toute leur vie. Et même longtemps après. Avec leurs cadavres cartonnés qui portent les traces des premiers balbutiements de la scolastique. Et d’autres, plus nombreux encore, qui sont nés avec les empreintes des premiers frémissements du néolithique. Des livres fossiles. Qui ont l’air de tomber des pliures des gravures rupestres. Des livres que personne n’a jamais tenu affectueusement entre les mains. En humant leur odeur suggestive ou enivrante. Des livres que personne n’a jamais caressés. Des livres que personne n’a jamais eu le courage d’explorer. Mais qu’on trouve depuis longtemps le moyen de séquestrer. Les métamorphosant en objets sans vie. Au point de leur faire oublier leur identité de livre. Mais au fait, qu’est-ce qu’un livre ? Une question que posait déjà, Emmanuel Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. Le définissant comme à la fois, un objet produit par un travail de manufacture, mais également comme une œuvre de la pensée. Un produit demeurant la propriété de celle ou celui qui l’a conçu. Mais depuis Kant et la transmutation numérique, les choses ont bien changé. Avec saut rocambolesque du papier au numérique. Du tangible à l’intangible. Du lecteur à l’internaute. Qui se retrouve instantanément face à plusieurs fenêtres ouvertes sur les cultures et les mœurs du monde entier. Devant d’autres formes d’expressions, d’autres formes de cognition, d’autres formes d’humanités et de nouvelles formes d’altérités. Ne démêlant plus les écheveaux entre acculturation, déculturation ou transculturation. Tant les modes de communication nouveaux produisent de nouvelles influences sur cette relation séculaire entre lecture et écriture. Car depuis que le mot bibliothèque existe, un couple y a toujours trôné en maître. Se serrant fortement dans les bras et ne se quittant jamais des yeux. Depuis des siècles. Le couple du livre et de la lecture. Mais au rythme effréné de la déferlante numérique, ce couple est inexorablement acculé au divorce. Avec un impact certain sur les représentations, les consciences, les cultures et les imaginaires. Sur la nature du rapport épistémique entre un texte et son lecteur. Et le rapport de ce même lecteur au braconnage, devenu la panacée. La consécration de l’éclectisme et son corollaire, le triomphe du fragmentaire et du parcellaire. Cette consécration consécutive au développement vertigineux de l’univers électronique a déjà bouleversé ce rapport. Irréversiblement. En bouleversant, par là même, la nature du rapport du lecteur à la textualité. Et bien évidemment, le rapport des deux à cette notion barbare de virtualité. Poussant jusqu’aux limites de la virtualisation de la réalité. La virtualisation comme ritualisation. Les bibliothèques et les livres ont déjà passé leur rite initiatique. Une ritualisation bien loin du rêve de Bachelard à qui on avait demandé à la fin de sa vie comment il concevait le paradis. Il répondit sans la moindre hésitation : le paradis ne saurait être autre chose qu’une immense bibliothèque. À ce moment, la notion de bibliothèque virtuelle n’était pas encore née. Il ne pouvait donc s’agir que d’une luxuriante forêt de rayonnages, bien réels, avec des ouvrages bien tangibles, bien palpables. Avec même parfois, quelque souris. Mais invariablement en présence de nombreux rats abonnés. Des bibliothèques comme il en existe encore. Des bibliothèques qui ouvrent encore leurs portes. Dans des sociétés qui ouvrent toujours leurs yeux sur l’esprit. Sur des livres qui vivent. Des livres qui se vivent. Comme des gouttes de vie perlant sur les parois roides de l’ignorance. Donnant, chaque fois, naissance à des étincelles qui dansent.