Salah Guemriche réinvente Camus

Salah Guemriche est un écrivain discret mais dont les livres font toujours sortir leurs lecteurs de leur confort et les installer dans l’univers angoissant de l’interrogation permanente. C’est le cas de son essai-fiction dans lequel il mène un dialogue fictif étourdissant avec Albert Camus : Aujourd’hui, Meursault est mort.

Aujourd’hui, Meursault est mort est un essai-fiction. Essai parce que, truffée de références bibliographiques, il pénètre l’univers camusien et l’interroge avec toute la dextérité d’un scientifique. Fiction parce que, parallèlement, il est question de rencontres, de promenades et de dialogues fictifs avec « Monsieur Albert ». En effet, tout au long de ce livre, Salah Guemriche relate des échanges entre Tal Mudarab, un personnage qui serait le fils de l’Arabe tué par Meursault dans l’étranger et, Monsieur Albert.

Tal Mudarab  rencontre Monsieur Albert le jour de l’exécution de Meursault. Il lui décline son identité et lui rappelle l’affaire de l’Arabe. Mais pour toute réponse, « le maitre », Monsieur Albert en l’occurrence, « lui tourne le dos ». « Le maître  fait semblant de ne pas comprendre ce que Tal Mudarab dit. Toutefois, ce dernier rattrape le Belcourtois et est résolu à ne plus le lâcher. « Alors, comme ça, on file à l’anglaise !… Mes amis ! Jusque-là, je vous ai laissés évoluer à votre guise, mais c’était juste une entrée en matière, le temps de vous réincarner… N’oubliez pas que c’est moi qui mène le bal, et ce ne sera pas tous les jours « cha-cha-cha », Monsieur Albert ! Désormais, votre royaume sera de mon monde ! … Avec moi, les rôles sont connus d’avance. Mais vous, Monsieur Albert, vous serez toujours le bienvenu. Seulement, je veillerai à ce que vous ne m’échappiez plus… Allez, et sans rancune ! Je vous donne encore une plage de sursis. Profitez-en, Monsieur Albert, mais pas pour nous faire, comme Meursault, le coup du soleil et du hasard, hein !… » fait dire Salah Guemriche à Tal Mudrab.

Cette rencontre improbable entre Tal Mudarab et « Monsieur Albert»  va cependant se rééditer et prendre progressivement l’allure d’une amitié qu’une seule question empêche de revêtir toute sa splendeur, une question que, « le soleil de Camus qui sait bien tuer les questions » n’a pas pu abattre : pourquoi Meursault a tué l’Arabe ?

Fouillant dans les recoins les plus sombres de la vie d’Albert Camus, en convoquant des éléments parfois intimes, interrogeant avec tact et audace le parcours intellectuel de l’auteur de L’Homme révolté, Salah Guemriche a accordé mille et un bénéfice du doute à « Monsieur Albert ». Tout au long de leur  périple qui les a pris de Belcourt, à Saint-Eugène, en passant par Bab El Oued, il essaie de trouver une raison à même de justifier le meurtre de Meursault. En vain. Mettant Monsieur Albert en face de lui-même, il met à rude épreuve l’ordre libertaire que ses écrits auraient nourri et que son parcours aurait incarné. Face au dévoilement mené par Tal Mudarab, « Monsieur Albert » reste muet. C’est Tal Mudarab qui pose les questions et c’est Tal Mudarab qui y répond.

Dans ce dialogue qui remet en surface  la problématique de la construction identitaire de l’Algérie dans ses rapports à son passé, à son présent et aux autres, Salah Gumeriche tranche avec délicatesse et esprit les doigts accusateurs et réussit à inverser les rôles.  Dans L’étranger de Albert Camus, l’Arabe n’avait pas de nom et sa vie valait si peu que l’on pouvait s’y prendre pour satisfaire les lubies d’un soleil vagabond. Dans, Aujourd’hui Meursault est mort, le soleil n’a plus de fantasmes assassins et les hommes ne sont plus innommables… Tal Mudareb, Monsieur Albert, Raymond, Salamano, etc. Néanmoins, Monsieur Albert a un nom mais pas une voix. La rencontre, à savoir la mise à mort de Meursault, c’est lui qui l’a décidée. L’ordre du jour, c’est lui qui l’a fixé. Mais, désormais, sans qu’il ne soit mort, il est privé de paroles et c’est son œuvre et son parcours qui parlent à sa place par la voix de Tal Mudarab. Etranger dans son propre monde, il se redécouvre une image plus humaine de lui-même. Mais, loin d’être une douche froide donnée à l’auteur de La chute, le réquisitoire de Tal Mudarab, son exercice de déconstruction-reconstruction  du monde camusien, n’est qu’une réincarnation, une rebaptisation de Camus. Une réinvention de Camus.

Aujourd’hui, Meursault est mort, essai-fiction, ebook Amazone, 27 juin 2013 ; éditions Frantz Fanon, Tizi-ouzou, 2017 ; 208 pages, 700 DA, 15 €. 

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