Mon pote, le vieux Charly

Pour éviter que je me perde dans les dédales de ce vaste quartier qui couvrait le Derb et une grande partie de la basse Redoute, ma mère me faisait répéter ces deux mots, Haouch Berramdane. « Si tu te perds, il ne faut pas pleurer ; ces deux mots suffiront pour qu’une bonne âme te ramène jusque devant le portail de notre maison », disait-elle.

Chrétiens, juifs, musulmans, nous y étions tous locataires dans cette vieille et grande masure, tristement décrépie, du numéro 6 de la rue Monge. Une pièce pour les couples sans enfant, et une pièce et demie pour les familles nombreuses ; chaque logement donnait sur une cour intérieure commune au milieu de laquelle trônait un bassin d’eau de forme circulaire surplombé d’un robinet donnant à cette fontaine de style oriental un cachet original. Les différences d’odeurs de cuisine, de langues parlées et de façons de vivre, ainsi que l’ambiance qui y régnait, étaient probablement le fruit de l’heureux croisement de tant de cultures et de traditions toutes issues d’origines et de religions diverses.

A côté des latrines et des escaliers qui menaient à la cave du haouch se trouvait le logement des Teboul, une famille juive séfarade qui était là depuis très longtemps. Et ils étaient nombreux, à commencer par tata Rachelle et sa maman, mémé Semha, très âgée et ne voyant plus ; venaient ensuite ses enfants : Arlette l’aînée, puis Roger, de l’âge de mon grand frère, puis Danielle, de mon âge ; il y avait aussi son mari, Charly, qui paraissait vieux parce que ses cheveux étaient clairsemés et bien blancs, mais lui ne s’intéressait à rien d’autre qu’à ses prières et à ses livres de religion ; et enfin Mouny, le frère de tata Rachelle, qui squattait à l’année longue la cave transformée en logement mais désertée les jours d’intempéries quand la pluie, trop forte, l’inondait.

L’entraide entre les familles était réelle et bien prégnante. Lorsque ma mère était hospitalisée pour plusieurs jours, elle me confiait, bébé, à tata Rachelle qui me donnait le sein en même temps qu’à sa dernière. On me raconta aussi qu’une nuit, alors que je partageais avec elle et sa grande fille leur seul vrai lit, tous les autres dormant à même le sol sur des nattes, mon sommeil agité me fit chuter brutalement sur le ventre de mémé Semha. Un cri effroyable de la malheureuse grand-mère déchira la nuit noire : « C’est les Fellagas, c’est les Fellagas, moi je n’ai rien fait, je le jure, je suis vieille, je suis aveugle, ne me tuez pas », déclenchant à cette heure tardive un remue-ménage qui resta gravé dans les mémoires.

La pauvreté frappait le plus grand nombre, et la guerre n’aidait pas. La cave où vivait Mouny se résumait à une pièce en terre battue, sans fenêtre, sans lumière ; plusieurs piles d’assiettes dépareillées et une quantité astronomique de bouteilles, de tasses et de verres jonchaient le sol ; un clou dans le mur retenait une huche à pain en tissu, rapiécée à plusieurs endroits ; une petite table, sans chaise, sur laquelle reposait un vieux quinquet à huile dédié à l’éclairage et un lit à une place sur lequel étaient vautrées deux grandes valises toutes déglinguées au milieu d’une montagne de vêtements ; pas d’armoire, seulement des cartons empilés, les derniers touchant un plafond bas poussiéreux recouvert d’une fine couche de terre ; il n’y avait pas de porte non plus, seul un épais et lourd morceau de bâche en guise de rideau, mi plastique mi cuir, suspendu au linteau de la seule ouverture de cet espace glauque, marquait l’entrée de la cave. Dans ce capharnaüm où il n’y avait pas le moindre espace de libre, Mouny y passait ses nuits sans que personne ne sache ni comment, ni sur quoi, ni à quel endroit il dormait.

La première moitié des escaliers de la cave était à ciel ouvert, bénéficiant ainsi de la lumière du jour. C’était là que mon pote, le vieux Charly, faisait ses prières à l’abri des regards. Du haut de mes cinq ans, je l’épiais lors de ses préparatifs. Tout un rituel. Il commençait d’abord par mettre sur sa tête la chéchia des juifs et sangler son bras avec une longue lanière brillante noire ; il plaquait ensuite sur son front une loupiotte ou quelque chose qui pour moi y ressemblait et ajustait la couverture qui lui couvrait les épaules et la partie arrière de la tête ; puis il restait concentré un long moment, un livre ouvert entre les mains, répétant des paroles que je ne comprenais pas, avant de déclencher un balancement du haut du corps, d’avant en arrière et d’arrière en avant. Après de nombreux allers-retours, le mouvement s’accélérait pour atteindre son rythme de croisière, puis se stabilisait jusqu’à la fin de la prière. Nous aussi faisions la même chose à l’école coranique de Sidi Poitier, le taleb de la Redoute, lors de notre apprentissage des versets du Saint Coran.

À partir du moment où Charly était en plein dedans, je pouvais à ma guise piétiner sa couverture, faire du bruit, lui tirer la langue, lui faire des grimaces en l’imitant avec sa chéchia toute rikiki et sa loupiote qui ne s’allumait jamais ; il ne me regardait pas, ne me répondait pas, ne se fâchait pas. A la fin de la prière seulement, il me regardait de ses yeux doux et me disait gentiment que je pouvais me tenir près de lui tout le temps que je voulais, à condition de rester silencieux. J’aimais bien m’assoir à ses côtés ; on n’avait pas le même âge, on ne se parlait pas vraiment, mais on jouait ensemble et on s’entendait bien.

Et puis un jour, leur logement s’est soudainement vidé et le resta pendant longtemps ; ils avaient déménagé très loin et pour toujours. Depuis, je n’ai plus jamais revu mon pote, le vieux Charly. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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