Olivier Reboul ou la philosophie de l’apprentissage
Olivier Reboul, dans son ouvrage Qu’est-ce qu’apprendre ? Pour une philosophie de l’enseignement (1980), pense l’éducation à l’aune de la philosophie pour reconfigurer l’interprétation de certains concepts marquant profondément la « tradition éducative » et qui paraissent souvent apodictiques. Cet ouvrage constitue la pierre angulaire, voire un manifeste, de la réflexion épistémologique en éducation. Il questionne sémantiquement et pédagogiquement le maître-mot « apprendre » en rapport avec une constellation conceptuelle tels que compétence/performance, performance/créativité, pouvoir/savoir, maître/enseignant…
Nous caricaturons ci-après l’usage sémantique et le sémantisme pragmatique de certains concepts qui reviennent comme un leitmotiv dans le discours pédagogique.
-Apprendre et enseigner : une alternative altérée
Apprendre peut être à la fois à la forme transitive et intransitive : il signifie à la forme intransitive : s’instruire, s’informer, etc. Ceci correspond en anglais « learning/learnen » et à la forme transitive : instruire, transmettre correspondant aux termes « teaching/lehren ». Afin d’illustrer cette structure verbale, on prend l’exemple algébrique : on apprend l’algèbre et on apprend l’algèbre à quelqu’un. Aussi, il peut renvoyer à l’autodidaxie, c’est-à-dire la personne qui enseigne, c’est celle qui apprend.
Dans ce contexte, le verbe « apprendre » est doublement employé : à la fois intransitif désigne une activité dont le résultat est le fait de comprendre et transitif signifie transmettre un savoir au sens d’enseigner. Toutefois, on peut apprendre sans enseignement, car le véritable apprentissage émane de la nature, de la spontanéité et de l’expérience formant/forgeant l’esprit. « Tout cet ensemble d’expériences qui constitue moins ce qu’il saura que ce qu’il sera. » (Reboul, 1980 : 13). Dès lors, apprendre ne pourrait être le corrélatif d’enseigner.
-Informer et enseigner : un sophisme symétrique
La pédagogie de la continuité et de la rupture
Reboul fait le point sur l’expérience et l’enseignement ayant pour vocation d’amener l’apprenant à s’exercer et à s’entraîner continûment. Il évoque la fameuse pédagogie de John Amos Comenius, pédagogue tchèque (1592-1670), qui incite les élèves à ouvrir « le livre vivant de la nature au lieu des livres morts.» (ibid.: 33)
En se référant à la méthode intuitive, Reboul explique que l’apprentissage spontané et expérientiel permet d’acquérir plus des savoir-faire que des savoirs tout court. Il cite, entre autres, J.-J. Rousseau qui veut que l’on remplace les mots par les choses, notamment, dans les premiers stades d’apprentissage (niveau élémentaire).
-Etudier et apprendre : une confusion sémantique
Reboul définit l’étude comme la recherche méthodique d’un savoir pur, qui ne jaillit pas d’un simple besoin utilitaire mais d’un étonnement-engouement qui achemine aux questionnements incessants (le Pourquoi ?).
Dans l’apprentissage, l’obstacle vient de la complexité de la tâche requise car la promptitude de « faire-faire » en est à l’origine. Quant à l’étude, elle exige que l’on puisse concevoir des préceptes et des principes, relier des idées entre elles, déduire des résultats inédits à partir des analyses et des interprétations…
-Pouvoir/savoir : un charisme autoritaire
Il existe de mauvais professeurs comme il existe de mauvais prêtres.
L’auteur dénonce l’autorité doctrinale de l’enseignant vis-à-vis de ses élèves, car cette (im) position émane d’une pédagogie traditionnelle où le « maître » se positionne en tant que détenteur du savoir et mandataire du bien culturel. Cette posture asymétrique exclut l’esprit critique, la déontologie éducative, le scepticisme, l’honnêteté intellectuelle… qui est en fait une pathologie d’un enseignement dogmatique. A cet égard, l’auteur note que cette attitude résulte de l’esprit fragilisé de l’enseignant et de son incompétence en pédagogie : « On soupçonne qu’une telle attitude n’est pas due au savoir, mais à son insuffisance, au fait que l’enseignant n’est pas sûr de lui, qu’il a peur des questions et qu’il redoute de penser ; son autoritarisme n’est pas l’indice de sa maîtrise, mais de son anxiété. En tout cas, on ne peut à la fois convaincre et vaincre. » (ibid.: 130).
Pour ne pas déduire !
« La compétence est donc la fin de l’enseignement. Je dis bien tout enseignement digne de ce nom, dans n’importe quelle discipline.». Cette déduction est le point d’orgue de l’ouvrage et le summum de la réflexion de l’auteur sur la finalité de l’éducation. Il oppose la compétence à la performance en la désignant par « la vertu dormitive » car on ne constate que des performances ; en d’autres termes un savoir mis en œuvre dans des situations-problèmes.
Par l’intitulé interrogatif de l’ouvrage, l’auteur veut afficher ostensiblement une rupture entre le « bourrage hâtif » de la pédagogie traditionnelle et l’enseignement actif s’axant sur la créativité, la transférabilité des savoirs et le faire-faire.
Au terme de l’ouvrage, l’auteur met en relief les limites de la compétence en affirmant qu’elle a un sens précis et un usage déterminé du fait qu’elle ne répond pas largement à des situations complexes, à titre indicatif maîtriser une compétence linguistique, elle ne fait de personne un orateur, un écrivain ou un poète, étant donné que ce « don » dépasse hautement l’acquisition et l’articulation des savoirs. Aussi la compétence échappe-t-elle à l’imprévisibilité des situations authentiques.
Enfin, l’auteur s’interroge et nous interroge également sur le sophisme symétrique : On peut apprendre la grammaire, le style ? La pédagogie, mais à être pédagogue ?
Youcef BACHA, jeune chercheur en didactique des langues, en linguistique et en littérature française. Attaché au laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2 (Algérie).
Support bibliographique
Olivier Reboul (1980). Qu’est-ce qu’apprendre. Pour une philosophie de l’enseignement. Paris, PUF.