« Etienne Dinet n’était pas nécessairement anticolonialiste » (François Pouillon, ethnologue )

François Pouillon, ethnologue, spécialiste du monde arabe et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales  et auteur de Etienne Dinet, Peintre en Islam. L’Algérie et l’héritage colonial, revient dans cet entretien sur la genèse et les circonstances qui ont donné naissance à ce travail de recherche amplement documenté sur Etienne Dinet, cet artiste controversé, devenu par la force des desseins du moment le « maitre de la peinture algérienne ».

Pourquoi ce titre ?

« Islam » renvoie à la civilisation islamique, aux régions où la religion musulmane proprement dite impose ses règles. C’est une manière de dire que Dinet a voulu s’intégrer à ce monde, à cette société. J’analyse ce qui l’a conduit à cela alors qu’il n’y était pas particulièrement prédisposé par ses origines. Et comment il a tenu à se faire enterrer à Bou Saâda, son village d’adoption. C’était en 1930, en pleine période coloniale, et j’ai cherché à voir, à travers un dossier précis, comment cette part de l’héritage culturel a été léguée par la France, réappropriée par l’Algérie indépendante et non pas « rapatriée » en France.

Quand et qu’est ce qui avait motivé votre premier travail de recherche sur Dinet, et pourquoi ce second intérêt aujourd’hui ?

Dans les années 1980, je m’intéressais assez largement aux représentations données des sociétés d’Islam par l’ethnographie et l’histoire mais aussi par la peinture, la photographie, la littérature de voyage, etc. Ma curiosité s’est donc portée sur ce cas particulier : comment un peintre d’époque coloniale a été transformé en peintre national, en modèle artistique dans le pays. Je suis donc venu en Algérie enquêter auprès des milieux culturels (peintres, responsables de musées, amateurs d’art) qui ont suivi ou critiqué cette adoption, et visiter les lieux de cette transfiguration – c’était il y a plus de trente ans et nombre de témoins étaient encore vivants. Mon intérêt aujourd’hui ? Il se trouve que des lecteurs avisés ont jugé que mon analyse d’alors restait pertinente et je trouve aussi que ce texte à plutôt bien vieilli. Il ne s’agissait pas bien sûr d’écrire un autre livre et je n’ai pas modifié significativement mon texte sinon par quelques mises à jour. Mais si cette publication a quelque écho, je suis intéressé à avoir un retour sur la façon dont cette analyse est perçue aujourd’hui.

Avez-vous eu entre les mains de nouvelles données qui auraient conforté ou au contraire contredit votre première lecture de ce personnage ?

J’ai corrigé des erreurs factuelles qu’on a bien voulu me signaler. Mais si mon analyse n’a pas plu à tout le monde, on ne m’a pas opposé d’argument auxquels j’aurais eu à répondre. On l’a plutôt traité par le mépris. Le livre n’étant pas disponible en Algérie, ce n’était pas difficile. J’accueille aujourd’hui les critiques argumentées que l’on voudra m’opposer.

Comment selon vous Dinet percevait-il la colonisation de l’Algérie par la France ?

Sans le crier sur les toits, Dinet fut à l’occasion très critique à l’égard de la colonisation. Mais il était de son temps et il y a quelque chose que l’on ne comprend pas toujours, qui est pourtant assez logique : être critique alors ne signifiait pas nécessairement être anticolonialiste. Dans la colonie, le discours était assez libre, mais on n’imaginait pas les révolutions à venir et la critique visait alors à corriger des défauts, des injustices et, au fond, à réformer la colonie : pas nécessairement pour la supprimer mais au contraire pour faire qu’elle se perpétue.

Pourquoi cette volonté de l’État algérien à l’indépendance d’en faire le « maitre de la peinture algérienne » ?

Je passe sur le détail de l’argumentation car cela n’a pas été si facile. Pour aller à l’essentiel, je dirais que c’était pour les responsables politiques une manière d’imposer un type d’expression artistique assez traditionnel. Car il y avait alors un divorce assez net entre les politiques et les milieux artistiques. Les artistes algériens de l’indépendance, qui avaient été pour la plupart formés dans la France de l’après-guerre, étaient acquis à une modernité qui effrayait un peu. Le pouvoir appelait à des productions plus convenues, plus soumises aussi sous l’angle de l’endoctrinement. C’était un peu comme avec le « réalisme socialiste » que l’on prêchait du côté des démocraties populaires. Était-ce une demande du petit peuple ? Sans doute, car les avant-gardes effraient toujours. Et puis, du fait des saignées faites dans les élites par la guerre et aussi déjà par l’émigration, on manquait de médiateurs pour travailler à l’évolution des mentalités. Le goût dominant restait assez traditionnaliste et, du fait de l’héritage justement, la « tradition » d’alors, c’était plutôt le goût bourgeois de l’époque coloniale.

Le fait que Dinet se soit converti à l’islam a-t-il eu une influence quelque part ? Si oui, comment ?

Évidemment, ça a été un élément décisif de légitimation, car la chose était à cette époque assez rare. Mais ce qui a été apprécié aussi, pour un ministre de la culture qui était le fils adoptif d’un grand cheikh réformiste proche du cheikh Ben Badis, c’était que Dinet ait adhéré à un islam dépouillé des traditions populaires, de pratiques « maraboutiques » : il n’allait pas vers les cultes de possession comme faisaient d’autres marginaux convertis comme Isabelle Eberhard ou Abdul Karim Jossot. Il est intéressant de voir que Dinet, dans le récit de son pèlerinage, ait fait sur ce point l’éloge d’Abdelaziz Ibn Séoud et du wahhabisme.

Quel rapport avait-il avec les autres peintres de son époque ? Et également algériens, notamment Racim ?

Dinet est parti vivre au Sahara à une époque où à peu près tous les talents artistiques du monde convergeaient vers Paris. Il a donc vite décroché des mouvements assez vifs qui traversèrent alors la peinture. Restaient les peintres « algériens » c’est-à-dire, à cette époque, essentiellement des Français et en particulier ceux qui étaient formés en Algérie où ils étaient invités comme boursiers pensionnaires d’une institution créée en 1906, la villa Abdel Tif, une sorte de villa Médicis de l’Algérie. Certains ont pris racine dans le pays et ils faisaient une assez bonne peinture. Face à ce petit monde, Dinet avait une position d’ainé respecté que l’on allait visiter en excursion à Bou Saâda. Mais il cherchait surtout quant à lui à sauvegarder sa tranquillité. Pour Racim, c’est une autre démarche : lui sortait du milieu des artisans de la Casbah et il s’est imposé (difficilement d’ailleurs) en développant une technique « orientale » : la miniature. Mais il a pu faire cela précisément en allant vivre à Paris et c’est Dinet qui l’y a aidé en lui trouvant un poste chez son éditeur, Piazza.

Peut-on vraiment le qualifier de peintre orientaliste et qu’est-ce que cela signifie réellement « orientaliste » ?

On ne va pas rediscuter éternellement les thèses d’Edward Said dont le livre stigmatise jusqu’à la caricature tout ce mouvement beaucoup plus large et différencié qu’était l’orientalisme. On peut sans états d’âme classer Dinet parmi les orientalistes, dans la mesure où il s’est attaché à donner une image d’une société exotique, en ce sens « orientale », de l’Algérie intérieure et qui était en train de disparaître. C’était sans doute un « orientaliste » particulier, mais à leur manière, ils le sont à peu près tous : je me permets de vous renvoyer à un gros Dictionnaire des orientalistes de langue française que j’ai dirigé et publié chez Karthala en 2008.

Que dire sur son livre sur la vie du prophète ? Quel écho a-t-il eu hier ? Et comment est-il perçu aujourd’hui ?

Sa Vie de Mohamed d’après la tradition agiographique était assez bien fabriquée. Sans être très originale, elle constituait une bonne version en français de la Sira du Prophète. Elle a été régulièrement rééditée, d’abord chez des éditeurs « orientalistes » de France, puis en Algérie par des éditeurs nationaux. On la trouve facilement à Paris aujourd’hui dans les librairies « islamiques ». Elle a même été traduite en arabe.

Il reste beaucoup de zones d’ombre et de non-dits sur la vie de Nasreddine Dinet… ?

L’essentiel de ce que l’on sait sur la vie de Dinet se trouve dans le livre que lui a consacré sa sœur, Jeanne Dinet Rollince en 1937 : un ouvrage jamais réédité depuis. Il constitue un témoignage assez sûr, où sont reproduits nombre de documents et extraits de correspondances. Aujourd’hui, celui qui sait sans doute le plus de choses sur sa biographie, c’est Koudir Benchikou, l’auteur du catalogue raisonné publié en 1984 dans la série de livres d’art « Les Orientalistes », chez ACR. Il a élaboré une version complétée et très augmentée de ce catalogue, avec un texte certainement plein d’intérêt, mais il n’a pas trouvé à ce jour d’éditeur qui le satisfasse : c’est l’œuvre d’une vie et, très exigeant sur les questions de forme, il ne veut pas qu’elle soit publiée de façon partielle ou bâclée. Quant à moi, j’ai cherché à faire un point sur ce que l’on peut dire de Dinet à partir des documents publiés et de ce que les témoins acceptent de dire. Sans attendre de révélation, je me suis intéressé à l’évolution des commentaires qu’on en donne en Algérie comme en France. À cet égard, les travaux de Barkahoum Ferhati, qui fut la première directrice d’un Musée Nasreddine Dinet à Bou-Saâda (elle est aujourd’hui directrice de recherches au Musée du Bardo) ont considérablement fait avancer les choses. Mais l’histoire continue et, maintenant que la parole est plus libre qu’au temps du président Boumediene, on peut avoir par là une sorte de fenêtre sur la vie culturelle en Algérie et sur ses rapports avec la France.

 

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