« Il est temps de rendre justice à l’œuvre de Dib » (Charles Bonn, professeur de littérature, critique)
Charles Bonn, professeur émérite à l’Université Lyon-II, a consacré toute sa carrière d’enseignant-chercheur à la littérature maghrébine de langue française qu’il a découverte au cours de ses années de coopération, d’abord en Algérie puis au Maroc. Pour le centenaire de la naissance de l’écrivain algérien Mohammed Dib, il organise avec d’autres chercheurs et en collaboration avec la Société internationale des amis de Mohammed Dib (SIAMD), les associations Coordination internationale des chercheurs sur les littératures maghrébines (CICLIM), Coup de soleil Auvergne-Rhône-Alpes, Association France-Algérie, l’université de Tlemcen et l’Institut des textes et manuscrits modernes (ENS/CNRS) et le Centre culturel international de Cerisy la Salle, un colloque internationalportant sur : « Le théâtre des genres littérairesdans l’œuvre de Mohammed Dib ».
Dans la littérature algérienne, l’œuvre de Mohammed Dib occupe une place importante. L’écrivain a laissé une œuvre complète qui s’étend du genre romanesque à celui poétique et théâtral. Comment avez-vous découvert cette œuvre ?
Un peu comme celle de tous les écrivains algériens sur l’œuvre de qui j’ai travaillé au début de mes recherches : par Jean Déjeux, que j’allais voir régulièrement les premiers temps chez les pères blancs, dont il faisait partie, à Ben Aknoun d’abord, puis au chemin des Glycines (à Alger). Jean Déjeux m’a fait ainsi gagner bien un an pour constituer ma bibliographie. J’ai d’ailleurs tenu à le manifester lorsque j’ai publié ma première thèse, en rajoutant au titre de ma bibliographie la mention « Par Jean Déjeux ». Même si par la suite il s’est avéré que nous n’avions pas du tout la même interprétation des textes, il n’en est pas moins vrai que c’est lui qui m’a signalé ces textes, et que j’ai mis un certain temps ensuite pour en développer mon interprétation personnelle.
Dans l’ouvrage Littérature algérienne. Itinéraire d’un lecteur, vous insistiez sur le fait que l’écrivain a joué un rôle essentiel pour vous, non seulement par son œuvre, mais aussi par la relation personnelle que vous avez eue avec lui ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’un a peut-être entraîné l’autre. Je lui avais envoyé un de mes premiers articles, qui portait sur La Danse du roi. Il m’a répondu que j’étais un des rares critiques à ne pas dire des sottises sur ses textes (Il y en avait cependant déjà bien d’autres. Mais c’est vrai que la critique de l’époque réduisait majoritairement l’œuvre de Dib soit à une dimension « engagée » uniquement thématique, soit à une approche uniquement structurale, approches dans lesquelles l’écrivain ne se reconnaissait que partiellement dès cette époque). Il voulut donc me voir. J’y suis allé tout fier, et nous découvrîmes que nous avions un peu les mêmes préoccupations philosophiques, alimentées par des vécus personnels comparables. Par discrétion, je n’ai pas publié les entretiens qui suivirent, d’autant plus que je n’y jouais que très peu le jeu du critique venant interroger l’écrivain sur lequel il travaille, préférant parler avec lui, qui me prêtait une oreille complaisante, de mes propres vécus et interrogations de l’époque. Et je n’avais donc pris que très peu de notes. Ce qui fait que même si je le voyais assez peu souvent, il a fini par devenir pour moi une sorte de second père, avec qui je pouvais parler de ce qu’il aurait été impossible de dire à mon vrai père, dont les orientations étaient radicalement différentes. Et ça a fait aussi que j’ai toujours approché ses textes en m’y impliquant complètement, alors que mon approche de l’œuvre de Kateb Yacine par exemple, qui est celle sur laquelle j’ai le plus travaillé, est beaucoup plus technique et distanciée, essayant de donner sens davantage à la structure de Nedjma, ou à la relation des genres littéraires à l’histoire de ces genres, ou à d’autres genres, dans la production du sens. Je dirai que mon approche de Kateb est plus ludique que celle de Dib, particulièrement dans la partie de son œuvre qui commence, pour les romans, avec Habel (1977), et qui était déjà commencée bien plus tôt dans la poésie, dès Formulaires (1970).
Quand on parle de l’œuvre de Mohammed Dib en Algérie, on cite souvent la trilogie : La Grande Maison, L’Incendie (adapté à la télévision), et Le Métier à tisser, omettant ainsi les textes écrits après l’indépendance. C’est dû à quoi d’après vous ?
C’est dû essentiellement, comme l’a montré Abdelkebir Khatibi dans Le Roman maghrébin au fait que les premiers lecteurs de cette littérature furent des intellectuels français anticolonialistes qui avaient besoin de textes décrivant les pays pour l’indépendance desquels ils militaient et que le grand public ignorait, tout comme il ignorait leur littérature en langue française qui émergeait alors en même temps que ces pays émergeaient. Cette dimension descriptive qu’on trouve en partie dans la trilogie Algérie permettait de faire exister les pays émergents dans leur différence. Mais cette différence provoquait chez des lecteurs pourtant progressistes dans une logique française un certain paternalisme : on voulait bien militer pour l’indépendance de l’Algérie, mais on ne concevait pas encore que si ce pays pouvait nous être révélé par des romans, ces derniers puissent développer en plus de leur fonction descriptive une recherche littéraire. Ce qui fait que la question des pouvoirs du langage, qui pour moi est centrale dans l’œuvre de Dib, ou encore celles de la folie ou de l’amour qui y sont liées, apparaissait à ces lecteurs « progressistes » dont je fus longtemps, comme hors de propos. Et comme de plus la lecture des textes plus tardifs que ceux de la trilogie Algérie étaient d’une lecture plus difficile que celle de ces derniers, les manuels scolaires algériens se mirent de la partie et ne proposaient d’extraits que des trois romans de cette trilogie. Et pourtant, il aurait suffi de lire la dernière page de L’Incendie qui montre d’une manière toute poétique la découverte de sa sexualité par la jeune Zhor pour s’apercevoir qu’il y aurait une toute autre lecture à faire de ce roman…
Vous organisez cette année (2020) un colloque du centenaire de la naissance de Mohammed Dib à Cerisy. Quelle est la thématique de ce colloque ? Pourquoi ce choix ?
Il s’agit de rendre enfin justice à l’œuvre de Dib trop longtemps lue de manière idéologique et thématique, comme je viens de le dire. Car, même si je pense que la réflexion sur les pouvoirs du langage est au centre de cette œuvre, ce n’est encore une fois pas de manière thématique, mais en amenant le lecteur à réfléchir lui-même sur ces pouvoirs, en lui montrant ces langages en situation, à travers une véritable mise en scène plutôt que par une description. Genres soumis par cette théâtralisation à une sorte de distanciation qui amène le lecteur à leur prêter parfois autant d’attention qu’aux thèmes qu’ils développent. Mais il permettra également de montrer que les « genres », au sens sexuel cette fois, sont aussi un de ces langages que l’œuvre de Dib théâtralise, et qu’on peut ainsi, malicieusement, traiter en parallèle avec les genres littéraires et leurs jeux de séduction. La représentation par exemple de la découverte de sa sexualité par Zhor à la dernière page de L’Incendie est ainsi une manière de montrer un aspect essentiel du réel devant lequel le langage, particulièrement idéologique, montre son impuissance à en rendre compte. Et ce colloque aura lieu de plus dans un lieu particulièrement prestigieux pour rendre hommage, autre théâtralisation de l’œuvre de Mohammed Dib. Voici le lien qui permettra d’en savoir davantage : https://cerisy-colloques.fr/mohammeddib2020
Où en sont les études dibiennes aujourd’hui ?
Ce colloque qui s‘annonce d’une très grande qualité scientifique et pour lequel nous n’avons pu accepter que moins de la moitié des propositions de communications sera une des illustrations du fait que les études dibiennes se portent plutôt bien. On est sorti de l’obsession idéologique et identitaire qui faussait la plupart des débats littéraires des premières années de l’indépendance et dont la lecture de Dib n’était pas la seule à souffrir. Celle de Camus en est un autre exemple, tout aussi caricatural puisque pendant un demi-siècle, il a été quasiment impossible en Algérie de parler de cet écrivain. Pour, Dib les candidats au doctorat ne m’ont longtemps proposé des sujets de thèses que sur la trilogie « Algérie ». Ils semblaient même parfois ignorer totalement que la partie la plus importante de l’œuvre de Dib était postérieure à cette trilogie. Et puis soudain, il y a eu un retournement, et ce n’était plus que cette partie plus tardive de l’œuvre qui intéressait. Je pense que l’entrée dans les « années noires » n’y était pas étrangère : elle obligeait à ne plus tout expliquer par un discours anticolonial qui risquait de se figer. Et elle correspondait aussi chez les meilleurs candidats à une prise en compte du littéraire que nous étions quelques-uns à avoir cherché à promouvoir pendant de nombreuses années. Paradoxalement, les « années noires » ont été des années pendant lesquelles la recherche littéraire a beaucoup progressé. Et puis est venue l’EDAF, programme mixte dont le but était de développer la recherche algérienne, mais dont la politique du nombre plutôt que de la qualité a provoqué des catastrophes, dont on voit entre autres les résultats dans la plupart des colloques qui ont lieu depuis. (Là encore heureusement pas tous).