« La culture ne doit plus dépendre de l'État pour exister et vivre » (Amel Zen, artiste-chanteuse)
Dans cet entretien au ton admirablement libre et beau, Amel Zen, artiste-chanteuse pleinement embarquée dans la révolution du 22 février, revient sur son parcours artistique, ses choix, ses rêves de liberté et de justice, et crie son engagement indéfectible pour un État de droit, libérés des reflexes autoritaires. « L’art et l’engagement politique se conjuguent parfaitement, et spécialement en cette période, pour témoigner du message populaire, mais aussi pour exprimer mon opinion face aux différentes péripéties que connaissent le pays et la révolution pacifique. Je m’exprime naturellement dans les deux langues : La citoyenne et l’artistique, » affirme-t-elle.
Vous êtes compositrice, parolière et chanteuse. Votre éveil à la musique et au chant s’est fait à l’âge de 10. Mais ce n’est qu’à 28, en 2013, que vous avez sorti votre premier album. Comment cela s’est fait quand on sait que vous êtes architecte de formation ? Qui sont vos maîtres, quelles sont vos inspirations ?
Je dirais que mon éveil à la musique s’est fait bien avant mes 10 ans, mais ce n’est qu’à 10 ans que j’ai rejoint officiellement une formation au sein de l’association culturelle de musique andalouse el Kaissaria de Cherchell.
À l’obtention de mon baccalauréat en 2002, j’ai dû quitter Cherchell pour faire mes études d’architectures sur Alger, et là j’ai rejoint l’orchestre régional d’Alger puis, quelques temps plus tard, l’orchestre national de musique andalouse. Après avoir obtenu mon diplôme d’architecte en 2007, j’ai participé dans la même année à la première édition d’Alhane Wa Chabab où je suis arrivée en quart de finale.
Après cette belle aventure, j’ai dû chercher mon identité musicale en travaillant sur mes différentes inspirations, passant par l’andalous, le chaabi, l’amazigh dont le daynan (style de la région de Tipaza) le Pop, le Rock, le Jazz, et la musique du monde en général ; en travaillant sur ma direction artistique également ce qui m’a pris 5 ans de recherche, d’écriture, de composition mais aussi d’épargne sur mon salaire d’architecte et les quelques spectacles auxquels je participais afin de permettre le financement et l’autoproduction de mon tout premier album éponyme : Amel Zen en 2013. Il faut savoir que j’avais déjà sorti mon premier single Mafikch Ennia en 2011.
Vous avez été formée initialement dans la musique andalouse. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous orienter vers l’ethno-pop ou le rock ?
Effectivement, j’ai bénéficié de cette belle formation andalouse que je capitalise aujourd’hui comme background. Il faut dire que j’étais arrivée à un point ou je voulais explorer, créer et m’exprimer à 100%, ce que le registre de l’andalous et sa discipline ne permettaient pas. J’avais besoin de m’exprimer d’une façon complète, entière et unique, de porter des messages avec des textes, mélodies et sonorités nouvelles, à travers d’autres couleurs dont le rock, lap, et la musique du monde tout en gardant nos modes algériens, maghrébins, amazighs et nord-africains.
Née à Tipaza, vous êtes une amazighe chenaoua. Vous chantez aussi bien en arabe algérien, en français qu’en tamazight. Qu’est-ce que ça vous fait de vous exprimer dans une langue plusieurs fois millénaire et longtemps réprimée et ostracisée par les autorités algériennes ?
Née dans la région de Tipaza, Amazigh de « la Dahra », je chante effectivement dans plusieurs langues car je porte en moi cette pluralité culturelle algérienne que je revendique comme richesse et force de notre nation. Je chante évidemment en tamazight, ma langue ancestrale et mon identité que je défends et défendrai tout au long de mon existence. Cette année du Hirak aura témoigné que le peuple algérien a pris conscience de l’importance de sa réconciliation avec l’identité amazighe et son histoire. Les slogans ont témoigné de cela, notamment au même moment où le système répressif mettait en prison plusieurs manifestants porteurs de l’emblème amazigh, cet emblème symbole fort de tamazight et unificateur des populations de l’Afrique du nord.
Tamazight a souffert depuis toujours et son peuple a payé de son sang. Je rends ici hommage à la Kabylie ainsi qu’à tous les martyrs du printemps noir et du printemps berbère.
Je pense que tamazight menace le système, qui est contre la liberté, parce qu’elle éclaire sur l’histoire d’un peuple millénaire, libre et profondément attaché à sa liberté. Malgré son officialisation, cette langue reste marginalisée. Dans notre Algérie nouvelle à nous, État de droit et des libertés, tamazight devra être effective sur tous les plans et dans tous les domaines, à savoir son existence dans toutes les institutions de l’État et d’une manière généralisée et générale : dans l’Éducation, la Santé, la Culture, la Justice, les Services de sécurités… Se réapproprier tamazight c’est réapproprier notre histoire et notre Algérie.
Votre dernier album, Joussoussr/Hiqentarin jette des ponts entre plusieurs genres musicaux. Mais les textes aussi nous rappellent qu’il faut toujours construire des ponts entre les cultures, la tradition et la modernité, les humains, pour éviter que des murs ne viennent les séparer. Comment est né ce projet ? Que cherchez-vous à travers cette quête ?
L’aventure Joussour ou Hiqentarin a commencé il y a 5 ans. À travers cet album, j’ai voulu m’exprimer sur les sujets qui me préoccupait le plus en Algérie , la société et ses codes, la condition féminine et l’inégalité, l’injustice sous toutes ses formes, l’obscurantisme et ses dangers, tous ces murs à détruire, pour finir sur le pont avec un message du vivre-ensemble dans le respect des différences, qu’elle soient religieuses, ethniques, culturelles, du genre ou autres… que ce soit entre nous en tant que Algériens, ou dans le monde. Il y a eu plusieurs collaborations dans ce projet, j’ai tenu à réunir toutes les belles rencontres et les coups de cœurs que j’ai eus par la musique. Mukta Raste, la percussionniste indienne, la violoniste tunisienne Houyam Ghattas, le rappeur américain Kokayi,que j’ai rencontré lors du programme One Beat aux États-Unis, ou encore le bassiste turc Imrah Kaptan,le batteur marocain Omar El Berkaoui et le luthiste grec Iyanis Papaiouano. Toutes ces collaborations prouvent à quel point la musique est un langage humain avant tout, un langage universel qui ne prête pas attention aux différences, c’est aussi cette valeur que je voulais promouvoir à travers Joussour ou Heqentarin. Détruisons les murs et construisons des ponts entre les peuples et les cultures, pour un monde meilleur.
Yellis Yourayen est l’une de vos chansons les plus célèbres. Qu’est-ce que Gouraya représente pour vous ?
Yellis Yourayen est une reprise que j’ai adaptée avec une nouvelle musique, écrite par Belkacem M’silti. Elle a été chantée bien avant par Hocine Houariet le groupe Iyourayen dont Hatout Touchi ; je les salue à l’occasion. Quant à Gouraya, ma ville d’origine, elle représente pour moi la terre, la famille et l’enfance.
Votre nom est souvent associé à la révolution du 22 février 2019. Vous avez chantez les rêves d’émancipation démocratiques des jeunes algériens, les détenus d’opinion, les libertés, etc., et vous vous impliquez personnellement dans les marches, les sit-in et les rassemblements. Selon vous, quelle est la mission de l’artiste au sein d’une révolution ? Comment conjuguez-vous engagement artistique et implication politique ?
Je pense que l’art a le rôle d’éclairer, surtout dans les situations les plus sombres de l’histoire des peuples. Il peut questionner, se positionner, ou encore porter le message de sa génération tout en restant libre par son inspiration, sa conscience et son action. Pour ma part, l’art et l’engagement politique se conjuguent parfaitement, et spécialement en cette période, pour témoigner du message populaire, mais aussi pour exprimer mon opinion face aux différentes péripéties que connaissent le pays et la révolution pacifique. Je m’exprime naturellement dans les deux langues : La citoyenne et l’artistique.
En Algérie, peu nombreux sont les artistes qui se sont engagés aux côtés du peuple depuis le début du Hirak, souvent de peur d’être diabolisés par le pouvoir politique en place. Comment vivez-vous, en tant qu’artiste, le fait d’être ostracisée par ce pouvoir pour la simple raison que vous avez une opinion différente de la sienne ?
L’Algérie et son peuple sont ostracisés et je ne suis qu’un enfant de ce peuple et de cette Algérie ostracisées. Le mal est tellement profond que ma préoccupation dépasse la question de ma personne. Dans la vie, il y a des moments de vérités et de responsabilités, des moments de décisions face à l’histoire. Il faut savoir se positionner clairement quand il s’agit de l’avenir de la nation. Pour ma part, j’attendais ce déclic, cette révolution depuis tellement longtemps. Le Hirak était quelques parts une résolution naturelle après de longues années de frustration, d’injustice, de bouillonnement et de colère.
Rejoindre le Hirak était un réflexe de survie, je ne me suis pas posé beaucoup de questions autour des conséquences, qu’elles soient personnelles ou professionnelles, car la cause est plus grande que toute pensée centrée sur soi. D’ailleurs, j’avais décidé par moi-même de ne plus monter sur scène sous le patronage des officiels alors que j’avais reçu plusieurs propositions de concert pendant cette année du Hirak. Ma seule motivation était d’être avec mes compatriotes et marcher pour l’Algérie tant souhaitée et rêvée par nos aïeuls, eux qui ont donné de leur sang. Le Hirak est un rendez-vous pour un État de droit et des libertés. À ne pas rater !
Quand les médias du système nous ont traités de « cherdima » et de « traîtres », cela a redoublé notre énergie, mon énergie pour continuer le combat. Certes, ce n’est pas un combat équitable ; profiter des médias qui devraient être à la base la voix du peuple pour insulter ce dernier prouve à quel point ce système est indigne et à bout de souffle.
Je pourrais vous parler de quelques œuvres engagés qui sont sorties dans l’album Joussour, ou celles que j’ai produite seule ou avec d’autres artistes pour accompagner le Hirak et qui ne passent pas en radio, mais ce serait l’hôpital qui se fout de la charité, à côté de ce que subit la presse algérienne et les journalistes tel que Khaled Drareni, condamné à deux ans de prison fermes pour avoir accompli son travail, ou encore Abdelkrim Zghileche et tous les détenus politique et d’opinion. Le jour où la presse et les médias se libéreront, la culture vivra.
Malgré la crise sanitaire imposée par la pandémie de la COVID-19, vous ne cessez d’enchanter votre public avec des chansons aussi belles que Bini W’binek, en duo avec Amine Chibane, et Amehvus N theleli, etc. Qu’est-ce qui vous motive ? Dans quelles conditions menez-vous votre travail de création artistique ?
Il faut dire que la création n’a pas de limite, ni de période précise. Elle ne connait pas de crise mais elle s’en inspire, elle est là, elle nous interpelle et puis c’est tout ! Ce qui me motive en cette période, c’est ce besoin de liberté que nous revendiquons pour l’établissement de d’un État de droit et des libertés, c’est l’espoir de voir une Algérie debout et, enfin, c’est ce devoir moral d’expression contre l’injustice que nous vivons.
Il y’a eu beaucoup d’adrénaline dans le processus de création pendant cette période ; il faut dire que les événements nous font vivre des ascenseurs émotionnels, ce qui provoque en moi un déclic et une inspiration, un besoin d’expression… une création.
Cela fait pratiquement deux ans que vous n’avez pas fait de scène. Or, avec l’affaissement de la vente de CD, la scène est devenue incontournable pour les artistes-chanteurs. Comment vivez-vous cette situation ?
Je vis cette situation difficile comme tous les artistes du monde qui vivent de leurs arts et qui ne montent plus sur scène à cause de la situation sanitaire, une mort à petit feu…sachant que j’avais décidé de ne plus monter sur scène sous l’égide des officiels un an avant la pandémie.
Cette période de crise m’a donné à réfléchir et m’a poussée à entreprendre un petit projet afin d’avoir un revenu stable en complémentarité avec mes revenus de droits d’auteurs.
Pour finir, je dirai qu’il est impératif que le secteur de la culture se libère, une liberté inconditionnelle, peu importe le contexte de crise ou la situation politique.
La Scène artistique algérienne est dominée par l’État. Le fait que toutes les salles soient publiques et que les procédures administratives pour avoir les autorisations nécessaires pour organiser un événement soient extrêmement contraignantes rendent l’intervention du privé très difficile dans le secteur artistique. Soutenez-vous les appels à la libéralisation du secteur de la culture ?
Je soutiens la libération et l’indépendance du secteur de la culture pour permettre son épanouissement total sur le plan moral dans un premier temps puis économique dans deuxième temps. Une liberté sans condition aucune. Je soutiens également l’idée que le secteur privé par le mécénat ou autres procédés puisse entreprendre une stratégie d’industrialisation du secteur culturel, ce qui permettra à la culture de vivre par elle-même. Maintenant, on peut se poser des questions sur les limites à fixer au libéralisme économique dans la culture, mais je ne pourrais pas y répondre personnellement. L’État pourrait contribuer financièrement à certains projets pour aider, pourquoi pas, mais sans avoir à orienter les créations et leurs messages. Les productions culturelles doivent être totalement libres et indépendantes, même si l’État peut aider d’une certaine manière. Je pense que cela devrait faire l’objet d’une recherche avec les différents professionnels du secteur et les spécialistes en économie pour tracer une réelle stratégie économique sur le long terme. Ce qui est sûr, c’est que la culture ne doit plus dépendre de l’État pour exister et vivre. Nous devons nous réapproprier nos salles, nos espaces publics, nos médias. Nous devons nous réapproprier la culture dans toutes ses expressions.