« Je suis un écrivain frustré » de José Angel Mañas : quand fiction et réalité s'étreignent
José Angel Mañas est un écrivain comme il y en a dans tous les pays. Né en 1971 à Madrid où il vit, il est l’auteur de quatre romans dont deux ont été adaptés au cinéma. Comparé aux stars médiatiques de son acabit, il est plutôt dans le même moule : formules incisives, sourires commerciaux, slogans, coups de gueule sans objets, etc. Mais ce qui le distingue des autres et le situe parmi les auteurs les plus emblématiques de l’Espagne d’aujourd’hui, c’est son univers où, malaxant fiction et réalité, il donne naissance à une belle explosion de sens et de poésies. Une vision très subversive de la littérature et du monde qui se confrontent et se fécondent avec la même intensité. Habituellement peu attirée par les auteurs surmédiatisés, je n’ai pas été surprise par l’attrait qu’a eu sur moi José Angel Mañas. Une belle découverte qui appelle une assiduité que nulle occupation ne saura démentir.
Lui-même théâtre de toutes les frustrations, jalousies et amertumes, l’auteur prend à témoin le lecteur et lui livre son personnage, à l’état brut, dans une contenance transparente, sans artifice aucun.
Je suis un écrivain frustré est un roman pour le moins surprenant. Un véritable lieu de dévoilement. Dans un style très simple et loin de toute prouesse stylistique, le roman rend compte des réalités intérieures les plus complexes de l’être humain. Lui-même théâtre de toutes les frustrations, jalousies et amertumes, l’auteur prend à témoin le lecteur et lui livre son personnage, à l’état brut, dans une contenance transparente, sans artifice aucun.
L’histoire se déroule en Espagne, université de Madrid, faculté des lettres modernes. Le personnage principal, J., est un professeur de littérature, critique de renommée qui, le comble de la frustration, est incapable d’écrire le plus petit, le plus simple des romans. Vivant cette incapacité comme une impuissance, une blessure narcissique, il déverse son venin de désespéré sur les auteurs à succès, talentueux et prolifiques. Conscient de sa malveillance, il ne tente en rien de la taire et se fait un plaisir de froisser les autres et d’en faire des ennemis occasionnels.
Le personnage, adhérant à son mensonge, prend possession du roman dans ses moindres détails et vit la période gestationnelle de la naissance comme l’aurait vécue le plus authentique des écrivains. Oubliant son péché originel, il vit les émotions sincères d’un écrivain finissant un roman chapitre après chapitre.
Un jour, alors que J. est noyé dans la mélancolie de sa médiocrité, traînant l’impuissance de ses mots tel un boulet, une de ses étudiante, Marian, lui propose pour lecture un roman qu’elle a écrit, estimant que l’avis de son professeur serait d’une aide précieuse pour l’écrivaine en herbe qu’elle était. Désintéressé et empli de mésestime envers son étudiante, J. se décide à jeter un coup d’œil sur le roman. Surprise : il est stupéfait par l’originalité du roman de son étudiante et ahuri par sa force sémantique ; cette lecture ne faisait qu’enfoncer le couteau dans la plaie, déjà profonde, de l’écrivain raté qu’il était. Dans un accès de folie désespérée, J. décida, contre toute attente et sans aucune gène, de s’approprier le manuscrit de son étudiante. Face à la surprise du lecteur, et à son étonnement sans fin, l’auteur oriente son récit à contre-courant. Le personnage, adhérant à son mensonge, prend possession du roman dans ses moindres détails et vit la période gestationnelle de la naissance comme l’aurait vécue le plus authentique des écrivains. Oubliant son péché originel, il vit les émotions sincères d’un écrivain finissant un roman chapitre après chapitre. La description de cet univers est d’autant plus surprenante que le lecteur lui-même en arrive à oublier le mensonge de J. et à s’émouvoir du succès insoupçonné d’un écrivain, trop longtemps cantonné à une écriture aride, bien en deçà de ses ambitions. Dans une logique surréaliste, le mensonge est construit et est présenté en lieu et place de la vérité ; le personnage J. autant que le lecteur n’en doutent plus et en sont convaincus ; J. est désormais un écrivain vrai.
« Non ! Il ne pouvait exister d’égalité que dans la république des créateurs, cette église spirituelle dont j’allais prendre la tête. Je serais son insigne et offrirais mon œuvre au monde. »
J. se projette déjà et, dans une rêverie interminable, il imagine, avec une jouissance quasi sexuelle, le désarroi de ses amis/ennemis devant son talent surprenant et prémédite la mort symbolique d’une de ses connaissances, Mozart, écrivain à succès, qu’il réussira à détrôner dès la publication de Son roman. Jubilatoire, le personnage se réjouit de l’échec ou la déchéance présumés des autres ; il se lance dans de longs monologues intérieurs, décrivant le malheur des autres dans une ardeur vengeresse insolite. En s’appropriant le roman de Marian, et le présentant pour publication, il fallait très vite trouver une solution pour la faire taire, J. ne cherchant pas midi à quatorze heures, se décida immédiatement de passer à l’acte. « Je regardai le soleil : enfin j’y voyais clair. J’imaginais un monde sans Mozart et sans Marian et soudain, il me sembla que ce serait un monde infiniment meilleur. Et pas seulement pour moi. Mozart n’était pas un véritable créateur, ce n’était qu’une espère de parasite qui faussait la réalité avec ses grossières transcriptions. Comment ne pas se réjouir de la disparition d’un pareil individu ? Éliminer quelqu’un qui ternissait avec tant d’autocomplaisance frivole l’image que le monde se faisait de l’artiste relevait de la simple hygiène. Il fallait changer cette image. Et j’allais la purifier ! Je serai le prototype de l’artiste. J’agirais comme un être supérieur, un véritable surhomme ; je mépriserais l’humanité en général, une humanité glorifiée par cette contradiction malsaine qu’impliquait la démocratie de masse. Non ! Il ne pouvait exister d’égalité que dans la république des créateurs, cette église spirituelle dont j’allais prendre la tête. Je serais son insigne et offrirais mon œuvre au monde. Je sacrifierais l’intermédiaire occasionnelle qui m’avait aidé à atteindre la véritable autoconscience de l’artiste. Elle, elle n’avait pas encore acquis cette conscience. C’est-à-dire qu’elle n’était pas encore une artiste, par conséquent, ce n’était pas un véritable crime que de mettre un terme à une existence jusqu’alors insignifiante, » se dit J. Ce passage, qui place le lecteur dans l’interstice si étroit qui sépare la réalité de la fiction, exprime tout le génie et toute l’originalité de José Angel Mañas. Après Crimes exemplaires de Max Aub, on a rarement lu un livre qui banalise le meurtre, l’adoucit et lui crée des circonstances atténuantes au point de le rendre étrangement acceptable. Manas a réussi le pari. Et la suite du roman est encore plus emblématique de cette réussite car, comme prévu, J. séquestra Marian dans une vielle maison abandonnée et s’assura qu’elle reste en vie.
Effondré mais heureux, il commença à écrire le roman qu’il n’aurait jamais pu imaginer sans elle ; il était sa créature, son Frankenstein littéraire. Il commença le roman par quatre mots, dont la consistance suffirait à donner la réplique à tout un univers, où se conjuguent réalité et fiction. Je suis un écrivain frustré.
Entre temps, son roman est un grand succès, il suscite des critiques en cascades, il rafle les prix, le monde de l’édition était à ses pieds. Mais un problème surgit de nulle part : il devait, au plus vite, écrire un autre roman. Son éditeur lui assurait, par avance, le plus prestigieux prix de littérature en Espagne. Dans une incapacité paralysante d’écrire un quelconque texte, l’imposteur sollicita sa victime, Marian, pour l’aider dans cette périlleuse mission. Devant le refus catégorique de celle-ci, l’écrivain frustré se mettait dans tous ses états, mais ne pouvait se douter qu’il tomberait amoureux de cette pauvre fille ; syndrome de Stockholm inversé, rien ne nous surprend plus à la lecture du roman. Après de longs mois de séquestration, Marian succomba dans les bras de son ravisseur, qui faillit en perdre la tête. C’était la première fois qu’il sentait l’humanité en lui, la mort de cette artiste l’a métamorphosé. Effondré mais heureux, il commença à écrire le roman qu’il n’aurait jamais pu imaginer sans elle ; il était sa créature, son Frankenstein littéraire. Il commença le roman par quatre mots, dont la consistance suffirait à donner la réplique à tout un univers, où se conjuguent réalité et fiction. Je suis un écrivain frustré.
Dans ce fabuleux roman de l’immoralité universelle, le personnage-narrateur a le don incroyable de déformer la réalité dans une logique parfaitement rationnelle. José Angel Mañas réussit à mettre à nu les pratiques malsaines du monde de l’écriture et de l’édition, tout en peignant un tableau magnifiquement authentique et sincère de la complexité humaine qui, depuis que le monde est monde, navigue entre le réel et le fictif sans s’en rendre compte.