« La colline oubliée » : le roman des tréfonds.
Dès sa parution en 1952, le roman La colline oubliée de Mouloud Mammeri suscitait l’une des premières grandes polémiques de la littérature algérienne. La presse française s’en était saisi pour l’étiqueter d’emblée du Beau roman Kabyle, le livre décrivant L’âme berbère. Comme si les Kabyles n’étaient pas partie intégrante de cette grande entité qu’était l’Algérie.
On aurait sans doute pu balayer du revers de la main ces critiques, si elles n’avaient eu comme origine que la France coloniale d’alors, puisque les tirs les plus nourris émanaient des Algériens ; des compatriotes qui ne pensaient pas la littérature en dehors de sa dimension utile ou fonctionnelle. Pour eux, une œuvre littéraire, dans un contexte nationaliste où monte en puissance le sentiment de vouloir enfin se réapproprier son pays, n’a pas à avoir un objectif autre que celui de servir la cause nationale et de construire une opinion publique en faveur de l’indépendance du pays. Le contexte historique, arguaient certains intellectuels, était pour galvaniser les foules, idéaliser, voire mythifier l’appartenance à une patrie.
Mohamed Chérif Sahli publiait un article dans Le jeune musulman qui annonçait déjà la couleur : La colline du reniement[1] ; la colline aliénée qui se nie et renie les siens ; le livre de l’autoflagellation qui succombe au « jeu » de «l’Autre» : « Il nous importe peu qu’un algérien, écrivait l’historien et militant de la cause nationale, écrivant en français, se taille une place dans la littérature française par les qualités formelles de son œuvre, y lisons-nous. La théorie de l’art pour l’art est particulièrement odieuse dans ces moments historiques où les peuples engagent leur existence dans les durs combats de la libération. Une œuvre signée d’un Algérien ne peut donc nous intéresser que d’un seul point de vue : quelle cause sert-elle ? Quelle est sa position dans la lutte qui oppose le mouvement national au colonialisme. » et plus loin d’accuser presque : « La rumeur place l’œuvre de M. Mammeri sous la protection d’un maréchal de France qui s’y connaît fort bien en gommiers (traîtres) ».
Jean Déjeux, spécialiste de la littérature algérienne, explique que la critique était infondée. D’ailleurs, il s’agissait de l’œuvre de Taïeb Djemeri, La course de l’étoile, parue au Maroc en septembre 1953 ; un livre qui traite de la conquête du Maroc, de la campagne d’Italie et d’Allemagne en 1943-1945, et qui avait été préfacé en effet par le Maréchal Juin[2].
À la fin de son article-pamphlet, Mohamed Chérif Sahli concluait que La colline oubliée était « digne de l’oubli et du mépris de tout un peuple vaillant et fier ».
Pourtant, nonobstant tous ces gens qui poussaient des cris d’orfraie, la réponse de Mammeri était celle de l’intellectuel apaisé, mais aussi et surtout du romancier dont la préoccupation centrale n’est pas tant de caresser dans le sens du poil l’ego des siens, mais de peindre au pinceau audacieux un espace-temps, et de dire l’histoire des hommes et des femmes avec leur misères et grandeurs, leurs disgrâces comme leurs délicatesses : « Un roman algérien sur des réalités algériennes, avait-il rétorqué, un roman qui comme tel ne peut donc que servir la cause algérienne[3]»
Mostapha Lachraf, jeune intellectuel à l’époque, avait fait paraître la même année, en 1952, un long article qu’il intitula : « La colline oubliée ou les consciences anachroniques[4]» (consciences en retard sur l’époque). L’auteur de l’article avouait son dépaysement devant le roman et disait que le livre était loin d’être une avancée dans l’aspiration populaire; un roman selon lui pour une petite partie qui occultait le reste du pays ; un livre au reste fondé sur « de fausses données ethniques » et où le régionalisme est dominant. M. Lachraf critiquait par ailleurs l’évocation hésitante de Mammeri pour un maquis qui existait déjà depuis longtemps dans les montagnes kabyles ; un aspect de l’œuvre littéraire que symbolisait entre autres le bandit d’honneur Ouali, le combattant un peu marginal, un Robin des Bois moderne qui perpétuait une certaine tradition chevaleresque aussi berbère que méditerranéenne.
Mahfoud Kaddache, historien algérien connu, un ami de Mammeri, écrivait un texte tout simplement intitulé La colline oubliée[5] où il louait les qualités romanesques indéniables de l’œuvre : « Langue simple, écrit-il, directe, une certaine bonhomie de l’expression, une certaine malice même » et de fustiger plus loin : « Le ton général du livre choque, Mammeri parle avec désinvolture de certaines croyances, de certaines coutumes ». Il disait explicitement que si le roman plait au colonisateur c’est qu’il est mauvais pour le colonisé : « Du moment que les français réagissent à ce genre de littérature c’est donc qu’il va contre nos intérêts… En se taisant on déforme la vérité, on trahit sa mission, on devient complice… Le jeune colonisé veut que sa cause soit défendue par l’artiste et l’écrivain».
Jean Sénac, le poète humaniste, écrivit sous le pseudonyme de Gérard Gomma un article dans la revue Terrasses en 1953 dans lequel il assène que « les questions les plus tragiques sont abordées superficiellement » dans le roman.
En somme, beaucoup d’articles critiquaient le roman ; même s’ils étaient pour la plupart différents dans leur angle d’attaque, ils s’entendaient néanmoins à dire que le régionalisme du livre, son Berbérisme ne cadre pas avec le bruit et la fureur entourant l’aspiration nationaliste. Le ton du livre choquait. Il abordait des sujets jamais abordés encore par un auteur algérien. Les temps, arguait-on, étaient plutôt pour l’effervescence patriotique, pour l’intensification des activités de l’OS, de l’Action Unitaire pour un Front algérien, etc.
Mais, toutes ces critiques amoindrissent-elles de la valeur du roman ? Et puis, depuis quand un auteur se doit-il d’être au service de la pensée communément admise et de la foule ? La littérature, pour paraphraser Kafka, n’est-elle pas un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous ? Mammeri se devait-il d’écrire pour faire plaisir, et ce, quels que soient la portée, l’objectif et le soubassement d’un nationalisme naissant, aux contours du reste encore imprécis? Le rôle d’un écrivain n’est-il pas de sortir des sentiers battus, de rapporter l’histoire nonobstant les qu’on dira-t-on?
La colline oubliée traite d’une société en proie à des chamboulements, à des événements qui la redéfiniront. Lorsque Mohammed Cherif Sahli qualifiait dans son article La colline du reniement de «mesquinerie villageoise[6]», l’évocation de Mammeri pour les penchants peut-être homosexuels de deux de ses personnages, n’était-il pas en train justement d’avouer l’incapacité de l’intellectuel à traiter sur l’impensé et le tabou ? Un certain Marc Soriano s’était même posé la question : « Pourquoi avoir choisi une situation aussi épineuse que celle de la jeunesse algérienne à la croisée des chemins! Comment l’auteur n’a-t-il pas senti que son sujet était de toute évidence le drame d’un peuple mis en demeure de choisir son destin?[7]»
Soixante-dix ans presque depuis son apparition, La colline oubliée est toujours un roman d’une brûlante actualité. Mammeri écrivait la singularité, mais aussi l’appartenance à la condition humaine, à l’espace-temps et son inexorable marche : « Ils étaient là, tous les deux, étendus sur le dos, le bras de chacun passé sous le bras de l’autre. Je ne voulais pas en croire mes yeux… Un obscur sentiment me poussait à fuir sans révéler que j’étais là. Un désir mauvais d’en savoir plus m’arrêta… Je n’apporterai pas ce qu’ils dirent… était-il possible que Menach soit descendu aussi bas ». Le poète effleurait l’impensé, interrogeait le mythe du peuple de Sodome jamais discuté.
La Colline oubliée dresse un constat alarmant sur la société traditionnelle comme sur la condition coloniale ; la femme ose et dit, va plus loin que sa condition de «soumise» ; elle est l’être qui aime, qui n’attend pas que l’homme lui prodigue un petit espace de liberté, l’être qui conquiert.
Même mariée, Davda est hardie, subvertit et trahit ; elle avoue son amour interdit, rencontre l’amant ; des attouchements sont dérobés près de la mosquée, autre lieu de l’exercice de la domination masculine, quand le muezzin appelle de surcroît à la prière de l’aube. Le patriarche et le religieux, ou la féroce dualité pour l’oppression légitimatrice de l’asservissement !
Même la femme féconde et l’épouse aimante se révolte ; elle dit haut que le départ du mari pour l’exil est injuste ; elle n’a pas juste besoin d’un salaire, d’un souvenir à attendre, elle veut d’abord et avant tout d’un homme pour la tenir dans ses bras, d’un papa présent et aimant pour ses enfants.
Un monde occulté s’approprie le verbe ; crie et dit Je. Mammeri était conscient d’avoir écrit une œuvre qui puise dans l’espace socioculturel méditerranéen ; il savait que l’Algérie était de la mer, de cette ratatouille d’azur et d’honneur ; des Bandits au service de l’orphelin, de la veuve et de l’éploré. Il donnait la parole à des aux opprimés, aux gens simples qui se révoltaient contre la chosification coloniale comme contre l’ordre établi. Arezki Oulvachir a bien existé ; sa mémoire est colportée encore par les vents qui rasent les montagnes qui ont la tête dans les étoiles.
Ouali, le bandit d’honneur, alors qu’il est sur les traces de l’assassin pour venger l’honneur souillé d’une famille, prend conscience, presque soudainement, d’être loin des siens ; géographiquement et culturellement. Il est dans le pays de l’Autre, Le pays arabe où les femmes, dit-il, ont d’autres mœurs que les femmes qu’il a connues chez lui dans sa colline hissée.
Le berbérisme du roman est incontestable, mais n’est-ce pas que c’est l’Algérie entière qui doive pister ses racines pour bâtir un pays à la hauteur de son ancrage plurimillénaire?
La colline oubliée est le roman de l’interrogation. Taha Hussein confiait qu’il était l’une des plus belles œuvres qu’il avait lues de toute sa vie. Aussi admiratif, Mostapha Lachraf déclarait dans Les temps modernes après l’indépendance, répondant à la question quels étaient selon lui les écrivains les plus représentatifs de la littérature algérienne, que Mammeri, Feraoun et Kateb Yacine étaient incontestablement les plus connaisseurs de la réalité algérienne. Pourquoi ? revenait le journaliste. Parce que, répondait le sociologue, leur connaissance du peuple était plus affective qu’intellectuelle. Ils étaient des auteurs, expliquait-il, dont la connaissance de la société était davantage affective qu’intellectuelle.
Mais pourquoi la volte-face d’un intellectuel aussi sérieux que Lachraf ? Certains diront que c’est parce qu’il était jeune lorsqu’il a écrit son article ; qu’il avait mûri depuis ce temps et qu’il avait réalisé que sa critique ne disposait pas de la distance intellectuelle nécessaire par rapport aux événements d’alors ; il comprenait désormais que l’auteur avait de l’avance sur son temps et ne voulait aucunement céder aux sirènes avides de bruit.
Mammeri avait peint une époque. Comme Issiakhem qui puisait son pinceau dans la lave de la blessure première, l’auteur de L’Opium et le bâton allait aux tréfonds pour rapporter la douleur des siens, leurs rêves plus grands que leurs peurs, leur humanité élémentaire.
[5] – KADDACHE Mahfoud, La colline oubliée, In La voix Des Jeunes, février 1953, Numéro 8, p. 7.
[6]– Ibid.
[7]- Ibid, La pensée numero 46, janvier-février 1953 (Marc Soriano) cité par Jean DEJEUX, ibid., p. 187.
[1]DEJEUX Jean, Littérature maghrébine d’expression française, Ottawa, Éditions Naaman, 1973, p. 187.
[2]– Ibid., p. 187.
[3]Ibid., p. 187.
[4]LACHRAF Mostapha, «La colline oubliée ou les consciences anachroniques», In Le Jeune Musulman, février 1953, Numéro 15, p. p 4-6.
[5]KADDACHE Mahfoud, La colline oubliée, In La voix Des Jeunes, février 1953, Numéro 8, p. 7.
[6]– Ibid.
[7]Ibid, La pensée numero 46, janvier-fevrier 1953 (Marc Soriano) cité par Jean DEJEUX, ibid., p. 187