La tribu des Ait Mansour Amrouche
Il est des histoires fabuleuses telle celle des enfants Amrouche, Jean et sa sœur Taos, le premier enjoignant sa mère, Fadhma Ait Mansour Amrouche, d’écrire l’histoire de sa vie pour témoigner des épreuves endurées dans son enfance et la seconde publiant le récit maternel 21 ans plus tard.
Chez les Amrouche, et tout particulièrement chez Jean, la Mère est l’origine même, l’instigatrice de toute œuvre. Qu’on en juge : « Il faut que tu rédiges tes souvenirs…. Un enseignement de grand prix peut s’en dégager. Et ce sera pour moi un dépôt sacré.» La Mère, en tant que figure symbolique et réelle, se trouve ainsi convoquée par le fils que des liens inaliénables relient à sa génitrice, à sa langue et à sa voix d’où sourdent la musique et les chants ancestraux, trésors « d’un peuple d’ombres et de vivants,(…) voix d’une terre et d’un ciel ». Fadhma répond effectivement et affectivement à la requête de Jean à qui elle dédie son œuvre : « A mon fils, Jean, je dédie ce cahier : pour lui, j’ai écrit cette histoire, afin qu’il sache ce que ma mère et moi avons souffert et peiné pour qu’il y ait Jean Amrouche, le poète berbère.». Fadhma et son fils Jean vont ainsi de concert et la même année signer deux textes majeurs de la littérature algérienne francophone. Jean Amrouche publie, le 13 février 1946, son essai intitulé l’Eternel Jugurtha, Propositions sur le génie africain, dans lequel il peint les principaux traits du Berbère, son irréductibilité atavique et son humilité extrême, dont le revers se trouve être un esprit d’indomptable insoumission. Fadhma Ait Mansour Amrouche achève d’écrire son récit autobiographique, Histoire de ma vie, le 31 août 1946.
Remarquable autobiographie, ce récitconstitue un document des plus précieux : Fadhma réussit là un coup de maître: l’histoire algérienne de l’époque coloniale y est consignée quasiment au quotidien. Cette historicisation se donne à lire comme le début de la fin de l’ère de l’Oralité et les prémisses de l’ère de l’écriture. Conscient des enjeux stratégiques des rapports entre Civilisations dominantes et dominées, Jean, en exhortant sa mère à écrire son « Histoire », savait combien ces expériences constituaient un témoignage prégnant sur la vie de l’ensemble du peuple « indigène » et des événements de l’époque.
Ironie de l’histoire, Histoire de ma vie, écrite en 1946, restera enfermée dans le tiroir jusqu’à la mort de Belkacem Amrouche époux légitime de Fadhma. C’est Taos qui, exhumant le précieux ouvrage, le publiera en 1967 avec la double préface de Vicent Monteil et de Kateb Yacine. Ainsi, Taos va –t-elle doter l’œuvre de sa mère Histoire de ma vie d’un Nom, en prenant la décision de la rendre publique. Tout document, en effet, dormant dans les archives, est non seulement muet mais encore orphelin.
C’est à la demande de Jean que Fadhma avait écrit son histoire, et c’est grâce à la détermination de Taos que l’œuvre maternelle est sauvée du naufrage pour servir d’œuvre de témoignage et d’historicisation. La conjugaison des efforts des Ait Mansour/Amrouche, passeurs de rive, de mémoire et de culture, défricheurs de Voie(x) n’aura pas été vaine.