Littérature algérienne de la décennie noire : au-delà de l’urgence, la jouissance

Depuis son éclosion, la littérature algérienne d’expression française a toujours été perçue à partir de son contexte vu son réalisme frappant et sa prise en charge du réel. Sa nature révolutionnaire au niveau du style et des thématiques accompagne les époques par lesquelles l’Algérie est passée : de la colonisation française passant par l’ère postindépendance et la crise de la désillusion  jusqu’aux années 90, période où le sang a été métamorphosé en encre dénonçant le crime pour « une cause apparemment inexplicable » comme dirait Kateb Yacine.

Pris entre deux nécessités inévitables, fiction/témoignage, les auteurs algériens des années 90 ont créé dans un immédiat insoutenable des œuvres aussi complexes que les réalités qu’elles recréent : l’horrible, l’ignoble mais aussi le tendre et le sublime. Sous le déferlement sanglant des islamistes-terroristes qui a profondément ébranlé la société algérienne, la littérature s’est revête de nouvelles modalités artistiques prenant le réel en charge tout en le recréant d’une part, et provoquant une mutation rapide en son sein par les nouvelles formes, contenus et discours d’autre part. Dans cette optique et vu le contexte totalement disparate des années 90, tout est à redéfinir quant à la littérature, la position de l’auteur dans le discours politique, la place de l’œuvre dans les miasmes des crimes insensés, mais ce qui surgit une fois que l’on essaye de poser ces problématiques, c’est le sens de la littérature : qu’est-ce que la littérature peut-elle apporter à l’Algérien dans une situation où le sang ne fait plus horreur ?

Une écriture de « l’urgence » ?

Alertés par la situation déplorable que vit le pays,les écrivains algériens ont agi sans ménager le crime, leur responsabilité a été comme disait Mohammed Dib « grande et décisive […] Il ne subsistera dans l’histoire que ce que les intellectuels créent comme œuvres pour les laisser aux générations à venir. » C’est en effet le cas de Rachid Boudjedra avec son pamphlet FIS de la hainepublié en 1994, dans lequel il s’attaque farouchement aux intégristes-islamistes ; Rachid Mimouni, de son côté, ne s’est pas replié sur son silence malgré les menaces qu’il a reçues : « Comme tous les mouvements populistes, l’intégrisme est l’ennemi des intellectuels et de la culture. Son discours fait appel à la passion plutôt qu’à la raison, à l’instinct plutôt qu’à l’intelligence. »écrit-il dans De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier. Parmi ces auteurs dits iconoclastes à l’image de Nabil Farès, Mourad Bourbounne qui ont inscrit la littérature algérienne dans les mouvements d’une littérature moderne ou plus particulièrement Le Nouveau Roman, d’autres « monstres sacrés » n’ont pas hésité, à l’instar de Mohammed Dib, Tahar Djaout, Amine Zaoui, Anouar Benmalek, Latifa Benmansour, à témoigner de l’époque par le genre littéraire le plus diffusé : le roman. Ainsi,  avec une œuvre incontournable intitulée Si Diable veut, Dib a brillamment inauguré l’invention d’une nouvelle forme de création inexplorée par d’autres écrivains de sa génération, c’est bien la fable fantastique qui donne à lire un rapport étroit avec la réalité algérienne de la décennie noire la résumant en « une fable insensée dans un monde voué à l’abomination. »

D’autres nouvelles expressions littéraires ont également pris forme, à travers le témoignage fictionnel, notamment avec des écrivaines comme Salima Ghezali, Assima Fériel, Naila Imkasen, Maissa Bey, etc. Dans ce genre de production, l’histoire tourne autour de la femme, entité sociale aussi puissante que controversée, un être dont l’existence physique est déjà condamnée au mépris,voire à la  mort :  « La femme n’est plus qu’un tourbillon de feu. Elle danse en se frappant les cuisses ; non, elle crie : « à l’aide », puis elle soulève ses nombreuses robes, avance en écartant les jambes, exhibant dans une furie rageuse son sexe blanc, aussi énorme que le sein qu’elle fait jaillir de son autre main. Elle sa furie devant l’homme qui s’est figé, pétrifié, ne sachant comment réagir : tu le vois, ce trou, dit‑elle dans un râle animal, c’estde là que ta mère t’a chié. C’est d’ici qu’on vous a tous chiés, bâtards que vous êtes, pédés,femmelettes qu’on a élevés comme des dieux et qui nous le rendent par des menaces, quiosent menacer celles qui leur ont donné la vie. Parce qu’elles n’ont plus personne pour lesprotéger, on les traite de traînées. Parce qu’elles refusent de mourir comme desmisérables, on se permet de les insulter ! Approche‑toi de ce trou, viens voir de près ceque la jumelle de ta mère veut te montrer, pour que tu saches une bonne fois pour toutesque tu n’es plus qu’un fils de traînée, » écrit Assima Fériel dans Une femme à Alger. Chroniques d’un désastre. En effet, encouragés par la situation que vit leur pays, ces jeunes écrivains ont emprunté la voie de leurs « maîtres », celle du cri, de l’alarme pour se tenir face à l’angoisse permanente de la mort. La parole tant vouée au silence ne devient-elle pas importante quand elle risque la mort ?

La littérature dans sa définition générale est « l’art du langage », par conséquent elle est censée accomplir sa mission ultime, qui est de faire « plaisir », « réjouir », pour parler comme Roland Barthes ? Or, l’idée d’une littérature algérienne des années 90 réduite à l’urgence pour la restreindre à son unique contexte d’émergence et ne la saisir que par sa portée politique est une profanation extrêmement violente ; le terme « urgence » rappelle sans scrupule le rejet auquel les œuvres de Feraoun, Dib et Kateb ont fait face, souvent décrites comme littérature nationale, engagée, voire ethnographique, une tentative flagrante de les réduire à de simples supports de propagande au service du politique et de l’ethnographique.

La littérature des années 90 : entre « plaisir » et « jouissance »

Roland Barthes, dans son ouvrage Le plaisir du texte revient sur cette question du sens de la littérature, sa valeur exclusivement artistique qui a pour seule et unique visée de provoquer « un plaisir », « une jouissance ». Sans vouloir dresser « un palmarès rigide entre les deux notions », Barthes explique qu’aucune des deux ne doit être prise dans un sens unique, puisque c’est l’acte de lire  qui détermine la nature de l’émotion qui peut se provoquer chez le  lecteur. Le texte du plaisir est celui « qui apporte au lecteur une sorte d’éphorie, de confort ; renforce son moi, c’est pourquoi le plaisir est tout à fait compatible avec la culture ; il y a un plaisir de la culture, incontestablement » tandis qu’un texte de jouissance « est quelque chose de beaucoup plus radical, de beaucoup plus absolu qui ébranle le sujet, qui le divise, qui le pluralise, qui le dépersonnalise. C’est donc une expérience de type très différent et qui va très souvent précisément contre la culture, » estime Roland Barthes. Si l’on transpose ces deux appréhensions sur le texte littéraire algérien des années 90, quel serait sa position entre elles ?

Dans un contexte fait de barbaries et de crimes contre « tout ce qui pense hors la charia », la littérature a servi d’arme absolue contre les actes de lâcheté commis au nom d’un dieu dont le nom n’est cité que lors de l’égorgement. La littérature algérienne des années 90 a vécu comme toute autre littérature des moments de combats, dans le sens sartrien du terme, mais ceci ne peut en aucun cas lui soustraire sa valeur jouissive qui réside dans sa proposition éminemment  artistique d’une lecture de la réalité sanglante ; l’acte de lire et d’écrire pendant les années 90 s’inter-complètent dans un rapport de complexité exacerbée par les événements que vit l’Algérie. Ce n’est plus une question de plaisir de lire, mais une jouissance de la reproduction de la mort, de l’agonie, du sang, de l’interdit. Or, en quoi un texte à l’implication politico-historique peut-il approcher la dimension du beau, du jouissif ? Il faut souligner que la définition que donne Jean-Paul Sartre à la littérature, celle d’une parole qui fait entendre la voix de l’opprimé, ne s’oppose nullement à la dimension esthétique d’un texte car, écrit Mohamed-Karim Assouan, spécialiste de l’œuvre dramaturgique de Mohamed Boudia : « La parole engagée dans le texte est celle qui, tout en disant le vrai et le beau, assure sa rigueur éthique et trouve son sens dans l’espace public où elle s’expose pour s’inscrire au sein de la communauté sociale. »

Finalement, les textes de la littérature algérienne des années 90 sont, par leur génie de reproduire la réalité inadmissible du meurtre, jouissifs dans le sens où ils deviennent aujourd’hui plus réels que la réalité de la décennie noire, une référence incontournable qui se refuse aux caprices de l’idéologie ayant souvent tendance à déformer le réel. C’est comme dirait Roland Barthes encore une fois : « Autre jouissance (autres bords) : elle  consiste à dépolitiser ce qui est apparemment politique, et à politiser ce qui apparemment ne l’est pas.»

Bibliographie :

Assouan Mohamed-Karim, Mohamed Boudia : l’œuvre en action. Faculté des langues et des lettres. Université d’Alger-2.

Barthes Roland, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.

Soumya Ammar Khodja, « Écritures d’urgence de femmes algériennes », Clio. Histoire‚ femmes etsociétés [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 29 mai 2006, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/clio/289 ; DOI : 10.4000/clio.289

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