Mohammed Dib-Anouar Benmalek : quelques correspondances
Dans le cadre du centenaire de Mohammed Dib (le 21 juillet 2020) et à l’occasion du 17 anniversaire de sa mort (le 02 mai 2003), nous publions ici quelques correspondances inédites qu’il a tenues avec l’écrivain Anouar Benmalek. Nous tenons à remercier Anouar Benmalek de nous les avoir remises en exclusivité et pour sa sensibilité sans bornes et son soutien indéfectible à tous les combats qui se mènent pour une Algérie libre, plurielle et démocratique.
La peine et le regret
Ce 2 mai 2003, j’avais reçu la nouvelle de la mort de Mohamed Dib avec beaucoup de peine et un immense regret. La peine, évidemment, de la disparition d’un des grands écrivains de ce temps. Le regret de ne jamais l’avoir rencontré en personne.
J’ai eu la très grande chance d’échanger quelques lettres avec lui. J’avais pris l’habitude de lui envoyer mes livres lors de leur parution. Et lui, qui était la générosité même, y répondait immédiatement avec l’indulgence que tout le monde lui connaissait. Il m’avait, en quelque sorte, adoubé en tant qu’écrivain. Sa dernière lettre faisait suite à l’envoi de mes Chroniques de l’Algérie amère parues quelques mois avant sa mort. Il m’écrivait qu’il ne se sentait pas très bien. Je m’étais promis de vaincre la timidité que j’éprouvais à le déranger et d’aller lui rendre visite.
Sa mort ne m’en avait pas laissé le temps. C’est cela le regret, si répandu par ailleurs : on ne dit jamais à temps à ceux qu’on aime qu’on les aime.
L’Algérie est un pays cruel qui ne rend hommage à ses grands hommes qu’une fois qu’ils sont morts. Mohammed Dib n’a pas échappé à cette règle. Le jour de son enterrement, des bureaucrates ignares, des hommes politiques opportunistes avaient osé bavasser autour de son cercueil, déclarant, blablabla, que l’Algérie avait perdu un génie, et puis, le lendemain même, étaient retournés à leurs petites opérations sans envergure.
Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est la peine profonde qui est la mienne, et celles de tant d’autres lecteurs, d’avoir vu s’arrêter l’une des sources créatrices les plus talentueuses, prolifiques depuis le milieu du siècle précédent. En ce sens, Mohammed Dib était d’une part, l’un des écrivains les plus « vieux » d’Algérie, et aussi, paradoxalement, l’un des plus jeunes, en termes de vitalité et d’audace ! Quel chemin parcouru depuis l’extraordinaire Grande maison au surprenant Enfant Jazz, qui venait d’être couronné par un prestigieux prix littéraire. Que de diversité, que d’expériences littéraires tentées, que de talent à chaque fois remis en jeu !
Merci, cher Mohammed Dib, de cette grande leçon de courage et d’optimisme. Merci pour l’admiration que nous vous portons toujours, nous, vos innombrables lecteurs à travers le monde.
Voilà quelques exemples de cette correspondance, si démonstratrice de cette profonde générosité de Mohammed Dib envers de plus jeunes confrères. J’y ai inclus un extrait d’un article où il analyse avec causticité la manière dont la critique française peut accueillir des ouvrages écrits par des auteurs algériens. (Anouar Benmalek)
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La Celle-Saint-Cloud, 8 octobre 1998
Cher Anouar Benmalek,
Les Amants désunis est un livre fort, qui rejettera dans l’oubli tous ceux qui, sur notre tragédie, poussent et foisonnent comme autant de mauvaises herbes. Vous avez osé y aborder de front quelque chose qui dépasse l’entendement et nous laisse pantelants d’horreur, mais cela pour faire véritablement œuvre de romancier et non d’opportuniste qui tirerait indécemment parti d’une actualité. Les Algériens ne sauraient que vous en être reconnaissants, comme je le suis ; ils peuvent rendre hommage à votre honnêteté, votre sérieux, voir dans votre admirable texte l’épopée que nous appelions de tous nos vœux, le monument qui perpétuera dans nos mémoires le souvenir des innocentes victimes d’un génocide satanique. Grâces vous soient rendues pour cela. Ne doutez pas que votre roman rencontrera un profond écho dans le cœur de chaque lecteur, que celui-ci soit Algérien ou non. Merci de me l’avoir envoyé, c’est fort aimable de votre part, et merci de la dédicace. Bien à vous. Mohammed Dib.
Extrait d’article de janvier 1999, La Quinzaine Littéraire
Depuis une cinquantaine d’années que je publie, des romans en particulier, les sollicitations à en débattre ne m’ont jamais laissé indifférent. J’y ai déféré sous diverses formes […] Aujourd’hui, pour la première fois, l’idée m’est venue d’interpeller à mon tour les critiques, expressément, dans l’Arbre à dires, mon dernier livre, paru il y a peu. Ma question ? Toute simple et ne pouvant, m’a-t-il semblé, laisser insensibles les cow-boys de la littérature, était : qu’est-ce qu’écrire en français quand on n’est pas né dans cette langue ? […]
Et que croyez-vous qu’il soit arrivé ? Rien. Pas une réponse. J’ai parlé dans un désert. Un silence à réveiller les morts, inquiets de savoir ce qui se passe au-dessus d’eux. J’ai invité la critique à prendre part à cette discussion parce que désormais elle ne peut plus esquiver la présence d’écrivains algériens et maghrébins, chez les éditeurs, aux devantures des librairies, dans le public, à travers les médias, les symposiums, les cours des universités françaises et étrangères, — et pour qu’elle cesse de ne faire que de la pâle copie à leur sujet […]
Lire aussi: « Mohammed Dib est un tlamçani du monde » (Sabeha Benmansour, Présidente de l’association La Grande Maison)
Mais cette aphasie de l’oreille, qu’est-ce : peur ou mépris ? […] Il y a bien sûr l’universalité du mépris voué aux Algériens. Il est compréhensible que cette détestation s’étende aux écrivains algériens. Dès lors, quoi de plus concevable que ce mutisme comme façon de leur cracher poliment à la figure […]
Venons-en maintenant à l’exception du critique qui, lui, dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas. Dans une toute récente livraison du Nouvel Observateur, M. Dominique Fernandez commence de la sorte son compte-rendu d’un roman qui a pour auteur un certain Anouar Benmalek, Algérien : « Encore l’Algérie ? Oui, encore l’Algérie, encore un écrivain algérien ». M. Fernandez est trop honnête homme pour s’écrier ensuite : Merde, à la fin ! Mais il poursuit en se pinçant le nez : « Poussière, saleté, excréments, brutalités, crimes, exécutions, charniers : il n’est question que de cela. » Voilà ce qui s’appelle de la critique ! Fortement pensée, profondément compréhensible.
Je concède à M. Fernandez que le livre d’Anouar Benmalek est râpeux, mais parce qu’il est hérissé des rugosités de la vraie vie, ce que vous chercheriez en vain dans les romans de M. Fernandez. Peut-être auraient-elles dû, les Éditions Calmann-Lévy, prendre l’avis de M. Fernandez avant de se risquer à publier Les Amants désunis d’Anouar Benmalek, et aussi les dames du Fémina avant d’inscrire cette même œuvre dans leur sélection.
Parler de corde dans la maison d’un pendu, on a le sentiment qu’il y a de cela dans cette affaire.
La Celle-Saint-Cloud, 28 janvier 2000
Bien cher Anouar Benmalek,
Merveilleux roman que L’enfant du peuple ancien ! Bravo, bravo. Avec ce livre, tu te hausses au niveau d’un Joseph Conrad, qui a écrit son Lord Jim à l’âge que tu as aujourd’hui. Et bon sang, cette façon de nous sortir de la ghettoïsation de la littérature maghrébine comme de conchier ces minables histoires d’identité, quel panache ! Merci. Et de même pour la dédicace.
S’il t’arrive de prendre des vacances et que ça te dit de venir (en famille) passer quelques jours dans les Ardennes, cet été : Adresse… Téléphone…
Nous aurons des tas de choses à nous raconter, j’en suis sûr.
De tout cœur, Mohammed Dib
Lire aussi: « Il est temps de rendre justice à l’œuvre de Dib » (Charles Bonn, professeur de littérature, critique)
Grenade, janvier 2002,
Bien cher Anouar Benmalek,
Grand merci de tes bons vœux, royalement accompagnés de chocolat. En retour, je te prie d’accepter, pour toi et pour les tiens, 2002 bons vœux de nous deux, mon épouse et moi. Nous te garderons ta part de chocolat, mais ne tarde pas trop à venir goûter ça, sinon tu auras seulement le plaisir d’apprendre que nous les avons appréciés.
Cher, crois bien, que je ne suis un inconditionnel d’un auteur, surtout algérien, que si son œuvre est à la hauteur, c’est-à-dire digne de prendre rang parmi les meilleures qui soient au monde. Mohammed Dib.
14 février 2002
Bien cher Anouar Benmalek,
C’est un livre formidable que L’Amour Loup ! Il chie sur tout ce qui est convenu être un roman, il chie sur l’esthétique, la morale, la religion, la civilisation, pour ne s’attacher qu’à ce chien qu’est l’homme, surtout s’il est arabe, et cette chienne qu’est la vie, et pourtant il hisse le roman à un niveau rarement atteint dans quelque littérature que ce soit au monde. Par mon turban, tu peux être fier de toi. Et tu as rudement bien fait de tirer ce roman de la fosse à purin de l’Harmattan. Mais figure-toi que dans un premier temps j’ai cru qu’il s’agissait du livre dont tu me disais dans ton mot d’il y a quelques jours que tu commençais tout juste à l’écrire et j’ai failli tomber sur le cul quand je l’ai reçu.
Bien à toi, cher, et que L’Amour Loup rencontre le succès qu’il mérite, amplement, Mohammed Dib
Lire aussi: L’art dibien d’être berbère
Note : livres cités dans la correspondance
Les amants désunis, roman, Ed. Calmann Lévy, 1998,
L’enfant du peuple ancien, roman, Ed. Pauvert, 2000, Paris ;
L’amour Loup, roman, Ed. Pauvert, 2002, Paris
Chroniques de l’Algérie amère, Ed. Pauvert, 2003, Paris
Quel bonheur de voir les hommages rendus à un grand par un plus grand…