Ammar Belhimer connait-il John Stuart Mill ?
La liberté d’expression me fait penser à John Stuart Mill comme la couronne fait penser au roi. Son célèbre livre De la liberté a été et est toujours pour moi une référence en matière de pratique du journalisme ou, plus globalement, de l’expression intellectuelle. « Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir, » écrit-il en expliquant comment un avis marginal peut être porteur d’une vérité et comment une opinion partagée par la majorité est susceptible de charrier le plus irréversible des dérapages. Le fascisme, le nazisme, l’islamisme et le communisme n’ont-ils pas d’ailleurs été des mouvements d’opinion de masse avant d’être les mobiles idéologiques des épisodes les plus meurtriers de l’Histoire de l’humanité ? L’opinion d’une personne, nous explique John Stuart Mill, peut être fausse, semi-fausse, semi-vraie ou vraie, et toutes les opinions, quels qu’en soient les auteurs, sont soumises à ces contingences, c’est pourquoi, pour donner à la vérité le plus de chances d’advenir, il faut, à défaut d’encourager les échanges contradictoires, les laisser s’organiser en liberté. « La liberté complète de contredire et de désapprouver notre opinion est la condition même qui nous permet d’affirmer sa vérité dans des vues pratiques; et un être humain ne peut avoir d’aucune autre façon l’assurance rationnelle d’être dans le vrai, » écrit encore Stuart Mill pour étayer son propos.
En Algérie, les dirigeants du pays n’entendent pas les choses de cette oreille. Pour eux, « les princes de l’absolu », ceux qui ont une opinion sur tout et qui est toujours nécessairement juste, ça existe. Dans leur monde, il est normal qu’ils promulguent des lois et prennent des décisions qui sont en contradiction totale avec les intérêts des hommes et des femmes qui en sont directement concernés. Ligoter et censurer un média n’est pour eux rien d’autre que l’affirmation de l’autorité de l’État. Et l’État, ce n’est évidemment pas l’instrument par lequel la société exprime, organise et protège ses intérêts mais une entité abstraite qui sert à légitimer les caprices autoritaires de ceux qui en ont la charge politique. Et tant pis si ces caprices sont d’un autre âge et que, au lieu de rendre justice à John Stuart Mill, l’assassinent.
D’un coté, cette fâcheuse situation remet au goût du jour le vieux débat philosophique sur le rapport entre autorité et liberté en renseignant sur les tendances autoritaires de l’État algérien et, d’un autre coté, lève le voile sur la culture politique et scientifique médiocre des dirigeants algériens qui, vacillant entre indigence et arrogance, veulent se faire respecter non pas pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils prétendent être et connaitre et pour le pouvoir que leur confèrent leurs fonctions. Dans ces conditions, ces dirigeants, qui peuvent être des ministres, des généraux ou des conseillers, s’accomplissent dans leur propre effacement, leur propre rapetissement, leur propre anéantissement. Ainsi, en voulant anéantir la liberté d’expression pour sauver l’improbable autorité d’un État défaillant, ils s’anéantissent et anéantissent la valeur de l’État. « La valeur d’un État, à la longue, c’est la valeur des individus qui le composent ; et un État qui sacrifie les intérêts de leur élévation intellectuelle à un peu plus d’art administratif – ou à l’apparence qu’en donne la pratique – dans le détail des affaires ; un État qui rapetisse les hommes pour en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, un tel État s’apercevra qu’avec de petits hommes, rien de grand ne saurait s’accomplir, » écrit avec bonheur, il y a plus d’un siècle, John Stuart Mill. Ammar Belhimer connait-il ce philosophe ? Je n’en suis pas sûr. En revanche, je suis certain que De la liberté a été écrit contre tous les Ammar Belhimer du monde, depuis 1859, date de sa première publication, à ce jour.