Coronavirus-Encore une chance pour l’« Être-au-monde »
Mohamed Moulfi est professeur de philosophie à l’univesité Oran 2, ancien directeur-fondateur du laboratoire La philosophie et son devenir et épistémologue des sciences de renommée établie. Il est l’auteur de plusieurs entrées dans des encyclopédies mondialement reconnues, ainsi que de plusieurs ouvrages de grande portée. Ses deux derniers livres portent des titres forts évocateurs : Les dialectiques de l’Universel et Philosophie et civilisation, une idée de l’Occident, tous les deux d’une rare profondeur. Au même titre que ses innombrables publications. Dans ce texte original, il nous livre, avec la finesse du sachant qu’on lui connait, la vision du philosophe averti. Une vision fort perspicace sur cette situation insolite qu’engendre la pandémie du Covid-19. Un événement planétaire profusément décrié mais insuffisamment interprété.
« … les maladies du vécu, ce que Nietzsche appelle « santé » ».
Ces réflexions se contentent de relever de manière assez allusive ce qui bouscule le monde et inspire work in progress, une pensée quasi simultanée, sous le signe de cette formule splendide d’E. Bloch : « Ce qui est ne peut pas être vrai… ». Sans doute est-il plus judicieux, au stade de l’apprentissage continu sur la pandémie du Covid-19 et ses multiples effets, de revenir sur quelques aspects problématiques de la redoutable question de la vie du monde, de la situation-limite atteinte.
À Protarque, hédoniste typique, Socrate dit « tu ignorerais sans doute forcément si tu es dans la joie ou si tu n’es pas dans la joie » parce que « tu vivrais une vie qui, au lieu d’être une vie d’homme, serait celle d’une espèce de mollusque marin » (Platon, Philèbe). Le consumériste, l’homme unidimentionnel, l’habitant du village planétaire, aujourd’hui cyborg et homo economicus à la fois, semble paradoxalement oublier que la mort est un acte de foi en la vie (J. Lacan). C’est dire que, dans cette civilisation du logos, point n’est jamais assez suffisant d’être au chevet de ce monde, car
« Aux gouffres du malheur je ne peux plus descendre
Le ciel est dépassé
Il surplombe la mort » (P. Reverdy, Le chant des morts).
Et devant la mort, il faut tenir bon en souffrant, nous dit-on. L’humanité souffre et le monde s’en trouve menacé. Mais est-ce l’ultime menace pour ce monde ? Grandement endommagé, il est devenu précaire. Peut-être que trop de tout a nui à tout. « Nous sommes à court d’excuses et de temps » : G. Thunberg a sonné l’absolue urgence de mettre fin à un certain monde où la cruauté et la souffrance sont tout ce qui est au-delà de la mort simple. La mort, la létalité sont les mots qui témoignent de son fragile et son fébrile Être-au-monde. La mortalité du monde et l’ultimatum qu’adresse la planète à ses habitants sont encore une chance, parmi les dernières peut-être, pour fabriquer la conscience d’un autre salut, la conscience ajoutée de la futurité (V. Jankélévitch) en général. Cicéron avertissait que lutter contre la nature serait comme renouveler la révolte des Titans.
La pandémie du Covid-19 constitue pour le moins un événement déstabilisant ouvrant ainsi une crise exceptionnelle. L’extemporané et le simultané des pratiques aussi bien politiques que thérapeutiques n’obéissent à aucune norme auparavant établie. Le monde s’en trouve destructible car entièrement périssable du fait même de l’effet papillon de la théorie du chaos : plus de muraille de Chine, ni de mur de Berlin, ni de mur à la frontière mexico-étasunienne. Et les années 1990 avaient déjà enregistré une régression tous azimuts : recul de l’État-providence du monde développé ; disparition des États socialistes de type soviétique et intégration de leurs économies dans le monde industrialisé ; régression des mouvements d’émancipation dans le Tiers-monde. Le cosmos se lisse et se réduit. Ses espaces deviennent accessibles dans des temporalités où la géographie se fait temps. Le possible se déploie gros de tous les égarements et de tous les affects : espérance, crainte ou angoisse, etc.
Ainsi, avec la régularité du métronome, tous les soirs nous sont assénées les statistiques qui annoncent les dégâts du Covid-19. Ces chiffres nous font fantasmer sur le pic, le plateau et l’espérance, fleur fragile, de la descente qui se mesure en solde, compensant l’étrange familiarité des terribles bilans de la veille, même si des morts s’ajoutent aux morts. Et dans cette atmosphère choquante, les discours les plus prégnants des intellectuels et des politiques s’articulent désormais autour du péremptoire « plus rien comme avant », après un après promis radieux, annoncé sur tous les tons plus ou moins doctes, comme si on est certain que l’après qui vient après l’avant sera nécessairement rassurant. Là est la promesse de toutes les transformations possibles. Mais au fait, des transformations pour quoi faire et pour qui ?
Seront-ce les signes du réveil de l’utopique ?
La fin de l’histoire que croyait diagnostiquer F. Fukuyama, concomitante du triomphe du capitalisme libéral-démocratique conçu comme ordre social naturel, commençait à se démentir dans la première décennie du XXIème siècle par une crise économique sans précédent en 2008. Ces dernières années, de nombreux signes indiquaient au contraire le besoin d’un nouveau commencement. L’optimisme de la démarche n’a d’égal que le désarroi profond que pourrait provoquer le surgissement stupéfiant d’un inattendu. Un peu partout dans le monde, les révolutions, comme jadis les Printemps des peuples, soufflaient les autocraties et les autoritarismes. C’était de l’inattendu. Or, précisément, l’inattendu est la notion qui cristallise toutes les attentions et explique l’affolement qui en découle. Truisme aussi bien redoutable que désarmant : l’inattendu c’est ce que ne prévoit pas le prévisible.
Faut-il d’ailleurs corréler l’inattendu, l’inouï des situations, avec l’utopie. Si l’utopie diffuse et anticipe en produisant ses effets dans la théorie, en ce sens, elle se confond avec l’effort de penser les conditions de possibilités d’une tâche impossible et penser l’impensable. Mais ce qui est de l’ordre du possible, y compris donc l’inattendu, a partie liée avec le passé, l’inachevé, le promis, en somme la dette et le devoir. Kierkegaard avait raison de parler de manque d’infini quand s’impose une borne à l’anticipation. L’infini serait en l’occurrence liberté, utopie, anticipation, alternative en somme. P. Valéry l’avait ainsi perçu : « L’histoire alimente l’histoire ». À rebours, avec un H. Marcuse étonnamment actuel, on regrettera le naufrage des victimes de la pandémie, car si leur mort n’était pas nécessaire, il aurait pu en être autrement. C’est là un acte d’accusation contre la civilisation. Le regret ne signifie nullement qu’il faille vouloir en sortir. Cela est insensé. Cependant, il convient légitimement de s’interroger sur l’essor matériel et technique de la société moderne, sa conquête de la nature, la rationalisation de l’homme et de la société. S’interroger aussi sur le fait qui perdure faisant croire à l’existence, pour le capitalisme, d’une périphérie assurée sur les plans politique et économique. Idéologique aussi. Idée qui lui permet de reprendre ses préjugés et ses complexes de dominateur qu’illustrent la préméditation de la manigance de l’équipe de chercheurs d’Oxford et les quelques chercheurs de France sur les essais cliniques Covid-19 en Afrique. L’OMS parle de propos racistes et de mentalité coloniale.
Un peu partout dans le monde, les révolutions, comme jadis les Printemps des peuples, soufflaient les autocraties et les autoritarismes. C’était de l’inattendu. Or, précisément, l’inattendu est la notion qui cristallise toutes les attentions et explique l’affolement qui en découle. Truisme aussi bien redoutable que désarmant : l’inattendu c’est ce que ne prévoit pas le prévisible.
D’où la considération du rapport générique du savant et du politique.
Dans sa Callipolis, Platon envisageait l’exercice du pouvoir politique par les amis du savoir, comme le « vrai pilote (qui) doit étudier les temps, les saisons, le ciel, les astres, les vents et tout ce qui rapporte à son art, s’il veut réellement commander un vaisseau ». L’épistocratie, c’est-à-dire le pouvoir à ceux qui ont le savoir et le souci de la vérité, si elle n’a été de mise qu’à de rares exceptions, laisse place à la nécessaire collaboration entre les politiques et les hommes de savoir. La collaboration ne fut pas toujours heureuse. La politique ou l’exercice de l’autorité et la vérité n’ont jamais fait bon ménage. Les exemples de Socrate, de Giordano Bruno, de Galilée l’avaient suffisamment montré. L’affaire Lyssenko montre comment la science peut être détournée au profit d’une doctrine politico-idéologique. N. Vavilov finira sa vie au Goulag. C’était déjà ainsi pour la philosophie devenue Philosophia ancilla rei publicae, servante de la politique.
Aujourd’hui plus que jamais, alors que les réfléchisseurs sollicités s’évertuent à convoquer leur discipline, leurs références, et leurs philosophes privilégiés pour interroger les concepts de progrès, de l’État, de crise, de progrès, et quelques autres notions comme l’inattendu ou l’eschatologie. Mais à quelque chose près, la question qui cristallise l’attention tourne autour de la limite de la maîtrise par l’homme de tout ce qu’il crée et, fondamentalement, de ce qu’il hérite. En somme, il s’agit de la finitude humaine et la question du salut de l’humanité dans son environnement vital. La souffrance, la fragilité humaine, l’imminence du danger et des risques constituent aujourd’hui l’occasion de mettre en scène un spectacle sado-machiste des sociétés. Il en va de ce chaos planétaire comme du visage du monde où l’on sème famines, guerres et guerres civiles. Depuis Charles-Irénée Castel à Kant et Leibniz, jamais les hommes n’ont manqué de penser qu’un monde sans guerre était possible. Mais c’est à croire que les sociétés humaines se sont malheureusement habituées à ces spectacles de violence physique et qui, paradoxalement, suscitent compassion et dénonciation. Ces chaos, ces génocides, les massacres retransmis presque en temps réel sont évalués statistiquement. Et comme de coutume, dès que l’aggravation et les risques apparaissent, plus aucun expert n’est de trop.
Par ailleurs, il existe, un peu partout dans le monde, des Comités d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, des Hauts Conseils des Biotechnologies, dont les missions sont d’éclairer les gouvernements, d’évaluer les risques liés aux utilisations des biotechnologies et leurs effets sociétaux. Face au génie génétique, il est exigé veille et application du principe de précaution adossé à la bioéthique. La préservation de la planète constitue aussi un souci vital devant les progrès effrénés de la technique. Le plus intéressant à voir dans ce statu quo mondialisé est qu’il n’existe paradoxalement aucune limite biologique à la biologie, comme il n’existe aucune limite économique à l’économie, ou aucune limite démocratique à la démocratie. La loi de Gabor nous le prescrit : « Tout le possible sera fait, toujours », à condition qu’il y ait un marché. Le marché est le deus ex machina qui rend possible tout possible. Ainsi l’outrance du possible est devenue effrayante. À considérer le progrès technologique, dans le contexte de l’État mondial, même si tout se passe dans le cadre de l’idéologie du tout politique, la réalité est celle du tout économique, instance déterminante de cette « mondialisation qui mondialise », selon la formule de G. Labica.
Et pour ne pas conclure, la cinétique de la pandémie étant toujours en cours, et la lutte pour la vie toujours vivace, il y a lieu de rappeler le sens profond du tragique. Il n’évoque pas seulement la tristesse ou le drame, mais il constitue l’essence même d’une pensée qui ne fait pas l’impasse sur ce que le réel a en effet d’insatisfaisant, une pensée qui n’a rien d’autre à proposer, définitivement, que la lucidité et le courage. Mais aussi plus que jamais l’humilité comme ce Hegel devant les Alpes dans leur sublimité, à la vue de ces masses éternellement mortes qui ne suscita rien en lui, si ce n’est cette béatitude, ponctuée par ce fameux c’est ainsi.
Le savoir et le souci de la vérité ne pourront faire bon ménage avec le pouvoir et le souci de cacher la vérité.
Si par le jeu de circonstances ils se retrouvent réunis c’est toujours les derniers cités qui oppriment les premiers s’ils n’arrivent pas à les travestir.