Requiem pour Wafa Boudissa
Il est une chose sur terre/Plus importante que Dieu/Que personne ne crache le sang/Pour que d’autres vivent mieux
Atahualpa Yupanqui
Contrairement à ce qui se passe dans tous les pays dignes de l’humanité, où l’humain est célébré à chaque palpitation du temps, en Algérie on ne commence pas à vivre dès sa naissance. On naît naturellement esclave et on travaille à gagner sa liberté. Dur. Très dur. Jean-Jacques Rousseau, dans une des ses élucubrations philosophiques, nous a déjà dit que l’homme commence à mourir dès sa naissance. Mais la mort dont parle le philosophe genevois offre un sursis et, pendant la période sursitaire, pour peu que l’homme soit dans un pays dont les dirigeants se soucient plus du bien-être et du confort de leurs concitoyens que de leur première chemise, il peut vivre. Et vivre, ça veut dire se permettre d’avoir les rêves les plus fous, avoir la liberté et la possibilité de les réaliser et les vivre sans à avoir à demander une autorisation ni à rendre des comptes à qui que ce soit. En Algérie, les choses ne se passent pas comme ça. On n’a le droit de rêver que la nuit, en sombrant dans le sommeil, et il ne faut surtout pas que nos rêves se réveillent avec vous. Non, nos rêves, il faut les tuer chaque matin, c’est le prix à payer pour gagner sa liberté.
En Algérie, à la naissance, on sait déjà que l’on doit sacrifier la moitié de sa vie pour pouvoir peut-être vivre l’autre plus ou moins acceptablement. À vrai dire, en Algérie, on n’a pas une vie comme tous les humains. Non, l’Algérien n’a, au mieux, qu’une demi-vie. À prendre ou à laisser. La moitié de sa vie, sinon plus, est de fait consacrée à se battre au quotidien contre l’oppression, le mépris, la répression, l’immoralité, l’amoralité, la bêtise, la barbarie, l’humiliation, la honte d’être ce qu’il est, la peur, etc. Dans ce magma de terreurs aussi blessantes les unes que les autres où baigne l’Algérien dès sa naissance, il fait un pari fatal : même si je sais que cela ne va servir à rien, que je périrai en cours de route et que je ne verrai la lueur qu’un pied dans la tombe, je vais me battre, me lever chaque matin, sourire malgré moi, étudier, travailler, rêver, espérer, jusqu’à ce que je sorte de la boue, que je puisse enfin lever les yeux et regarder l’horizon sans avoir honte ni peur, et laver enfin l’affront subi une fois pour toute. Cette période de résistance, de libération-naissance, est inévitable pour tout Algérien. Elle peut durer la moitié d’une vie, mais parfois, elle dure trop longtemps, beaucoup plus longtemps que prévu, une période qui peut s’étaler sur toute une vie sans jamais voir le bout du tunnel. Les plus chanceux, avec le concours de la fratrie et le piston de mille et un dieux, peuvent passer l’épreuve à partir de 20 ans. Ils sont très peux nombreux.
Wafa Boudissa, une femme palpitante de vie, de rêve et de foi en un possible meilleur, n’a pas réussi l’épreuve. Dans notre culture, on dit d’une personne morte prématurément qu’elle est partie « avant l’heure ». En fait « l’heure » dont il est question, c’est cette naissance sociale, cette vie qui ne commence qu’après une longue descente aux enfers, épuisante, voire déshumanisante. Wafa Boudissa est partie « avant l’heure », avant le bonheur pourtant chèrement payé, laborieusement espéré, profondément rêvée mais qui n’adviendra pas. Elle est morte avant de commencer à vivre. Elle est partie orpheline d’une vie qu’elle n’a pas eue. Pire, elle est partie orpheline d’une vie qu’elle n’a pas pu donner. Enceinte d’un enfant, elle n’a même pas eu le temps de lui trouver un nom. Ainsi, l’Algérie, ce pays-bagne qui nous obsède jusqu’au délire, « qui nous bouffe jusqu’à la moelle épinière » comme dirait Sadek Aissat, tue les femmes avant qu’elles ne commencent à vivre, tue les enfants avant qu’ils ne naissent et tue les noms avant qu’ils ne giclent de l’alphabet. Faut-il s’en venger ? Faut-il venger Wafa Boudissa ? Oui, en faisant taire à jamais les tambours de l’humiliation et de la honte et en commençant à vivre dès sa naissance.