Amitié de Tahar Djaout
Il y a plus d’un quart de siècle – très exactement le 2 juin 1993 – que le poète Tahar Djaout a été arraché à notre amitié et à l’Algérie, son pays pour lequel il se battait vaillamment.
Ceux qui l’ont approché espéraient qu’il durerait longtemps mais les êtres comme lui ont des ennemis tant parmi les forces du pouvoir et celles, bien évidemment, des islamistes. Il a été arraché à sa famille et à notre amitié pour s’avancer, seul désormais, à la rencontre de la gloire, porteur de ses poèmes comme de ses présages. L’absence ôte de la lumière. Dans l’air décimé des fins de jour, le cœur et l’oreille sont toujours alertés quand ils croient entendre son pas sur le trottoir ou reconnaître sa silhouette dans la foule.
C’est le privilège d’avoir appartenu à une génération précise qui m’a permis de fréquenter Hamid Tibouchi, Arezki Metref, Rachid Bey, Hamid Skif, Youssef Sebti, Chakib Hammada et donc Tahar Djaout. Ceux qui ne l’auront pas connu attribueront les louanges que je lui porte au prestige que l’amitié porte à une vie brisée, mais qu’ils écoutent d’entre les pages de ses recueils une voix de poète qui compte parmi les plus belles.
Tahar Djaout qui ne fut ni Kateb Yacine ni Jean Sénac les vaut bien. C’est une évidence pour moi – ses poèmes ont été arrachés à la même éphéméride de la colère et de l’amour. Tahar a porté dans son cœur et dans sa chair les mêmes morsures de la bête insoumise de la nuit.
Son œuvre est là, autonome et se suffit à elle-même. À d’autres, plus tard, d’inventorier ses richesses, sa poésie et ses penchants politiques, son vocabulaire de force et de mouvement. À d’autres de trouver la place qu’il occupe désormais dans le renouvellement d’une sensibilité, de suivre sa quête dans son passage de la nuit au jour, sa conquête du monde pour l’humaniser, à partir d’une expérience quotidienne, à partir de sa tragique fin transfigurée.
Ce qui m’importe ici, c’est son amitié, c’est son visage, sa façon d’avoir traversé la vie et d’avoir fait face. Il naquit le 11 janvier 1953 et non 1954 comme il l’a fait croire comme pour laisser derrière lui un dernier pied de nez à ses biographes. Il passa la majeure partie de son enfance à Oulkhou sur les hauteurs d’Azeffoun avant de partir sur Alger avec sa famille où il a habité près de Bab Jdid dans la célèbre Casbah.
Les aubes navrantes, pour les avoir vécues en sa compagnie, à Alger ou à Paris, je les connais et je les ai payées.
Quelque temps plus tard, ce sont les ombres inassouvies de nos amis Youssef Sebti et Matoub Lounes qui l’ont rejoint. Elles portaient les mêmes couleurs de pureté et de fureur. On ne peut cependant les confondre bien qu’elles hantaient les mêmes lieux et les mêmes flammes. Marqués du signe de la Dignité, ce sont des êtres pareils qui assurent la continuité de la poésie de combat.
Il s’agit bien ici d’un homme qui vécut en poésie, d’un homme qui, dans sa chair, ses actes et ses paroles répondait dans les actes et les paroles de tous. Une fois de plus, on ne saurait dissocier les mots d’ordre d’Arthur Rimbaud et de Karl Marx : « Changer la vie et transformer le monde. »
« Le monde meilleur, c’est sur terre qu’il existe. Pas de résignation, même dans la douleur. La vie, les autres sont là… » et « On peut faire un poème avec un cri en l’harmonisant avec le comportement des autres. Seule la collaboration avec les hommes le permet. La poésie, c’est sortir de soi pour y faire entrer les autres. » (Lettres à Kamel Bencheikh.)
J’ai connu Tahar Djaout à 18 ans lors des récitals de poésie de la salle El Mouggar. Il était magnifique, timide, gai, souriant, mais celui qui devait rester mon ami jusqu’à sa mort fut assassiné par des salauds sectaires qui en voulaient à la grandeur de l’Algérie. Serait-ce un crime dans ce pays que d’être un immense intellectuel comme il l’a été ? Il avait tous les dons et possédait un savoir remarquable. Il était triste, joyeux, rigolait comme pas un, s’étouffait en voulant fumer une cigarette, se lissait les moustaches, il était grave et léger en même temps. Il était désarmé. Il était désarmant. Fidèle, il était l’AMI. Il portait au cœur la blessure qui ne se referme jamais et une colère sourde contre les fossoyeurs de l’espoir.
Par quelle ironie du sort, sa mort l’a-t-elle catapultée dans la gloire. Il avait 40 ans, celui qui m’a écrit : « La douceur est l’apanage de la vie, non de la mort. La mort est froide et laide. Il n’y a que les monstres pour flatter la mort et c’est à nous de corriger cela. »
Tahar Djaout vécut en homme libre. Aussi quelle colère nous anime d’avoir gâché tant de beauté et d’énergie. Quelle épitaphe pour celui qui fut le grand poète d’une sensibilité sans cesse affinée. Sa gloire est d’avoir préparé pour les autres la vie qui lui fut refusée.
Tahar, même mort, est toujours vivant dans nos cœurs puisqu’il est entré dans la lumière.