Les Mémoires de Mohamed Saïd Mazouzi, entre vérités et ambiguïtés
Les Mémoires de Mohamed Saïd Mazouzi, sortis sous le titre J’ai vécu le pire et le meilleur, ne lèvent pas le voile sur tous les épisodes évoqués. Mais, longtemps ministre du Travail et des affaires sociales sous Boumediene, celui-ci nous présente des témoignages qui ne sont pas dénués d’intérêt pour ce qu’ils révèlent des mœurs politiques qui prévalaient à l’époque.
La Révolution agraire
On y apprend, contrairement à l’image positive qui circulait à son propos, que Mazouzi était plutôt réservé quant au contenu de la deuxième phase de la Révolution agraire qu’il considère comme étant une « erreur » alors que l’on sait désormais que c’est bien l’accélération de la Révolution agraire, avec la nationalisation de terres privées, qui a déclenché, suscité et entretenu les ambitions libérales et bourgeoises, que c’est bien autour de la question foncière que va se forger assez rapidement l’union des forces exploiteuses dont les fortunes, paradoxalement, s’édifiaient sur le dos d’un pouvoir apparemment socialiste mais générateur d’un nouveau type de capitalisme : le capitalisme d’État.
Mazouzi dit lui-même : « En fait, c’était la seconde phase de la Révolution agraire et personnellement, je n’étais pas spécialement emballé (page 326) ».
Il évoque cela après avoir indiqué, quelques lignes avant, que le Président Boumediene lui avait annoncé au téléphone que « Kaid Ahmed, c’est fini ».
Quand des historiens ou des politologues évoquent les membres du complot des libéraux contre l’option socialiste de Boumediene, qui prend forme dès 1974 après son discours « marxisant » de Lahore et explose au grand jour par la publication du manifeste signé de Ferhat Abbas et Benkhedda Benyoucef, ils font allusion à bien d’autres ministres ou personnalités politiques que Mazouzi.
Curieusement, M. Mazouzi est bien conscient que le Conseil de la Révolution n’est pas un long fleuve tranquille puisqu’il écrit que « (…) le conseil de la révolution est passé à une demi-douzaine à la fin des années 70, avec la précision que les derniers restants n’étaient pas nécessairement les plus proches de Boumediene en termes de choix idéologiques (page 325) ».
M. Mazouzi, ce militant exemplaire qui passa dix-sept ans dans les geôles coloniales, qui fût l’ami des syndicalistes, des ouvriers, d’ Ali Zamoum, de Mhamed Issiakhem et surtout de Kateb Yacine avait été aussi, c’est lui qui l’écrit, un opposant à la deuxième phase de la Révolution agraire. Il n’hésite pas à écrire également que l’opération des villages agricoles a pêché par idéalisme, nos paysans n’étant pas prêts mentalement. C’est malheureusement le discours que tenaient Rachid Benaissa et ses amis qui venaient perturber les campagnes de volontariat, réussissant souvent à obtenir l’inertie ou l’hostilité des fellahs face au volontarisme du gouvernement.
L’affaire Kateb Yacine
Lorsque le remaniement arrive au printemps 1977 et que M. Mazouzi doit quitter le ministère du Travail et des affaires sociales, il évoque le sort réservé à l’Action Culturelle des Travailleurs, la troupe de théâtre que dirigeait Kateb Yacine, car il savait pertinemment que le nouveau ministre des Affaires sociales, le colonel Amir, avait l’intention de l’expulser manu militari des locaux occupés par la troupe à Bab El Oued.
Les vingt-six lignes qu’il consacre à cet événement pourraient faire croire que son entretien avec Redha Malek, le nouveau ministre de l’Information et de la culture, avait servi à régler très rapidement le contentieux et que la relégation du grand Kateb Yacine dans les faubourgs de Sidi Bel Abbes était une bonne solution alors qu’en réalité tout le gouvernement avait accepté cette façon de réduire son influence. « On a ainsi sauvé Kateb Yacine, le plus fragile, » écrit-il en page 305.
Mohamed Saïd Mazouzi rappelle pourtant, quelques pages plus loin, qu’en 1976, à l’occasion des débats sur la Charte Nationale, les interventions virulentes et sans filtre de Kateb Yacine avaient dérangé au plus haut point quelques membres influents du Conseil de la Révolution. C’est donc le Président Boumediene qui appelle directement M. Mazouzi pour lui dire à propos de Kateb Yacine : « Alors, appelle-le et dis-lui que celui qui ne sait pas parler ne doit pas parler, il va écrire. (…) Qu’il aille écrire ».
L’honneur d’Ali Zamoum
Une autre anecdote racontée par M. Mazouzi, page 322, nous laisse sur notre faim.
En plein Conseil de la Révolution, alors que quelqu’un suggère le nom d’Ali Zamoum « un membre éminent du Conseil de la Révolution » réagit « avec une sorte de dérision » : « Il ne manquerait plus que l’on fasse la promotion des communistes ».
M. Mazouzi se lève sans demander la parole et prit violemment la défense de celui qui avait été « un militant inlassable de la libération du pays (…) et Boumediene, malgré toute son autorité, n’a pas pu calmer le jeu, appelant au calme, mais ne pouvant ni déjuger son protégé ni démentir mes propos (…) ».
Même si M. Mazouzi ne nous livre pas le nom de cet « éminent membre du Conseil de la Révolution », qualifié également de « protégé » de Boumediene, il y a de fortes chances qu’il s’agisse de Bouteflika.
Les historiens de cette période cruciale 1974-1978 se contenteront, à partir de ces Mémoires, de la confirmation que le courant libéral-bourgeois prospérait bien dans le Conseil de la Révolution, que Boumediene a bien suggéré à Kateb Yacine de se taire et qu’il a laissé son « protégé » porter atteinte à l’honneur de l’icône Ali Zamoum.