Destins froissés
Retour à la case du noir. Après un repli faussement obligatoire. Retour dans les entrailles obscures des besognoirs. Ces antres où l’on ne croise jamais les anges. Ni les déesses d’ailleurs. Car des diables et des démons s’y promènent à profusion. Des antichambres de la géhenne, où la clémence divine a, depuis longtemps, mis les voiles. Et où même la main de la loi ne met jamais les pieds. Cette loi de faire-valoir, qui porte elle-même, sur les yeux, un épais bandeau noir. Pour éviter soigneusement de les voir. Ou même de les croiser du regard. Ces travailleurs mis à la marge de la prébende. Les déclassés de la rente. Ces trimeurs invétérés pour quelques pièces de monnaie au goût de cendres. Distribuées à la sauvette par des buveurs de sueur. Les indécrottables éparpilleurs de lueur. Au vu et au su de toutes les lois sans foi. Ces lois de mauvais aloi. Sans la moindre fibre de droit. Pour tous ces damnés non déclarés, non assurés, non rassurés. Totalement ignorés. Au fond de toutes ces trappes où on feint de ne pas les apercevoir. Rivés, à longueur de journée, sur des machines obsolètes, qui ne sont pas loin de rendre l’âme. Et juchés sur une temporalité qui s’étire comme un lézard au soleil. Ils sont tous de retour cette semaine, après le bref retranchement au goût d’étranglement. Pour retrouver des tâches éreintantes, des besognes esquintantes et des corvées humiliantes. Au service d’obscurs employeurs fraudeurs. Corrompus et corrupteurs. Ces baronnets du travail au noir, informel, souterrain ou illégal. Peu importe comment on le désigne. Cela ne change strictement rien dans la condition de ceux qui le portent. Juste pour pouvoir dire à leurs proches, à leurs voisins ou à eux-mêmes, qu’ils vont au travail. Qu’ils ont un emploi. Un statut social. Une dignité familiale. Au prix d’un abonnement permanent dans la mare bourbeuse de l’enfer. Et d’une immersion en profondeur dans les méandres marécageux du calvaire. Pieds et poings liés, dans les rouages de la machine broyeuse. Pour accomplir n’importe quelle besogne crasseuse. Ils sont livrés à la merci de quelques énergumènes enrichis et à l’arbitraire de quelques trabendistes blanchis. Avec la complicité de l’engeance scélérate qui les absout et les affranchit. Pour graisser l’engrenage de cette machine grinçante. Une machine à détruire et à anéantir. À briser des vies entières. Ensevelies dans des hangars poisseux ou des couloirs crasseux. Ces lieux qui n’ont guère de clandestins que l’injure qu’on jette à la figure de ces damnés, en guise de salaire. Loin de tout contrôle. Loin du regard des supposés cerbères du travail. Qui connaissent parfaitement l’existence de ces ignominieux mouroirs. Où des femmes et des hommes, de tous âges, laissent chaque jour des lambeaux de leur vie. Au service de ces baronnets qui ont tissé leurs toiles de complicités. Et qui affichent avec arrogance leur inexpugnable impunité. Leurs nouvelles accointances, leurs nouvelles connaissances, leurs nouvelles connivences et leurs nouvelles alliances. Jusqu’aux anfractuosités officielles, où ils se pavanent avec aisance. Des anfractuosités, peuplées de frétillants cabotins, comme garantes inamovibles de leur sulfureuse existence. De leur enrichissement sans cause et sans pause. Donnant libre cours à l’exhibition outrageuse de leurs fortunes obèses. Au mépris de toutes celles et ceux qui ne peuvent vivre qu’en cédant des bribes saignantes de leur corps et inscrire invariablement des bleus indélébiles dans les sillons caverneux de leur âme. Chaque jour. Toutes celles et ceux qui se sont retrouvés subitement sans ressources. Et qui sont encore plus appauvris. Plus amoindris. Plus affaiblis. Encore plus enfoncés dans la plus effroyable des galères. Toutes ces femmes et ces hommes qui n’ont pour seul horizon que les miroitements monotones du labeur. Et les ronronnements sinistres des moteurs. Ils ne savent pas ce que le mot culture veut dire. Ils n’ont jamais croisé la féerie des arts. Ils ignorent tout de leurs émerveillements et de leurs enchantements. Ils ont oublié jusqu’au goût incertain des plaisirs ordinaires. Ils se rendent aux abysses de la mortification pour le pain. Juste pour du pain. Sans roses et sans clé de sol. Du pain orphelin. Cette pitance décharnée, de toutes ces femmes et ces hommes qui n’ont que leur pays comme unique odyssée. Sur le radeau de la méduse pour destinées froissées.