La poésie de mes amis

J’ai eu l’immense privilège — et je l’ai toujours — d’avoir eu des poètes comme amis. La poésie offre un asile amical quand nous désirons raconter les paysages de notre franchissement du temps, ses enchantements et ses drames. Ce sacré temps qui nous traverse pour remplacer l’épaisseur pour la futilité, le plaisir pour la géhenne, la richesse matérielle contre la bien-être…

C’est Mohammed Khaïr-Eddine qui disait : « J’ai fabriqué des chaînes mais le Temps est incommensurable les giboulées les rosaces de l’oubli viride à moitié nu parmi les brindilles contemplées le Temps reluisant des yeux miens que je perds en dormant sous le laurier suceur de sang et d’ombres qui s’assemblent contre la violence des querelles muettes  — aujourd’hui n’est demain que si mon hymne soudoie la pierre du zodiaque fatidique, ô réponses happées ô mots asexués ô terre froide, mon éclaboussure entre les affaires du Temps, mes couperets au fil des minutes en sourdine, des minutes éclatées comme des œufs de gekko… » Le Temps reluisant des yeux miens : c’est le sentiment que beaucoup d’entre nous éprouvent au passage vrombissant du temps. Et avec cette fascination que nous ressentons lorsque naît en nous un immense besoin de poésie. Je veux dire par là, l’appétit d’une authenticité d’une parole qui nous remet à notre place de glaneurs de rêves et que nous ne pouvons anéantir sans état d’âme.

Quelques-uns d’entre nous avaient la certitude qu’en écrivant un poème, ils seraient à jamais débarrassés des questions existentielles et des inquiétudes de l’âme. Et ils se sont retrouvés, au matin d’un jour sans fin, avec l’impossibilité d’allier ce qu’il leur était imposé comme les clés de l’enchantement et qui n’aurait jamais le moyen de les consoler. D’autres ont été réduits au silence et à la mort lente de la parole, privés de tout ce qui leur tenait lieu de dérivatif et de tranquillisant.

Parce que oui, la poésie possède cette vertu. C’est Rachid Bey, un immense poète, le plus grand à mes yeux, qui décrit le mieux le poème :

Le poème est misère et bonheur
                il est volupté posthume
                         et certitude sexuelle
                                   testament politique
                                               et liberté nationale.

Parce que, oui, la poésie possède ce pouvoir. Tahar Djaout l’avait évoqué lors d’une de nos interminables déambulations dans Paris entre la place d’Italie et le boulevard Saint-Michel, au début des années quatre-vingt-dix.  Lui qui se défendait de croire en Dieu et parlait volontiers de la peinture surréaliste, de Florence et de Michelangelo Merisi da Caravaggio, m’avait répété ce qu’il avait écrit dans une rutilance et un flamboiement de formes différentes, mais toujours avec la même clarté : « J’aurais voulu réunir dans le même texte la poésie et la conviction lumineuse. » J’avais été émerveillé par la formule et ce qu’elle transmettait comme évidence : la poésie nous offre un refuge lorsque nous voulons sortir de nous-mêmes pour aller nous projeter dans le monde qui nous environne. Mais pour Tahar Djaout comme pour Arezki Metref ou Hamid Tibouchi, la poésie n’est pas le contraire de la vie, elle peut même être la vie, totalement, entièrement…C’est pour cela que nombre de poètes ont vu leur vie basculer définitivement. Comme le temps, la poésie est la comparse de la vérité. D’où les nombreuses tentations, partout où la tyrannie s’exerce, d’interdire ses perspectives.

Pour Malek Alloula, la poésie est ce « feu (allumé) en prévision des jours neutres. » Et de poser cette question essentielle : « Pourquoi écrire dans cette nuit qui nous environne au milieu de la précarité la plus grande ? » Il y a répondu en indiquant froidement : « Si les peuples heureux n’ont pas d’Histoire, les peuples qui ne le sont pas ne devraient pas avoir de Littérature. Encore moins de Poésie. »

Nordine Tidafi ne regrette pas de ne pas écrire si les émotions peuvent le submerger comme la vague refluant vers le rivage et se projetant contre la digue :

Mais quoi, si l’émotion retarde le langage ; si

l’Intensité comble  les manques ; si l’Idée

se fixe à l’espoir. O Désert et sans soif. Arbre étonné
à force de sang … STRUCTURE INÉVITABLE,
MATIERE SANS SOMMEIL…

C’est Kateb Yacine qui, à travers ses mots qui pèsent aussi lourds que du bronze, se permet d’écrire des poèmes, comme ça, pour rien, peut-être pour le plaisir de les écrire si ce n’est pour le besoin de le faire :

Bonjour, toutes mes choses,

J’ai suivi l’oiseau des tropiques

Aux randonnées sublimes

Et me voici sanglant

Avec des meurtrissures

Dans mon cœur en rictus !

Bonjour mes horizons lourds,

Mes vieilles vaches de chimères :

Ainsi fleurit l’espoir

Et mon jardin pourri !

– Ridicule tortue,

J’ai ouvert le bec

Pour tomber sur des ronces

Bonjour mes poèmes sans raison…

Que dire après avoir bivouaqué avec Kateb Yacine sur ses poèmes sans raison, sinon convoquer Hamid Tibouchi qui nous décrit, au détour d’un jour d’automne, son inspiration :

lever les yeux
rêveur, fixer le ciel un instant
respirer
expirer
dieu descend de sa machine
ça vous fait une émotion
et un petit poème

et demander à Tahar Djaout ce qu’il voit dans ses amis coucheurs de rêves sans itinéraire établi à l’avance sinon des

Gueulards irréductibles
poètes — étoiles pouilleuses
je sais que dans vos mains
se tissent tant de soleils.

Il y a tant de poètes de ma génération ou de celle d’avant dont j’aurais aimé rappeler, par leurs mots empruntés, les chemins qu’ils ont pris pour s’arrimer au port de la poésie… En conclusion, il convient de déchiffrer leurs poèmes à la façon préconisée par un autre poète dont j’ai oublié le nom : « On ne lit pas un poète pour se prendre aux paroles, se captiver aux mots, mais pour aller où ils disent : l’œuvre n’est pas en eux, mais dans l’itinéraire vivant dont ils sont la légende. »

Kamel Bencheikh est né à Sétif et vit à Paris. Chroniquer dans Le Matin d’Algérie, il est l’auteur de Prélude à l’espoir (Poèmes, Naaman éditeur), Jeune poésie algérienne. Anthologie de la poésie algérienne de langue française (Éditions Traces), Poètes algériens d’expression française (Magasin Général Éditeur) et La reddition de l’hiver (Éditions Frantz Fanon). Il a contribué aux ouvrages collectifs Les années Boum (Éditions Chihab) et La révolution du sourire (Éditions Frantz Fanon).

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