Sales, « mals » et déchirés

Il officiait avec le même statut social et les mêmes prérogatives que Sidi-Poitier, le taleb de la Redoute, mais lui, Si-Nouredine, le taleb de Dalia, n’avait pas d’école coranique qui lui procure des revenus additionnels pour vivre plus décemment. Sans activité complémentaire, il savait qu’il ne manquerait pas de toucher le fond avant de mourir d’une mort sociale inéluctable. Les temps étaient durs et les inégalités criantes ; il n’y avait en ces temps-là ni filet social ni solidarité de l’Administration coloniale, rien de ce genre. Les plus faibles disparaissaient sous le poids de la pauvreté d’abord, de la misère ensuite. C’était encore la guerre.

Jusqu’au jour où il commença à exploiter une petite échoppe jouxtant l’École indigène Charles Jonnart pour y vendre des bonbons, une source inespérée de revenus dans un endroit où affluaient beaucoup d’enfants. « Aucun écolier ne peut s’y rendre sans passer devant ma boutique, et forcément sans acheter de bonbons », pensait-il, pétillant de malice et d’ingéniosité. Sa belle-famille, un peu moins pauvre, lui prêterait de quoi payer le premier mois de loyer et les premières boîtes de bonbons. Poussé par l’envie de transformer l’essai, son esprit se tourna entièrement et résolument vers la réussite de sa toute nouvelle affaire.

Il installa une petite table proche de la porte d’entrée, visible depuis la rue et posa dessus quelques boites de bonbons en se tenant collé au présentoir pour servir convenablement ses « petits clients ». Il avait l’œil aussi, et il le fallait bien quand on sait que les bonbons pouvaient fondre rapidement et discrètement dans la bouche d’enfants qui ne manquaient ni d’imagination ni d’audace. Il savait aussi, en son for intérieur, qu’il n’allait pas s’éterniser dans ce trou à rats parce qu’il voulait, d’abord et avant tout, être le maître d’école coranique qu’il avait toujours été, et ensuite, et accessoirement seulement, le vendeur de bonbons qui arrondit ses fins de mois.

Les bonbons se vendaient bien, mais seulement aux heures d’entrée et de sortie de l’école, trop peu en réalité pour réaliser des marges suffisantes et pouvoir rêver d’autre chose. Ainsi, pendant les creux de son activité, il ne refusait pas une circoncision par-ci, une prière mortuaire par-là, un talisman écrit à la hâte pour faire revenir un amour qui ne revenait pas, faire baisser la fièvre d’un mourant ou mettre carrément à l’écart du foyer conjugal une belle-mère forcément revêche. Après chacune de ces furtives prestations, il regagnait au triple galop sa boutique avec les quelques pièces de monnaie glanées ça et là, et parfois même avec des victuailles dans son sac à provisions qui ne le quittait jamais.

La vente de bonbons et les prestations religieuses à la va-vite n’étaient pas de tout repos ; il se sentait exténué par moment. Un jour, il n’eut pas le temps de voir arriver la nuée d’écoliers qui le bousculèrent, bouchèrent l’entrée de sa boutique et se servirent allègrement. Le tout en moins de trois secondes, une blitzkrieg de petit format mais foudroyante. Il n’avait eu aucune chance de faire front. Le bilan était dramatiquement lourd : une bonne livre de bonbons évaporés.

Il faut dire que l’intelligence des gamins joua pleinement dans cette attaque ; leur grand nombre, la rapidité et la surprise firent le reste. Si-Nouredine n’avait pas pu ni eu le temps de s’éjecter de son banc pour réagir. Une fois debout, il ne pouvait que constater les dégâts. Son sang ne fit qu’un tour. Il s’élança alors dans la rue, son gros bâton à la main, toute bave dehors, le turban en débandade. Une colère noire lui mangeait tout le visage. Il hurlait des insultes dans un arabe dialectal gorgé de particularismes propres à sa tribu des Guouassems, et qui, une fois traduites, donnaient à peu près ceci : « Bande de voleurs ! Bâtards ! Fils de p…. ! Vous êtes des enfants de dégénérés, des égarés, des sans pères. Vous êtes la honte de vos familles ! Vous portez des guenilles trouvées par vos mères dans les poubelles des Français ! Vous serez maudits ! Qu’Allah vous brûle vifs, qu’Il vous castre sur cette terre comme en enfer ! »

Il continuait de vociférer quand sortit au même moment de l’école indigène un instituteur pied-noir qui n’avait pas assisté à la scène ; il tenta de le calmer et l’aida à reprendre ses esprits en ramassant avec lui les bonbons restés au sol : « Ah mon brave, que veux-tu faire, ce qu’ils ont fait là n’est pas bien, évidemment, mais ce ne sont que des enfants après tout », lui dit-il.

Tendu comme un ressort et au bord de la crise de nerfs, Si-Nouredine lui répondit : « Ces enfants-là,  tu vois Monsieur, en lui indiquant du doigt la direction des fuyards, ils sont sales et sentent mauvais parce qu’ils n’ont pas de mères qui les lavent et s’occupent d’eux ; ce ne sont pas des enfants « bien » comme les autres ; non, ceux-là sont des enfants « mals » parce qu’ils volent et Allah n’aime pas les voleurs ; à moi, ils m’ont volé des bonbons, mon gagne-pain avec lequel je nourris mes enfants ; et puis tu vois, Monsieur, ils portent des vêtements déchirés parce qu’Allah les punit et Il continuera à les punir. »

Il s’arrêta un instant pour inspirer un grand bol d’air et aussi pour se donner la contenance habituelle des grands jours, celle qu’il prend quand il dirige une cérémonie religieuse importante, avant de poursuivre, solennel et sûr de son présage : « Je jure par Allah le Tout Puissant que ces enfants-là resteront sales, « mals » et déchirés, jusqu’à la fin des temps. » [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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