De l’austérité à l’hospitalité : « l’écart » comme accès à la déterritorialité

Le temple linguistique et culturel met en avant les notions de la monolinguisation, du danger de l’étranger et de la force évocatrice des tournures inquiétantes. Cette sorte de phobie  inculquée endoctrine nos actions et nous éloigne de l’autre qui est perçu selon une vision exotique et allochtone.  Contrairement à l’hospitalité favorisant l’acceptation de l’autre dans sa diverse diversité et dans son étrangeté. Cette étrangeté linguistique et culturelle qui le caractérise nous permet de découvrir un autre « moi » que le nôtre. Un « moi » forgé dans une contexture culturelle et linguistique différente avec lequel on s’identifie et on construit notre identité. L’effet miroir développe, en effet, notre altérité et éveille une partie du « moi » inhibée.

Nous optons pour ce libellé qui est à la fois saugrenu et significatif : saugrenu car nous associons souvent le terme « écart » au « péché impardonnable » et l’opposons à la « norme inatteignable» ; significatif puisque l’écart est, parfois, voulu par l’auteur ou le locuteur pour désigner une intention insondable ou pour dégeler, notamment, les confins entre « ici » et « ailleurs », entre « je » et « tu ».

Les témoignages ci-dessous montrent que la correction des codes linguistiques pourrait altérer le sens souhaité par l’auteur du texte.

Dolores Prato

Après avoir soumis son premier roman, l’auteur a renoncé au changement du titre qui est vu par l’éditeur comme un amalgame entre l’italien et le dialecte en considérant ce type d’écrit comme forme incorrecte allant à l’encontre des règles établies de « bien-écrire ».

Je voudrais juste dire un mot en faveur de mon titre : Fiume disperso est un titre
mystérieux, mais intelligible. « Giù la piazza non c’è nessuno » pose une interrogation
qui n’est pas d’ordre sémantique, mais syntaxique : « Giù nella piazza » serait une
forme syntaxiquement correcte : cela me paraît mauvais de faire arrêter la pensée sur
la syntaxe
.[1]

Prato considère cette impureté linguistique comme force évocatrice de son for intérieur et expression d’un mystère insondable :

[…] juste un petit mot sur le titre que je préférerais garder :
« Giù la piazza non c’è nessuno »
Vous m’avez écrit qu’il faudrait dire « dans la place ».
Cela est très juste.
Mais quand je recherchais les bribes, peut-être jamais saisies, de cette comptine
tout en attendant sa résurrection, dans mon for intérieur, c’étaient les paroles avec
cette erreur qui ressurgissaient. C’est une forme dialectale, et dans le livre il y en a
d’autres. Et d’après moi c’est une erreur bénéfique : elle éloigne la place, l’élargit,
l’estompe, la rend fantomatique.[2]

Sa correctrice apporte des rectifications à la substance du texte en ajoutant des verbes et en  supprimant des expressions « trop colorées » et des épiphanies romanes. Face à cette modification linguistique, Prato manifeste sa forte déception :

Elle a toujours aimé ce livre, avec ces violations elle a voulu le rendre plus
accessible. Moi, j’évite les verbes comme si quelqu’un me suivait en courant ; mes
passages sont des ponts-levis jamais baissés ; elle réduisait ma façon d’écrire afin de
la rendre plus intelligible, mais j’aurais préféré garder mes défauts.[3]

Beppe Fenoglio

Après un débat musclé, l’auteur a pu éditer la version traduite de son roman dont la traduction hybride conserve l’éclectisme linguistique abolissant les frontières et développant un détour esthétique de la « non-appartenance ».

Pour échapper à la norme, l’écrivain choisit un détour esthétique fort curieux. Il
écrit d’abord en anglais (du moins à partir de
Primavera di Bellezza, mais sans doute aussi
avant), un anglais très particulier qu’il connaissait à travers les livres et ses études
universitaires interrompues à cause de la guerre. Ensuite, l’écrivain traduit son texte en
italien
.[4]

Nous constatons que les auteurs « commettent » consciemment des « écarts linguistiques » pour exprimer leurs intentionnalités insondables et leurs idées indicibles, car la déviation par rapport à la norme traduit au mieux le sens souhaité. Autrement dit, l’extralinguistique (l’usage) l’emporte sur le linguistique (la norme). Il est des mots dont la traduction est une réduction, voire une déviation. Ces termes appelés les «intraduisibles », pour ne reprendre que le sous-titre du fameux dictionnaire de l’académicienne Barbara Cassin. Nous trouvons souvent cette forme d’hybridation ou de déviation linguistique chez des auteurs issus des cultures métissées qui dépeignent souvent leur espace interstitiel.

Youcef BACHA, jeune chercheur en didactique des langues, en linguistique et en littérature française. Attaché au laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2 (Algérie).

[1] Chiara Montini, « Hospitalité et hostilité : le multilinguisme à l’épreuve du « bien-écrire » », Continents
manuscrits
, 2/2014, mis en ligne le 22 avril 2014, consulté le 30 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/coma/309 ; DOI : 10.4000/coma.309.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

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