« Le système social algérien est un contrat perdant-perdant indéniable » (Myassa Messaoudi, écrivaine)
Dans cette interview, Myassa Messaoudi, militante et écrivaine, parle des violences qui assiègent la femme algérienne et empêchent son émancipation citoyenne et politique. Tout en considérant que la moindre dissidence contre l’ordre qui tend à asservir les femmes est une action à soutenir et à prolonger dans le temps et l’espace, elle appelle à plus d’engagement, d’organisation et de détermination pour lutter contre les dictatures de la politique, de la tradition, mais aussi des religions. « De mon point de vue, les religions dans leur ensemble servent à sacraliser le pouvoir des dominants et à produire la soumission. C’est le propre des religions d’interdire l’interrogation et de limiter les champs de la pensée, » estime-t-elle.
Vous êtes militante féministe et auteure d’un livre assez virulent sur la condition des femmes en Algérie, depuis l’indépendance à ce jour : C’est mon choix, disent les femmes soumises. Comment la condition féminine a-t-elle évolué depuis 1962 quand on sait que, pendant la guerre, on ne « demandait pas aux femmes maquisardes si elles étaient vierges», comme dirait Fanon ?
Non seulement on ne leur demandait pas un certificat de virginité, mais aucune des autorisations parentales et conjugales qui leur seront infligées après l’indépendance. Les femmes, en rejoignant les rangs des combattants, défiaient non seulement l’occupant, mais aussi leurs propres familles majoritairement conservatrices Elles ont partagé les douleurs, les souffrances et la potence. Le colonisateur ne les considérait pas comme des prisonnières politiques, mais comme des détenues de droit commun. Elles ont donc eu droit à la torture et à la guillotine. C’est dire le courage et les sacrifices doubles, en l’occurrence privé et communs, qu’un tel engagement requérait de leur part. L’aspect décisif de l’implication des femmes algériennes durant la guerre de libération n’est plus à démontrer, toutefois, la reconnaissance de ce dernier reste chiche et injuste.
On assiste depuis 1962 à une trahison en règle de leur combat et sacrifice. La matrice machiste du FLN qui interdisait aux femmes d’être membres fondateurs a récidivé après l’indépendance par l’adoption de lois iniques à leur égard tel que le code de la famille. Rappelons que les tentatives visant à dégrader le statut des femmes ont démarré dès 1966 avant d’être promulguées dix huit ans après ; c’est-à-dire en 1984. Les féministes avaient réussi à faire avorter les avant-projets, mais la répression dont elles étaient victimes dans les années 1982-83 a eu raison de ces mobilisations. En effet, les pratiques brutales du pouvoir, puis une décennie plus tard, l’émergence d’un islam politique qui a fait de la violence à l’encontre les femmes un programme politique ont considérablement ralenti la lutte féministe algérienne. Par ailleurs, la dite trahison n’est en rien isolée de l’ensemble des idéaux et valeurs démocratiques bafoués par une gouvernance dictatoriale qui n’a eu cesse de muer vers le pire jusqu’à incarner le banditisme et le rapt.
Très souvent, quand on parle de la situation des femmes en Algérie, on pointe du doigt la religion. S’il est vrai que l’islam n’accorde pas à la femme la place qu’elle doit avoir dans la société, il n’est pas faux de dire que la tradition l’opprime tout autant, sinon plus. Quelle analyse faites-vous de cette double-oppression de la femme algérienne ?
Il existe deux inepties dans le système politique et social algérien. La première réside dans l’alliance du pouvoir au conservatisme religieux le plus archaïque quand il s’agit de statut personnel et des libertés individuelles. Une part importante du pouvoir est concédée à l’extrême droite religieuse afin de compléter sa main mise autoritaire sur la société. Soumettre les femmes, la moitié de la société, à un code inique qui tire ses lois d’interprétations rigoristes moyenâgeuses n’a pour objectif que la soumission d’une société entière, son extraction de la modernité, ainsi que l’étouffement de toutes velléités démocratiques. Sacrifier le droit des femmes est en quelque sorte un bel os à ranger que jette le pouvoir aux hommes algériens pour les « dédommager » d’une perte plus globale de leurs libertés et dignités. En ce sens, le pouvoir marche sur les pas de l’ancien colonisateur et de son code de l’indigénat qui institutionnalisait l’inégalité et l’injustice.
La deuxième ineptie est sociale, elle réside dans l’alliance des femmes dites « conservatrices », c’est-à-dire notre entourage familial féminin dominant, avec la misogynie la plus rétrograde. La ségrégation intériorisée par les femmes, l’acceptation de leur statut de mineures à vie renforcées par les traditions et surtout les pratiques religieuses fondamentalistes, les ont éloignées du terrain contestataire. Sublimer les mères asexuelles au détriment des jeunes femmes appréhendées uniquement comme objet de désir, c’est leur octroyer une considération et une reconnaissance pour mieux les transformer en gardiennes zélées de la vertu et des traditions. Les mariages sont la plus belle illustration de ce renversement de pouvoir qui fait perdre à beaucoup d’hommes la liberté élémentaire de se choisir une compagne. Le pouvoir de répudier ne répare pas les échecs familiaux et les désillusions, il les aggrave. Notre système social est un contrat perdant-perdant indéniable.
Depuis quelques temps, le féminisme islamique prend de l’ampleur et est présenté comme une alternative pour les femmes qui luttent pour leur liberté. L’émancipation de la femme est-elle possible, selon vous, dans le cadre de l’Islam ?
Le féminisme islamique est à appréhender sous plusieurs angles et prismes. C’est un phénomène en plein expansion dans les pays musulmans et dans les diasporas à travers le monde. Il s’inscrit de plein pied dans le paradigme islamique et il est défendu par des militants qui le font au nom de l’islam. Il suscite énormément de débats et de remous. De mon point de vue, les religions dans leur ensemble servent à sacraliser le pouvoir des dominants et à produire la soumission. C’est le propre des religions d’interdire l’interrogation et de limiter les champs de la pensée. Sans faire des bonds faramineux dans l’histoire, ni même prospecter les expériences des autres civilisations, on a pu observer et vivre ces dernières années dans nos chairs les crimes et les dégâts ahurissants produits par l’introduction/instrumentalisation de la religion dans les affaires politiques et juridiques des pays dits arabes. L’humanisme et la quête de justice prétendus des djihadistes ont vite cédé la place à un fascisme religieux meurtrier. Alors comment croire à un féminisme libérateur et égalitaire qui tire son essence de la religion ? Et puis il y’a la récupération identitaire et politique de ce mouvement par les islamistes qui n’hésitent pas à se servir des femmes, notamment sur la question du voilement, afin d’avancer leurs pions politiques.
Néanmoins, il y’a un point positif à l’émergence de ce mouvement confessionnel féministe ; c’est le réexamen des hadiths et du Coran par les femmes. Ce domaine du fiqh longtemps dominé par le regard et l’interprétation masculine a été enfin pénétré par les femmes. Il en ressort des lectures nouvelles et des infirmations et affirmations courageuses. Je pense à l’une des personnalités majeures du féminisme islamique qui vient de retirer son voile. Il s’agit d’Asma Lamrabet, directrice du Centre des études féminines en islam de la Rabita et auteure de plusieurs ouvrages sur le féminisme islamique.
Par ailleurs, lorsque le féminisme islamique s’essaie à la pensée libre et à la critique, il subit les affres des nouveaux gardiens du temple islamiste. Mettre les religieux devant leurs contradictions peut conduire au harcèlement destructeur et même à la mort. Le cas de l’écrivaine maroco-néerlandaise Naima El Bezaz qui s’est jetée du sixième étage suite au harcèlement et aux menaces de morts qu’elle recevait régulièrement en est la pure illustration.
L’islam politique ne met en avant les féministes islamiques que lorsqu’il peut se servir d’elles en tant que boucliers et atouts politiques. Lorsqu’elles osent se livrer à l’exercice de la critique ou de la remise en question, elles deviennent des ennemis comme les autres. Il n’est pas normal que même en Europe où la liberté d’expression est une pratique sans tabous, celles et ceux qui ont des lectures différentes, voire contradictoires, envers l’islamisme vivent sous protection policière. C’est bien évident que cette idéologie renferme un fond d’intolérance criminel qui n’a rien à envier aux pires dictatures.
En politique, la femme algérienne a les mêmes droits que l’homme. Les lois sur les partis, les associations, les syndicats, les manifestations publiques, les réunions, les élections, etc., n’accordent pas un statut particulier à la femme. Pourquoi elle est peu présente sur la scène politique ? Est-ce sa minoration sociale, qui est due à des considérations aussi bien religieuses, juridiques que traditionnelles, qui en est la cause ?
Le dispositif juridique, la constitution algérienne, et les différentes lois n’interdisent effectivement pas aux femmes le droit de participer à la vie associative, politique ou citoyenne. C’est l’accès aux cercles décisionnaires des partis politiques et des syndicats qui reste problématique. Les raisons sont multiples, notamment le manque de disponibilité et de mobilité des femmes. Comme dans d’autres pays, les femmes doivent s’occuper des tâches domestiques et familiales en plus de leurs emplois. Beaucoup de décisions, de cooptations notamment, se prennent dans les lieux informels dont sont exclues les femmes. On peut y ajouter aussi le manque de formation et d’intérêt politique. On ne peut ignorer bien entendu le conservatisme de la société algérienne qui trouve caution dans le code de la famille, et l’intégrisme religieux qui rend leur présence dans l’espace public indésirable.
Dans tous les pays démocratiques, la tendance est à la libération des femmes. Dans le monde dit arabo-musulman, notamment ceux d’Afrique du nord qui se proclament comme des républiques démocratiques, on remet en cause même les anciens acquis des femmes. On a vu les annonces du président tunisien sur l’égalité en héritage juste après son élection. Pourquoi les pays musulmans ont-ils peur de l’émancipation de la femme ?
Le cas tunisien est effectivement édifiant dans ce recul permanent face à l’extrémisme religieux. C’est la sacro sainte alliance que j’ai évoquée ci-dessus. Les maux maghrébins se rejoignent lorsqu’il s’agit des femmes. Les associations féministes tunisiennes ont qualifiés ce déni de droit, à juste titre, de réactionnaire. Il est étonnant qu’à chaque fois qu’une loi inique est maintenue ou votée, elle soit immédiatement raccordée à la volonté d’Allah. Le marchandage politique aux dépens des droits des femmes n’en finit pas d’habiter les cercles des pouvoir arabo-musulmans. Il y’a comme une dimension de commandeur des croyants que veulent s’octroyer des chefs d’États supposés laïques et républicains. Le fait de nier le droit à l’égalité économique des femmes qui travaillent et participent aux dépenses et à l’enrichissement du foyer, est une injustice et même une lâcheté. Une gouvernance qui aurait peur de la justice et de l’égalité condamne à la régression durable et à l’immobilisme tout un pays.
Certains chef d’État comme en Algérie Abdelaziz Bouteflika, en Tunisie Bourguiba et Beji Gaid Essebsi, ont accordé beaucoup de droits à la femme et ont fait de son autonomie une question centrale de leurs politiques respectives. Or, selon un livre d’Aili Mari Tripp sorti récemment en Angleterre (Seeking legitimacy. Why Arab Autocracies Adopt Women’s Rights) les autocraties arabes accordent des droits aux femmes juste pour se légitimer auprès de l’opinion internationale, notamment occidentale, très regardante sur les aspects liés aux droits humains. Les femmes et les militantes féministes issues des pays arabo-musulmans sont-elles utilisées comme des bêtes de scène par les dictatures qu’elles croient combattre ?
Le fait que les présidents Bourguiba, Bouteflika, ou Beji Essebsi aient consenti quelques droits en faveur des femmes démontre que la volonté politique peut beaucoup quand elle se met à l’œuvre. Maintenant, le prince héritier d’Arabie Saoudite a aussi saupoudré quelques droits aux femmes pour améliorer son image ruinée après l’assassinat du journaliste Kashogji. L’instrumentalisation de la question du genre dans les rapports internes et internationaux est une pratique courante. Cela va de la condition des femmes à celle des homosexuels. Sur le plan local, tous les États ont leurs féministes attitrées. C’est ce qu’on nomme le féminisme institutionnel. On reproche à ce type de féminisme son manque d’ancrage idéologique. Il met en œuvre les conventions internationales signées par les pays en déficit de droits humains, ce qui ouvre l’accès aux différents programmes d’aide et de coopération, mais ne veille pas particulièrement à l’ application de ces dernières sur le terrain. Il est aussi utilisé comme vivier électoral par les politiques. Sur le plan international, ce type de féminisme était carrément mis au service des politiques expansionnistes et impériales des pays puissants.
Comment la femme algérienne doit mener son combat pour son émancipation, en se structurant dans des mouvements d’opposition au sein de la société comme cela s’est fait pendant des années où en essayant d’intégrer les centres décisionnels pour peser en faveur de ses droits ?
On a parlé du féminisme institutionnel, on peut évoquer le féminisme militant ou autonome. Celui constitué de militantes convaincues, mais qui souffre quelques lacunes. Il est malheureusement peu structuré et peine à constituer une force capable d’influer sur les politiques en direction des femmes. Il est plus proche du terrain, mais ne dispose pas des moyens nécessaires à son action. Au niveau des associations règnent encore des féministes formées à d’autres temps et défis ; notamment la période coloniale et postcoloniale. Trop imprégnées d’un combat au bénéfice de l’indépendance et de la reconstruction du pays mais d’un prisme décoloniale, l’irruption de l’islamisme les a tout simplement prises de court. Elles n’y étaient pas du tout préparées. Ce qui a conduit à cette période de quasi extinction de leurs voix pendant la décennie noire.
Enfin, un réexamen des méthodes et moyens de fonctionnement des dites associations devrait être amorcé afin de les débarrasser des jeux de pouvoirs et des tensions invalidantes à la cause des femmes.
Il subsiste aujourd’hui un féminisme de l’exil qui vibre encore en harmonie avec la société algérienne. Il est absolument indispensable aux voix du pays pour porter à l’international les revendications des femmes algériennes. Ce féminisme qui doit s’ouvrir davantage aux jeunes générations, est menacé par les poussées identitaires qui ciblent les populations issues de l’immigration en Europe.
Pour finir, nous devrons former plus de dirigeantes féministes dans les milieux universitaires afin de sensibiliser en amont à la cause des femmes. Lutter contre la fameuse pandémie silencieuse qui sévit sur les réseaux sociaux et qui vise à saper le potentiel contestataire des femmes. Ne plus craindre le monde extérieur. Il est bien plus riche et lucratif que les prisons mentales dans lesquelles on voudrait nous enfermer.