Murcia, soufisme et Ibn Arabi
Murcia était considérée au moyen-âge comme l’orient d’al Andalus, dénommée par les historiens arabes « Sharq al Andalus. »
C’est aussi, et surtout, la terre qui a vu naître Ibn Arabi, l’une des figures majeures du soufisme andalusí.
Rappelons que le terme « soufi » a pour origine l’arabe « tasawwuf » qui est le nom donné au courant mystique musulman qui s’est constitué tout au long des cinq premiers siècles de l’hégire.
Les premiers « soufis » sont Hassan Basri et Malik ibn Dinar au VIIIe siècle…
Mais les noms les plus cités sont Bistani (IXe siècle) en Perse, et surtout al Hallaj (Xe siècle), Sidi Abou Madyane (XIIe siècle .), né en al Andalus, près de Sevilla et enterré à Tlemcen, Ibn al Farid (XIIIe siècle), Djalal al Din Rumi et Shamz Tebriz (XIIIe siècle), Ibn Arabi (XIIIe siècle), Farid al Din al Attar (XIIe et XIIIe siècles), Sidi Lakhdar Benkhlouf (XVIe siècle), l’Emir Abdelkader au XIXe siècle.), ou encore plus contemporain, al Sheikh Ahmed al Alawi de Mostaganem au XXe siècle.
Il y a même des personnages féminins dont la plus connue est Rabia al Adawiyya au IXe siècle, et encore tant d’autres…
Le soufi est un initié qui prend sa bure, c’est-à-dire sa robe, « khirqa » en arabe, s’abstrait des mondanités de la société et fréquente un couvent « rabita » ou une confrérie « taifa ».
L’étymologie la plus vraisemblable est sûrement celle que propose Ibn Khaldoun qui fait venir soufi de « saw » (laine), parce que, en général, les soufis se reconnaissent à leur robe de bure, par humilité, pour se distinguer des autres, vêtus d’habits resplendissants. D’autres affirment que le soufi est appelé ainsi, parce qu’il est au premier rang, « saffi al awwal »; d’autres encore, que ce nom provient de ce que les soufis prétendent appartenir aux « as-hab al suffa », puisse Dieu être satisfait d’eux! Enfin, certains déclarent que son étymologie est « safa » (la pureté).
Ces explications de l’origine véritable du terme soufisme sont loin d’être satisfaisantes, bien que chacune d’elles s’appuie sur des raisonnements subtils…
L’initiation du soufi « tasawwuf » procède selon la ligne de la doctrine, « tariqa », la voie de telle ou telle obédience mystique, qui souvent remonte à un grand initié (Sheikh). L’axe principal de toute Voie mystique est sans doute la méditation, le « dhikr » (la mention, le rappel, et la répétition rythmique du nom de Dieu), parfois la mortification, au point d’ailleurs que le vêtement dans lequel s’enroule le « darwich » (fou de Dieu) ou le « faqir » (pauvre en Dieu), s’appelle le « kafn » (linceul, suaire).
L’ordre « Mevlevi » est un ordre musulman soufi fondé au XIIIe siècle par Jalal al-Din Rumi à Konya dans le sultanat de Roum. Ses membres sont souvent appelés « derviches tourneurs » en référence à leur danse appelée samā‘, dont les mouvements rappellent ceux d’une toupie.
Le soufi répond principalement aux aspirations de son Ordre, lequel fait essentiellement appel au dénuement « al faqr », et à la méditation « al dhikr. »
Ainsi par exemple, les trois cercles centrifuges que les disciples d’une « tariqa » effectuent avant d’atteindre le Grand Maître sont vus comme la métaphore d’une évolution de l’Initié vers son Créateur Suprême, vers une espèce de fusion extrême entre le croyant et son Créateur.
En fait, tous les chefs de zaouias se revendiquent d’une chaîne initiatique censée remontée à la personne du Prophète. Cette filiation spirituelle repose sur la transmission d’un savoir secret et mystérieux qui donne toute sa raison d’être à la voie soufie.
Le « mourid » (celui qui veut, qui aspire) voue donc son existence entière à réaliser l’unicité avec Dieu. Et le moyen le plus imparable pour cela est le « dhikr », l’évocation permanente du nom d’Allah.
Il faut également signaler que lorsqu’on lit, par exemple certains poèmes soufis qui parlent d’amour, ces textes sont élaborés de telle façon qu’on ne sait plus, à un certain moment de la lecture, s’il s’agit d’amour divin, ou d’un amour plus prosaïque pour l’être aimé…
Mais revenons donc à la personnalité de Ibn Arabi.
Abu Bakr Mohamed ibn Ali ibn Mohamed al Hatimi al Andalusí, l’un des plus grands mystiques musulmans de tous les temps, mieux connu sous le nom de Ibn Arabi, Muhyi al Din (le vivificateur de la religion), et par son titre honorifique « al Sheikh al akbar » (le Grand Maître), ou encore « al kabrit al ahmar » (le soufre rouge), est né à Murcia vers 1164, le 27e jour du mois sacré de Ramadhan (un signe du destin pour tout musulman), sous le règne de Ibn Mardanish.
Ibn Arabi appartient à une famille noble et riche très versée dans les sciences de la religion. A huit ans, sa famille part pour Séville où il reçut une éducation dans tous les domaines du savoir. Il est nommé secrétaire du gouvernement de Séville et épouse Meriem, une femme très mystique qui eut une influence considérable sur son initiation et sa formation. Après une longue maladie, il se consacre à l’étude du soufisme et s’entoure des plus grands maîtres. A trente-six ans, il fait le pèlerinage à la Mecque. Il visite l’Egypte, l’Irak et la Turquie avant de s’établir à Damas où il meurt en 1240-41.
Sa vie est une succession de pérégrinations à travers tout al Andalus et tous les pays musulmans d’orient et d’occident, assoiffé de connaissances et diffusant son savoir. Le nombre d’adeptes de sa doctrine ne cesse de grandir tout comme la vénération que le peuple éprouve à son égard. Personnage de fort caractère et aux idées claires, il se heurte souvent au pouvoir et aux autorités religieuses.
Son oeuvre mystique est imprégnée d’un très fort monisme où se perçoit déjà, et très clairement, l’exigeante vision de ce qu’il appelle l’Unicité divine « wahdat al wujud » dans ses aspects théophaniques et métaphysiques. Ibn Arabi, que la tradition soufie tient pour le précurseur de la « mystique unitariste », n’en est pas moins le plus universel des soufis musulmans, dans la mesure où il jeta les ponts entre Théologie et Mystique, entre Enseignement et Doctrine.
Son oeuvre, monumentale, en partie traduite en français, en témoigne.
Il écrit plus de quatre cents ouvrages de théosophie dont bon nombre nous est parvenu et dont les plus importants sont:
– Al futuhat al makkiya (les révélations mecquoises).
– Fusus al hikam (la Sagesse des Prophètes).
– Turjuman al ashwaq (l’Interprète des désirs).
Par ailleurs, l’apôtre de la lutte algérienne contre le colonialisme français, l’Emir Abdelkader, écrivit durant la dernière époque de sa vie, dite damascène, un admirable ensemble de commentaires des « Futuhat… ».
Tous les grands orientalistes ont écrit sur lui: Roger Arnaldez, Asín Palacios qui a publié une traduction espagnole de « Risalat al Quds » (l’épître de la Sainteté), Victor Pallejà de Bustinza, Titus Burkhardt, Chodkiewicz, Henri Corbin…
L’une des meilleures anthologies du soufisme en français se trouve être celle publiée par Eva de Vitray Meyerovitch aux éditions Sindbad…