« L’agonisant » de Hedia Bensahli : la tentation de changer le monde
Un peu comme dans toute œuvre qui fait d’une narration un conte philosophique, le roman L’agonisant de Hedia Bensahli, dépasse le simple cadre romanesque. Il pose du moins la sempiternelle question de l’utilité de l’art. Ce roman trouve son unité thématique dans le rapport entre notre société statufiée par des traditions éculées et une religiosité excessive, et l’art ou la beauté en général.
Sublimer l’art, le rendre utile, le sens de ces mots affleure constamment le récit. L’art pour démystifier et changer ce monde décrit comme superficiellement moraliste, où règne l’inculture et l’aliénation. Une sorte de quête de moyens pour faire découvrir au peuple la beauté par son côté subversif, (ne dit-on pas que toutes les grandes civilisations dans l’Histoire ont commencé par la découverte « du beau » ?) « Nous voulons chercher l’art où il se trouve : dans les montagnes, les villages, le désert… » dit Hamid, le personnage clef de ce roman.
Les intrusions de peintres et d’écrivains connus, avec parfois des citations célèbres, viennent pour désavouer les dernières tentations d’aborder ce livre avec seulement des illusions romanesques. Une prétention révolutionnaire de changer le monde à travers l’art s’affiche dès les premières pages. Le dialogue entre les personnages est élitiste, quelquefois sentencieux. Chacun livre ses propres perceptions des choses, dans un langage savant, fait de couleurs et d’imagination, mais ils sont unanimes sur bien des sujets. En tout cas, ils forment un monde binaire : il y’a d’un côté eux, et de l’autre, tout le reste. Ils reprennent parfois des formules politiques, des articles de journalistes, écrits pendant une certaine période de notre histoire, pour rappeler, dénoncer ou alerter. Puis, parfois, le dialogue prend une tonalité euphorique. Le débat s’emballe quand il s’agit de parler de l’identité étriquée, de l’arabo-islamisme imposé comme seul référent identitaire au peuple, de l’uniformisation des choses de la vie jusqu’aux couleurs. Pour les personnages de ce roman, l’objectif des décideurs est évidemment très clair : couper court à toute émanation de richesse de l’esprit au peuple. Briser tous les miroirs qui peuvent contribuer au reflet d’images pouvant aider à son épanouissement.
Le roman s’ouvre brutalement sur un monde dont l’intensité des choses est décelable jusque dans les silences. Un monde noir, violent, où les gens n’ont pour seule préoccupation, que celle de gagner leur pitance quotidienne, le plus souvent en s’adonnant à la contrebande, quand ils n’en ont pas pour seul exutoire les voix et la voie de la mosquée. Hamid et sa femme Louisa, sont projetés dans cette arène. Hamid refuse de dissocier l’art de la vie. A deux, ils tentent de chanter la sensualité humaine. Hamid compose quelques poèmes qu’il déclamera à sa femme. Un jour, un peu pour se mettre à l’écart, ils s’en vont chez leur ami Boudjemaa, un aubergiste au caractère bien trempé, qui meurt plus tard dans la solitude, lui qui avait attendu tant la métamorphose de ce monde ou du moins la prise de conscience du peuple.
Hamid s’éprend d’Egon Schiele, le peintre autrichien de l’expressionnisme, connu pour être l’artiste à l’œuvre qui dérange par son intensité. La projection vers ce peintre du début du XXe siècle, les autoportraits sont une façon de regarder sa propre image ! Pour Hamid, en tout cas, la beauté doit contenir, au fond, tout l’avenir de l’être humain. L’art doit respirer avec le monde. Mieux, il doit le métamorphoser. Pour Hamid, au-delà de la beauté, l’art doit être l’expression qui bouillonne ; il doit surtout permettre l’irruption d’une révolution. Avec ses amis, Mohand, Djilali et Malek le peintre, celui qui reproduira le portrait de Wally, un portrait qui leur montrera que l’art n’est jamais stérile, ils organisent une véritable fête du langage de l’art. Ils s’adonnent, ensemble, à déchiffrer des tableaux. Ensemble, ils déplorent l’impéritie du monde qui les entoure. Ils soulignent la médiocrité ambiante. « Tout est fangeux », diront-ils, l’école, les gens, les fonctionnaires, les ministres, jusqu’aux intellectuels déclassés. Pour eux, beaucoup prennent l’art et même jusqu’à l’artisanat, comme « des valeurs décoratives et sans plus ». Pour ne pas rester dans des slogans creux, ils mettent en place une caravane qu’ils font appeler alors « La caravane de l’agonisant ». Ils s’en vont de ville en ville pour exposer et exprimer les vertus de l’art. Mais le monde auquel ils seront confrontés est plus impénétrable que prévu. Ils seront vite considérés comme des gens débridés et des provocateurs. En dépit de l’exaltation qui les anime, ils échouent. Ils échouent à pénétrer cet univers hermétique, fruit de tant d’années de propagande, d’inculture et d’abrutissement. Un jour, un artiste, qui a pourtant toute l’apparence d’appartenir à ceux qui tuent la pensée et asservissent l’art, leur montre le chemin. Il leur dessine une calligraphie qui, loin d’être au diapason de toutes ces croyances bigotes qu’on peut lui supposer, participe, par son esthétique et sa signification profonde, à libérer la parole. Le groupe s’enrichit alors d’un membre qui pourrait les aider à pénétrer ce monde saturé de principes moraux par ce côté moelleux au lieu de tenter par l’abrupte chemin qui était le leur. Mais un événement à la fois violent et inattendu se déclare dans une partie du territoire national. Tout le groupe sera pris dans le sillage de cette violence. Une partie sera emprisonnée. Ils passeront 15 ans d’engourdissement et d’effacement du « Moi » dans une prison. A leur sortie, tout est perdue pour eux, mais leur rêve continue dans un autre espace et un autre temps. L’histoire est alors transposée d’une façon déroutante vers un ailleurs et vers d’autres personnages qui se substituent aux premiers.
En dépit du caractère acerbe de son écriture, l’auteure met des notes d’humour avec beaucoup d’élégance et de maîtrise. Des scènes vibrantes de sensualité et d’autres saveurs du langage jalonnent le texte. Sa connaissance de l’art plastique nous fait dire que l’auteure n’est-elle pas, en fin de compte, infiniment peintre ? N’aurait-elle pas pu dessiner des tableaux pour exprimer toute cette complexité langagière dans cet art ? A cela s’ajoute la vivacité et l’harmonie dans le rythme de la narration qui poussent le lecteur à plus d’attention pour ne pas perdre des lambeaux de l’histoire. Les mots sont caustiques, mais enrobés dans une beauté et une esthétique qui amortissent le choc avec le côté violent des descriptions. Un livre dont on trouvera à la fois, la beauté, le mouvement, l’humour, le mystère et le sensationnel. A lire absolument.