Les héros de la dernière heure
Participant à la ferveur populaire en ce jour d’indépendance de l’Algérie et témoin du haut de mes dix ans d’un moment historique pour tout un peuple qui sortait d’un long tunnel colonial, je ne mesurais pas encore la portée des drames qui se déroulaient à ce moment même ni de ceux qui allaient suivre inéluctablement. Circulait alors sous le manteau un tri à l’aveugle qui avait pour finalité de départager ceux qui avaient contribué à la libération du pays et ceux qui s’en étaient montrés indignes. Ce distinguo combien tragique, clamé par une vox populi déchaînée et proche des canons de la justice populaire, impactait à la fois l’honneur de chacun et l’avenir de tous. Et c’est comme ça que la peur de rendre des comptes se diffusa comme une trainée de poudre, laissant le champ libre aux règlements de compte meurtriers, irrationnels, inutiles, lâches.
Madame Martinez, la petite mémé d’origine espagnole qui vivait en harmonie avec son voisinage de la rue de l’Ouarsenis, une rue bosselée et jamais bitumée, fut égorgée dans son unique pièce qui lui servait de logement ; elle vivait au milieu des gens de peu, enchevêtrés les uns aux autres et démunis comme elle. Ce petit bout de femme vivait là depuis toujours ; elle n’avait jamais fait de mal à personne. Un filet de sang s’échappait du bas de sa porte fermée et s’écoulait lentement à l’extérieur.
Si-Ahmed, appelé Snami parce que probablement originaire de la ville d’El-Asnam, habitait la rue Joseph Lieck. Il occupait un emploi de gardien qui exigeait de lui peu de choses, sinon de rester assis sur un tabouret bas à longueur de journée à l’entrée d’un local de propagande de l’Armée française situé avenue Gambetta au centre-ville, un deux pièces décrépi et sans attrait dont les murs étaient tapissés de photos de militaires français en opérations. Avait-on confondu à ce point la symbolique des lieux avec sa simple fonction de gardiennage d’un lieu à deux sous pour lui ôter la vie ? Lui qui avait survécu dans les troupes coloniales à la percée de Sedan dans les Ardennes françaises défoncées par l’armée allemande en 1940 et à la bataille de Diên Biên Phu, au Vietnam en 1954, fut tué par l’un des siens en plein jour d’un coup de couteau porté au thorax ; il s’affaissa lentement devant la porte de sa maison qui faisait face à la boutique de tissus de Benyamina, sa cigarette encore à la main. Il ne cria pas et rendit l’âme en silence ; sa petite chienne blanche et aveugle, que tout le monde connaissait dans le quartier, continuait à aboyer et à gémir derrière la porte, comme si elle avait reniflé le sang et la mort de son maître.
Un autre monsieur, d’allure quelconque et supposé collabo, s’était vu planter une hachette dans le crâne en plein souk du quartier Lamarrine. Des badauds qui le reconnurent la lui retirèrent devant une foule hostile ; son turban ensanglanté couvrait partiellement l’arme tranchante ; il rendit l’âme, allongé dans sa vieille djellaba déchirée par endroits. « Un fort en gueule qui parlait plus qu’il ne faisait ; ça ne valait pas la peine de mourir pour si peu et de cette façon », osa dire, en élevant la voix, un homme courageux.
Dans la rue parallèle à la rue Gallieni où se trouvait l’École indigène Charles Jonnart, l’agression à l’arme blanche de Si-Mohamed, un homme discret, dans la force de l’âge, enturbanné, gros, petit de taille, mat de peau. Une fois égorgé, son cadavre fut poussé sous sa voiture, une vieille Peugeot 203 grise, garée devant son domicile. Personne ne sut de quoi il était coupable, lui aussi.
La population des deux quartiers musulmans Boudia et Dalia s’était déversée abondamment ce jour-là sur la place du colonel Ben Daoud, appelée aussi Tahtaha, un terrain vague qui servait de terrain de jeu aux enfants et en même temps d’emplacement réservé aux cirques qui se produisaient dans la ville. Il y avait un monde fou, bigarré, agité, bruyant. Au beau milieu de la cohue, un homme se débattait alors que des voix s’élevaient du chahut pour le désigner comme harki, un qualificatif qui le condamnait sur le champ à une mort violente. Il portait à ce moment-là, comme pour un jour de fête, des vêtements propres et repassés, une chemise blanche, un pantalon bouffant de bonne facture et des chaussures noires cirées, chose inhabituelle pour des personnes de sa condition. Un bref instant plus tard, il avait le crâne sanguinolent, le pantalon en lambeaux, probablement lacéré par une lame, et le bas des jambes en sang ; il ne protégeait plus son visage ni le haut de son corps de l’avalanche de coups qui pleuvaient sur lui, et finit par s’écrouler avant que les dix, puis cent, puis mille pieds ne le piétinent davantage. Son visage et ses vêtements, ou ce qu’il en restait, prirent la couleur ocre foncé, presque noire, de la terre mêlée de sang.
Ce jour-là, mon père aussi s’était mis de la partie ; il courait comme un fou dans Solaplace, un couteau à la main, à la recherche de « ceux qui brillèrent par leur absence lors de cette guerre d’indépendance », disait-il. Mais lui aussi, comme beaucoup d’autres, faisait partie de ceux qui se payèrent une légende de héros à petit prix et qui mirent les bouchées doubles ce jour-là en s’en prenant à de pauvres bougres qu’ils jugeaient coupables, alors qu’ils n’étaient coupables de rien, … ou du moins pas plus que les autres, et a fortiori pas plus qu’eux-mêmes. Cela ressemblait étrangement à une session de rattrapage pour patriotes en retard, des juges de rue se transformant en héros de la dernière heure qui n’avaient connu la résistance et le maquis que dans leur imaginaire. Et ils étaient nombreux, foi d’un enfant de ces temps-là.[1]
[1]Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale. https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200
Merci, Mohamed,
Il est vrai que c’était une période douloureuse pour les uns comme pour les autres. Cette période est remontée à la surface comme une bulle d’eau gazeuse et a réveillé en moins ce sentiment d’incompréhension similaire au tien puisque nous avons à peu près le même âge. Récit bouleversant et admirablement narré Merci Mohamed, j’ai demandé a Tahi Ahmed de me procurer ton livre, c’est un ami qui vit à Saint Cyprien, A d’autres nouvelles inchaallah.