Du droit au savoir ou de la réforme religieuse

Les déclarations des instances politiques et religieuses de divers pays du Maghreb et du moyen orient se sont succédé sur la nécessité d’entreprendre une réforme dans le domaine religieux et d’instaurer un islam dit « modéré ». Force est de constater que ces réformes restent formelles, tant l’histoire de l’interaction du politique et du religieux et une histoire de légitimation, de récupération et d’instrumentalisation.

Les institutions religieuses souvent inféodées aux pouvoirs en place ne font le plus souvent que suivre les orientations religieuses des États. La réforme officielle maintient, de ce fait, le statu quo et s’avère dans l’incapacité d’accompagner les nouvelles formes de religiosités et d’appréhender les transformations qu’ont connues les sociétés musulmanes. Les interprétations personnelles gèrent, tant bien que mal, les questionnements soulevés par la modernité, les droits de l’Homme, etc. L’explosion des consultations pour des fatwas « autorisations légales » témoigne d’une demande croissante d’un effort interprétatif, non seulement pour des préoccupations d’ordre doctrinales, mais aussi pour des préoccupations d’ordre pratique (prêt bancaire, horaires de prières, questions relatives à la liberté de la femme, code de la famille).

En même temps, la pensée libre est confisquée. Il n’est pas nécessaire de signaler, ici, que ce qu’on a nommé les nouveaux penseurs de l’islam ou les nouvelles consciences musulmanes[1], n’ont pas leur place dans les pays arabes et musulmans. Poussés à l’exil, stigmatisés, persécutés, et quelquefois exécutés, la plus grande majorité de ces penseurs résident en occident et produisent dans les universités étrangères. Pour ceux qui osent ouvrir les sujets épineux, des procès sont intentés, comme c’est le cas du penseur Said Djabelkhir accusé d’atteintes aux préceptes de l’islam. L’expression libre n’est pas garantie, non plus, émettre un avis  sur les réseaux sociaux, peut être passible d’une condamnation. Yacine Mebarki un jeune activiste du Hirak s’est retrouvé sous les verrous pour les mêmes motifs. La militante politique Amira Bouraoui est poursuivie aussi pour des chefs d’inculpations qui ont pour titre le  « dénigrement du dogme » ou l’« offense aux préceptes de l’islam ».  D’ailleurs la nouvelle Constitution algérienne, qui marque une régression par rapport à celle de 2016 a conditionné la liberté de création intellectuelle et scientifique. Au premier alinéa de l’article 74, il est prescrit que cette liberté peut être restreinte en cas d’atteinte aux « valeurs et constantes nationales ».

Dans ces conditions, les musulmans se trouvent privés de la réflexion intellectuelle et de la production scientifique susceptibles de fournir des réponses, de dissoudre les contradictions, d’atténuer les contraintes et d’empêcher l’emprise du radicalisme. L’émergence d’un nouvel ordre de pensée se trouve ainsi retardée par l’entrave de la vulgarisation des nouvelles lectures herméneutique.

Il suffit pour s’en convaincre de donner ici l’exemple de la production scientifique en « sciences islamiques » sur la réforme religieuse en Algérie. Il faut noter que les filières « sciences islamiques » sont instituées comme une formation académique et scientifique faisant partie du  domaine des sciences humaines et sociales (SHS).[2] Néanmoins, elle demeure un enseignement et une recherche fondamentalement confessionnelle formant indistinctement les futurs docteurs imams aussi bien que les enseignants et les chercheurs en « sciences islamiques ».

Le centre de recherche en  sciences islamiques  et civilisation de Laghouat consacre un numéro thématique sur « Le dialogue religieux et les questions du renouveau dans la pensée islamique contemporaine » (2017). Les thématiques développées semblent prometteuses se cristallisant sur la nécessité cruciale du renouvellement du discours religieux dans l’objectif de répondre aux exigences de l’époque. Elles abordent des questions relatives à la nécessité de normaliser les valeurs universelles, d’encourager le dialogue des religions, d’établir les principes d’un vivre ensemble, d’un islam modéré, pacifique, ouvert sur les autres et sur la modernité.

Force est de constater que ce renouveau à valeurs universelles de tolérance et de dialogues n’est qu’un discours tautologique. D’ailleurs comme il apparaît dans le titre de cet ouvrage collectif, on opte pour le terme tağdid« renouveau », « revivification » pour définir cette réforme. Le terme iṣlâh qui désigne proprement la « réforme » et qui connote l’idée de « réparation » et de « correction » est rarement utilisé. En effet,  le renouveau souhaité n’a pas vocation à apporter quelque chose de nouveau. Il n’a pas vocation à revisiter les conceptions religieuses, il s’agit, tout au plus, de revivifier le Livre et la Tradition, de redonner à religion sa limpidité initiale et la pureté de ses origines. En somme, il n’y a rien à changer, rien à revoir, rien à corriger conformément à la vision de l’islam globalisé la cause, de tous les maux, économiques, sociaux, personnels familiaux, réside précisément dans l’éloignement et la méconnaissance de la religion. Il suffit donc de revenir aux sources pour y puiser les solutions et les remèdes nécessaires.

Ainsi, la réforme de même que l’ijtihâd « effort consenti pour l’acquisition de la connaissance religieuse »ne sont envisagés qu’à l’intérieur du cadre circonscrit des prescriptions légales islamiques ’aḥkam al-šar‘iyya ». Cet effort concerne exclusivement les principes-sources secondaires furû’ et non pas les principes-sources uṣûl. Comme il est question de se conformer aux « impératifs de la rénovation », dawâbiṭatat-tağdîdet  le respect des fondamentaux tawâbiṭ.

Cette vision orthodoxe qualifiée d’impasse a été mesurée par les nouveaux penseurs de l’islam, quasi absents des programmes et de la recherche en « sciences islamiques ». En effet depuis le XIXe siècle, une réforme moderne, qui se veut critique et subversive, ne cesse d’être réinventée. Revisiter, le legs islamique à la lumière des SHS et plus particulièrement des disciplines afférentes à l’étude du fait religieux en l’occurrence l’islamologie appliquée et l’islamologie fondamentale, voila ce qui permettrait de sortir de la « clôture dogmatique », de déconstruire les idéaux d’un islamisme en vogue, sélection sectaire et appauvrie d’un héritage patrimonial et traditionnel séculaire et de dépasser le  cadre conceptuel préscientifique des sciences religieuses.

Or cet apport scientifique demeure absent. Pire encore la réforme adoptée, autant par les institutions religieuses officielles que par les « sciences islamiques »,  qui se revendique comme légale šar‘iyya, et originelle (ou authentique), ’aṣliyya,  s’oppose de front à la réforme moderne.  On y pourfend le plus souvent un mouvement à proscrire autant que ses instruments à savoir les sciences sociales et humaines qu’il faut adapter aux contextes islamiques, voire islamiser.

Cette posture se donne à s’exprimer dans le projet de l’islamisation de la connaissance relayé entre autres par l’Islamic Educational, Scientific and Cultural Organisation. L’Algérie membre de l’organisation depuis 2000 participera à sa stratégie de développement de l’enseignement universitaire dans le monde islamique. « L’authenticité et la modernité » telle est la devise qui détermine les visions académiques fondées à partir des : « spécificités des sociétés islamiques, leurs aspirations au développement et les défis auxquels elles font face ».

Le constat que nous faisons et que cette islamisation des sciences se fait le plus souvent au détriment des valeurs épistémiques et donc de la validité scientifique comme elle va tracer les limites à ne pas franchir dans le champ d’études des SHS. D’emblée, la transcendance des sources scripturaires impose la hiérarchie des disciplines. Dans cette perspective, toute étude de l’islam doit se conformer à la sacralité des sources fondements et à l’encadrement des sciences légales islamique, souvent sous couvert de modernité c’est à dire de la complémentarité et  l’interdisciplinarité.

Aussi la modernisation des « sciences islamiques » n’a pas « pris ».L’approximation et les confusions conceptuelles sont courantes, à commencer par le concept « science », utilisé indistinctement dans son acceptation moderne que celle des traditions savantes patrimoniales. Les critères de validité scientifique et les concepts élaborés dans le champ conceptuel des sciences modernes comme : la recherche scientifique, la méthode scientifique, l’analyse objective, la méthode historique, la raison critique sont utilisées sans considération de leurs acceptions modernes et leurs présupposés philosophiques. Sont généralement considérés comme objectifs et impartiaux les énoncés qui ne remettent pas en question les énoncés théologiques. Et inversement les méthodologies et les épistémès de l’Âge classique accrédités de la validité scientifique moderne.

La position dominante à l’ère de la modernisation des « sciences islamiques » et de l’islamisation des sciences humaines est que l’islam ne rejette pas les acquis de la science. En revanche on dénonce des SHS étrangères et inadaptées aux spécificités des contextes islamiques. Comme on fustige le détournement et l’utilisation intéressée des méthodes de recherches modernes dont les fins sont : la désacralisation des textes sacrés, la disqualification des sciences légales islamiques et le détournement de leurs concepts ainsi que la destruction des fondements et symboles de l’islam.

Que l’enseignement religieux proprement dit se conforme aux sciences religieuses est chose attendue, mais qu’il impose ses impératifs au savoir scientifique, voilà ce qui pose problème.

L’échec de l’implantation des SHS est souvent lié au contexte culturel dans lequel ont baigné les pays arabes durant le XXe siècle, au prisme d’un salafisme religieux et du technocratisme scientiste (Lardjane, 2008). Une greffe qui n’a pas pris en raison de la déconsidération de ce dit contexte historique et culturel. À plus fortes raisons, cet échec est en grande partie dû à la « contrainte institutionnelle » et à la résilience des États face à une contestation politico-religieuse. Dans ces considérations d’ordre politique, la fonction paradigmatique, que peut occuper l’étude du fait religieux et plus généralement les SHS, est « souvent moins liée à leur contribution réelle sur le plan épistémique, c’est-à-dire de l’accumulation du savoir savant, qu’aux finalités recherchées par des forces sociales en action sur l’échiquier politico-idéologique et qui procèdent à leur instrumentalisation «  (Remaoun, 2008)

En outre, l’imposition de l’islam comme une idéologie positive un système d’idée plutôt qu’un système de croyances a conduit à la construction d’une idéologie de la science sous l’égide de la double construction« authenticité »’aṣâla et « contemporanéité » mu‘âṣara. En 1971 le défaut de légitimité est boosté par des politiques scientifiques volontaristes. Ainsi est amorcée une réforme universitaire qui s’apparente à une purification et à une décontamination des sciences humaines françaises jugées aliénantes. Au lieu d’une décolonisation[3] des idéologies coloniales,  la décontamination nationale a mené à l’évacuation des contenus scientifiques et particulièrement des études relatives au fait religieux. Si les sciences sociales et humaines ont subi une purification et une réduction au technocratisme scientiste, les études arabes-françaises, autant que l’orientalisme, sont rejetées en bloc. Le rejet de la science coloniale a conduit à une rupture. L’apport heuristique et épistémologique moderne est exclu au bénéfice du rattachement à l’authenticité qui implique le retour à une science patrimoniale appauvrie et vidée de son contenu philosophique et subversif, notamment à partir de l’émergence de l’islamisme. Ainsi, les chercheurs algériens ont été privés de l’opportunité d’une accumulation des savoirs et de la perspective d’une décolonisation de la science coloniale et la construction de nouveaux paradigmes.

L’anachronisme selon lequel la séparation du magistère religieux et scientifique est une conception occidentale, due à la rupture entre la science et l’Église, est souvent évoqué, par le discours religieux dans les pays arabes. L’islam, lui, ne connaît pas cette confrontation. Si, en effet,  rien dans les textes sacrés ne s’oppose à la science, autant que la production savante de l’Âge classique musulman qui fût de loin plus libre et plus prolifique,  il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui le discours religieux s’impose comme un magistère religieux qui contrôle, récuse et impose des limites et des impératifs aussi bien à la recherche scientifique qu’a la pensée intellectuelle.

Il n’est peut-être pas exagéré de dire que la rupture entre les conceptions de l’islam globalisé et les SHS est le pendant de la rupture amorcée, à partir du XVIe siècle, entre les conceptions de l’Église et les découvertes de la physique. En témoigne, les procédés du concordisme familier à l’Age chrétien médiéval, qu’on tente d’imposer dans les axes de recherches en « sciences islamiques» pour concilier la connaissance religieuse et la connaissance scientifique. Filali-Ansary (2015) fait état d’une nouvelle fitna qui opposerait une réforme fondamentaliste à une réforme moderne.

Et pour conclure, et pour s’en tenir qu’à celles-là, nous posons les questions suivantes : pour combien de temps encore peut-on continuer à ignorer les avancées modernes de l’islamologie ? Est-il possible aujourd’hui de continuer à affirmer, dans les cercles universitaires et académiques, l’efficacité des méthodes de vérification de l’authenticité des chaines de transmission des hadiths ? Pour combien de temps encore peut-on ignorer les inspections de l’histoire critique dans les élaborations juridiques musulmanes ?Si nous sommes effectivement condamnés à l’importation de méthodes scientifiques, sommes-nous aussi condamnés à l’importation de produits intellectuels. Pendant que les programmes d’enseignement et les axes de recherches imposés par arrêtés ministériels continuent de fermenter, une « ignorance institutionnalisée». Ainsi, les politiques scientifiques sont un obstacle à l’émergence d’une quelconque réforme.

Ce sont les raisons pour lesquelles l’étude du fait religieux et plus généralement les libertés académiques et la liberté de pensée devraient être posées en termes du droit de savoir, ou plus précisément de droit au Savoir.  Mais aussi en termes de responsabilité scientifique voire d’intégrité scientifique et par conséquent de l’éthique scientifique.

 

[1]Benzine (2004), Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, Paris ; Abdou Filali-Ansary(2005) Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, La Découverte/Poche.

[2] Un statut souvent contesté notamment par la mouvance islamiste.

[3] Entendue comme l’éventualité d’« une redéfinition stricte des lignes de partage entre la science et le politique » : Thomas, Brisson, « Décoloniser l’orientalisme ? », Revue d’Histoire Humaines, 2011, 24, 105-129.

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