La contre-révolution ou la revanche des Oulémas

Juste après les fêtes du Centenaire de la colonisation française en Algérie, l’Association des Oulémas musulmans algériens fut créée. Se réclamant des idées des réformistes musulmans égyptiens et syriens à l’image de Mohamed Abdou et son disciple Rachid Rida, ainsi que Chakib Arslane, l’association militait pour un réformisme de « la nation musulmane » algérienne, loin « des croyances dites maraboutiques qui faisaient le quotidien des Algériens à l’époque ». Partisans d’une « désassimilation culturelle » et d’une « assimilation politique », les Oulémas n’ont pas pu transformer l’Algérie en une province arabo-musulmane sous l’égide de la France, contrarié en cela par les indépendantistes algériens. Mais leur rêve est resté vivace, jusqu’à nos jours.

« DÉSASSIMILATION CULTURELLE » ET « UNE ASSIMILATION POLITIQUE »

Promouvoir l’enseignement de la langue arabe et de l’islam est le principal objectif dans les premières années de la création de l’Association des Oulémas. Les Oulémas développent « un réseau d’école privées (madrasa-s) dans les mosquées ou dans les locaux mis à leur disposition par des mécènes ou financés par les dons des fidèles, qui contribue à alphabétiser en arabe un certain nombre d’enfants musulmans algériens. » Cette démarche semble venir en réaction aux enseignements francophones, vus comme une mission d’assimilation à la culture occidentale que se fixe le colonisateur français Toutefois, cette réaction, au départ timide, va progressivement se transformer en  un excès de zèle antioccidental où panarabisme et nationalisme culturel (musulman) sont exacerbés et font échos à une irrépressible volonté d’effacement de tout ce qui n’est pas arabe et musulman en Algérie. Par conséquent, deux visions en opposition exclusives émergent : culture française, langue française et laïcité vs culture arabe, langue arabe et islam.

L’idée fondatrice de l’Association des Oulémas ne date pas de 1931, mais elle remonte à 1901, année où fut décrétée par l’État français la loi sur le droit de former des associations. Dans cet élan, le Cercle Salah-bey fut fondé en 1907 à Constantine, par El Mouloud, élève d’Abdelkader El Majjawi, précurseur du réformisme musulman en Algérie. Le Cercle, inauguré par Abdelhamid Ben Badis dans l’Association pour l’Éducation et l’Instruction Professionnelles des Enfants algériens (1930), se fixait pour première mission l’alphabétisation-arabisation des Algériens. Cette « quête de centralité » a inévitablement entraîné l’AOMA vers le champ politique. « La porosité entre les mouvements, les passages de l’un à l’autre ou les doubles appartenances s’observent de façon évidente à cette époque. Ainsi la Fédération des Élus comptait-elle de nombreux membres de l’AOMA dans ses sympathisants et il est connu que Ahmed Reda Houhou, célèbre écrivain membre de l’Association des Oulémas, était proche de militants communistes comme Chebbah Mekki, également membre de l’AOMA, avec qui il avait partagé, jeune, les activités d’une troupe théâtrale et d’une équipe sportive de Sidi Okba », écrit Courreye Charlotte, spécialiste des civilisations orientales.

À cette époque, le discours de l’Association des Oulémas, bien que sa cachant derrière des apparences culturelles et éducatives, se faisait principalement politique, non pas dans l’idée de fonder un état arabo-musulman affranchi de la tutelle colonial, mais un peuple qui a pour religion unique l’islam et pour langue unique l’arabe, en réaction aux « politiques assimilatrices » du colonisateur français. Ce discours peut se résumer en un hymne écrit par Ibn Badis : « Le peuple algérien est musulman, et à l’arabité il appartient ». De ce fait, l’Association des Oulémas, se situant dans un centralisme panarabiste panislamique accru, a totalement occulté l’histoire multimillénaire de l’Algérie, notamment ses dimensions berbère et juive. Toutefois, sur le plan politique, les Oulémas, contrairement au PPA qui, dès sa création, réclamait l’indépendance de l’Algérie, sont restés fidèles à la colonisation française en revendiquant une sorte de « désassimilation culturelle » et « une assimilation politique ».

LES OULÉMAS ET LA FRANCE COLONIALE : UN MARIAGE DE RAISON

Face à cette ambivalence des Oulémas, les autorités coloniales se sont également montrées ambivalente dans leur rapport à cette organisation. En effet, dans la mesure où le concept de la « Oumma musulmane » (nation musulmane) était pour le colonisateur un projet voué à l’échec vue la masse des scolarisations francophones et leur avancée significative, l’AOMA ne dérangeait pas la France coloniale. Du côté français, on estimait que l’idée panarabiste panislamique se fondant sur la non-reconnaissance, voire le dénigrement et l’effacement de l’histoire multiple de l’Algérie : la fracture s’est déjà opérée par le peuple en sein de lui-même, chose qui sera vérifiée aux dépends des Algériens bien plus tard.

Toutefois, l’étendue politique de la « mederssa » (école musulmane de l’Association) et ses enjeux libérateurs des « missions assimilatrices » du colonisateur inquiète la France coloniale. « Les discours et les actes de l’AOMA pour faire vivre la langue arabe et la religion musulmane en Algérie pendant la colonisation ont marqué le mouvement national. Outre les écoles développées sur tout le territoire, des cadres de l’AOMA participaient à l’Académie de la Langue arabe du Caire (al-Ibrāhīmī et plus tard, al-Madanī). C’est en tant qu’Oulémas algériens qu’ils furent invités au Congrès d’arabisation qui se tint à Rabat en 1961, sur une initiative marocaine et sous l’égide de la Ligue arabe. » Suite à ces activités, des cheikhs de l’AOMA qui gagnaient un élan de reconnaissance dans le Maghreb, plusieurs actions répressives furent lancées contre l’Association des Oulémas, à l’instar de la promulgation du « Décret Chautemps » le 8 mars 1938 et qui ordonnait des inspections et contrôles permanents des mederssa. La loi prévoyait l’octroi d’autorisations officielles pour l’ouverture des écoles, ainsi que la remise à l’administration colonial des rapports de suivis des programmes d’enseignements. La réponse des chefs de l’AOMA n’ pas tardé à venir ; leur alignement sur les valeurs premières du panarabisme panislamique transparaît même dans leurs réactions contre le Décret Chautemps publiées dans le journal El Bassair en avril 1938, qui considèrent que l’administration coloniale  «  sanctionne sévèrement l’enseignement [musulman], pour démolir cette personnalité islamique à la racine, l’éliminer intégralement ». En août de la même année, les Oulémas renchérissent : « Le but du décret […] est l’arrêt en chemin de l’islam et de sa langue. »

Aussi virulente soient les réactions des Oulémas face à la promulgation du Décret Chautemps, l’AOMA est restés « politiquement correcte » et n’envisageait son projet d’ « arabisation-islamisation » de la société algérienne que dans le cadre de l’État français. Entre les Oulémas et la France coloniale, c’est un mariage de raison. Georges Hardy, recteur de l’Université d’Alger à l’époque, observateur avisé des courants politico-religieux au sein de la colonisation française, écrit : « Ils [les Oulémas] sont […] trop imbus de du dogme coranique pour laisser de côté la politique, et trop directement endoctrinés par l’Orient pour ne point concevoir l’État sous la forme d’un nationalisme théocratique. Ben Badis […] traite de la ‘‘Nation musulmane algérienne’’ et fait pressentir qu’elle deviendra « un pays libre et indépendant », sur le modèle de dominations britanniques. Pourtant, et réserve faite de certains écarts de la langue qu’en aurait tort de prendre au tragique, ils ne déclarent pas la guerre à l’autorité française ; à côté de ce plan qu’ils dressent d’une cité future, ils envisagent des accommodements, ils plaident pour des réformes toutes pacifiques qui auraient seulement pour objet d’élargir la place de l’islam dans la vie du pays. »

Le projet des Oulémas de transformer l’Algérie en une province arabo-musulmane sous l’égide de la France, contrarié par les indépendantistes Algériens qui ont réussi à déclencher une guerre pour la libération de l’Algérie et obtenir l’indépendance du pays, ne sera cependant pas disqualifié. Bien que les Oulémas aient revendiqué l’assimilation politique pendant plusieurs décennies et ne se sont rangés du côté du peuple algérien en lutte pour son indépendance qu’en 1956 à l’occasion du congrès de la Soummam, leur projet d’islamisation-arabisation de l’Algérie  n’a pas perdu de son prestige en 1962. C’est ainsi qu’à l’indépendance de l’Algérie, Houari Boumdiène, en mal de légitimité politique que son coup d’Etat contre Ben Bella n’a pas pu lui conférer, s’est allié avec les Oulémas et leur a livré l’Algérie pieds et poings liés. « Après avoir interdit la chaire berbère à l’Université d’Alger, il [Boumediène] lance la construction des instituts islamiques pour être les bons papiers des Oulémas, menés par le Cheikh Taleb El Ibrahimi, père du futur ministre de l’Education, Ahmed Taleb El Ibrahimi », écrit Mohamed Kacimi dans Dissidences : chroniques du Hirak. Ainsi, ce que l’AOMA a échoué sous l’égide de la France coloniale l’a réussi sous la bannière du boumedienisme et de l’État national. En à peine soixante ans d’indépendance, l’Algérie a plusieurs fois failli être emportée par les dérives de l’arabo-islamisme pensé par les Oulémas et imposé par Houari Bouemdiène. Malgré les dérives génocidaires de l’arabo-islamisme dans les années 90, les autorités algériennes continuent à entretenir ce monstre à plusieurs têtes en le mobilisant contre les volontés d’émancipation démocratiques des Algériens. Combien de temps cette panne historique durera-t-elle encore ?

 

Bibliographie :

COURREYE Charlotte, 2020, L’Algérie des Oulémas. Une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991), Paris, Éditions de la Sorbonne, 536 p.

COURREYE Charlotte, « L’école musulmane algérienne de Ibn Bâdîs dans les années 1930, de l’alphabétisation de tous comme enjeu politique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 136 | novembre 2014, mis en ligne le 24 juillet 2014, consulté le 16 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/remmm/8500 ; DOI :https://doi.org/10.4000/remmm.8500

SAADI Said, La guerre comme berceau, Tizi-Ouzou, Frantz Fanon, 2020.

Mohamed Kacimi, Dissidences : chroniques du Hirak, Tizi-Ouzou, Frantz Fanon, 2019.

 

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